Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Gabriel Darriulat

Voltaire, une figure de l’engagement militant des Lumières

Voltaire, a figure of militant Enlightenment commitment
Condorcet, Vie de Voltaire, édition, préface et notes de Linda Gil, Paris, Payot et Rivages, « Rivages poche Petite Bibliothèque », 2022, 301 p., EAN 9782743657215.

1La Vie de Voltaire, rédigée entre 1783 et 1789, a été publiée au printemps 1789 dans le dernier et soixante-dixième volume des Œuvres complètes de Voltaire de l’édition Kehl, dirigée par Condorcet et Beaumarchais. Le texte se présente comme un récit biographique visant à défendre la figure du patriarche de Ferney face à ses contempteurs, tout en restituant sa place dans l’histoire des progrès de l’esprit humain.

2Cet ouvrage constitue la seconde « vie » de Condorcet, après la publication de la Vie de Turgot en 1786. Si cette dernière apparaît comme un manifeste de l’ambition réformiste de Condorcet, la Vie de Voltaire s’impose comme l’hommage d’un disciple au chef de file du parti des philosophes. La lecture de cet ouvrage constitue pour cette raison un jalon indispensable à la pleine compréhension de la figure intellectuelle de Condorcet.

3Nous ne pouvons donc que saluer la réédition bienvenue, orchestrée par Linda Gil, de ce texte crucial en format poche par les éditions Payot & Rivages. Outre les rééditions des Œuvres de Voltaire au xixe siècle qui l’ont reproduite, la Vie de Voltaire a été rééditée à trois reprises au cours du xixe siècle, une fois isolément en 1822 aux éditions Brissot-Thivart, et les deux autres fois au sein des éditions des Œuvres de Condorcet, publiées respectivement en 1804 (Brunswick-Paris, 21 vol. in-8) et entre 1847 et 1849 par Élisa O’Connor et François Arago (Paris, Firmin Didot, 12 vol. in-8). Les éditeurs s’étaient néanmoins toujours contentés de restituer l’ouvrage sans aucune annotation critique ou préface. La dernière réédition de l’ouvrage, publiée en 1994 par les éditions Quai Voltaire et dotée d’une préface d’Élisabeth Badinter, est aujourd’hui épuisée. Dans sa préface, Élisabeth Badinter y décrit l’histoire des relations entre les deux philosophes et fait de l’ouvrage « l’hommage d’un fils » (titre de la préface) au patriarche de Ferney. Le texte de Condorcet se trouve ensuite restitué sans aucune annotation critique.

La Vie de Voltaire de l’édition Kehl

4Dans cette réédition, Linda Gil offre pour la première fois de véritables annotations critiques au texte qui en facilitent considérablement la lecture. Dans ses notes, l’éditrice propose de rapides biographies des personnalités, célèbres ou non, évoquées par Condorcet, elle fournit de précieuses indications chronologiques souvent absentes du texte, et elle résume les évènements historiques nécessaires à son intelligence.

5Outre ces notes précieuses, la préface constitue la principale originalité de cette réédition. Linda Gil situe la Vie de Voltaire dans son contexte éditorial, qui est celui de la monumentale édition Kehl des Œuvres complètes de Voltaire. Il faut ici rendre hommage à l’excellent travail d’érudition de Linda Gil. L’auteure a pu s’appuyer sur ses propres travaux pour inscrire le texte de Condorcet dans l’histoire de « l’une des plus grosses entreprises de librairie du siècle. » (p. 13) Sa thèse a en effet été consacrée à l’édition Kehl des œuvres de Voltaire. Elle a récemment fait l’objet d’une publication aux éditions Honoré Champion (2018). Grâce à ces recherches, la Vie de Voltaire n’est plus lue exclusivement comme un hommage isolé de Condorcet, elle apparaît également comme la dernière pièce d’une aventure éditoriale majeure de la fin du siècle des Lumières.

6Dans sa préface, Linda Gil nous apprend que la Vie de Voltaire clôt un travail éditorial débuté immédiatement après la mort de Voltaire et dont l’objet était d’imposer une nouvelle image du patriarche, symbole de l’engagement militant et pédagogique du parti des philosophes. La biographie de Voltaire par Condorcet apparaît à l’auteure comme une étape clé du processus de glorification du philosophe, qui trouvera son apogée lors de son entrée au Panthéon en 1791 sous la Constituante.

7L’ambition d’une édition exhaustive des œuvres de Voltaire marque l’originalité du projet. L’édition Kehl intègre notamment la correspondance de Voltaire, recueillie à la suite de l’appel de Beaumarchais dans le Courier de l’Europe le 7 juillet 1780. Ces lettres ont été mobilisées par Condorcet comme des ressources précieuses pour la rédaction de la Vie de Voltaire. L’ambition d’exhaustivité de l’édition Kehl se reflète dans cet ouvrage qui doit aussi se comprendre comme « un guide à l’usage du lecteur » (p. 17), lui permettant de s’orienter dans la multiplicité des œuvres du patriarche.

8Il est cependant regrettable que la dimension de cette édition n’ait pas permis à Linda Gil d’approfondir certains thèmes évoqués dans la préface. Nous aurions par exemple voulu en savoir davantage sur les « allusions aux évènements révolutionnaires inscrites dans le texte de Condorcet » (p. 19) ou encore sur « l’opposition sans précédent » (p. 14) provoquée par le projet d’édition des œuvres de Voltaire à laquelle Linda Gil fait référence. Enfin, cette réédition aurait également pu profiter des manuscrits de la Vie de Voltaire qui se trouvent à la Bibliothèque de l’Institut à Paris.

La Vie de Voltaire dans l’œuvre de Condorcet

9Quel est l’apport principal de la Vie de Voltaire à l’intelligence de la pensée de Condorcet ? Linda Gil voit juste lorsqu’elle affirme dans sa préface qu’en écrivant cet ouvrage le philosophe mathématicien « esquisse sa propre théorie des progrès de l’esprit humain » (p. 18). Dans la Neuvième époque de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet évoque le rôle joué par Voltaire dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. Le patriarche de Ferney n’a pas découvert de nouvelles vérités, il a en revanche contribué à diffuser plus largement des vérités philosophiques jusqu’alors réservées à un petit nombre d’hommes.

10Cette diffusion des lumières ne procède pas par la transmission d’un savoir, mais par la communication d’une nouvelle forme de sensibilité, que Condorcet résume sous l’expression de « sentiment de l’humanité », et qu’il définit comme « une compassion tendre, active pour tous les maux qui affligent l’espèce humaine, d’une horreur pour tout ce qui, dans les institutions publiques, dans les actes du gouvernement, dans les actions privées, ajoutait des douleurs nouvelles aux douleurs inévitables de la nature » (Condorcet [1795], 1998, p. 230). Ce sentiment trouve sa source dans les principes de la philosophie pour Condorcet, de sorte que le ressentir revient à acquiescer à la vérité de ces principes. L’œuvre voltairienne a participé à l’avènement des principes défendus par le parti des philosophes parce que, sous la multiplicité de ses formes littéraires, elle a contribué à faire connaître à un très grand nombre de lecteurs l’authenticité du sentiment de l’humanité.

11La rédaction de la Vie de Voltaire a certainement été l’occasion pour Condorcet de découvrir ce rôle joué par l’œuvre voltairienne. Il n’est pas anodin que le premier trait de sa description du caractère de Voltaire soit précisément son amour de l’humanité : « On peut le compter parmi le très petit nombre des hommes en qui l’amour de l’humanité a été une véritable passion » (p. 222). L’ouvrage a l’ambition de décrire la manière dont Voltaire est parvenu à communiquer ce sentiment à son public, par la création d’un style d’écriture unique, accessible non seulement à « l’élite des philosophes », mais également au « peuple des lecteurs » (p. 228).

12Cette interprétation de l’œuvre voltairienne par Condorcet témoigne de son optimisme à l’égard du délicat problème de la diffusion des lumières dans la société. Ce problème a fait l’objet d’un chapitre remarquable d’Antoine Lilti, intitulé « Peut-on éclairer le peuple ? », et tiré de son ouvrage L’Héritage des Lumières (2019). Dans ce chapitre, l’auteur dégage un paradoxe propre à l’âge des Lumières : pour que l’on puisse éclairer le peuple, encore faudrait-il que celui-ci, en tant que public, soit capable de reconnaître ceux qui sont en mesure de l’éclairer. Pour Condorcet, Voltaire incarne la possibilité de résoudre ce paradoxe, car le propre du génie littéraire de Voltaire est d’avoir su se faire reconnaître par le public.

13Pour montrer la manière dont cette thèse traverse la Vie de Voltaire, nous allons suivre le programme que Condorcet annonce dès la première page de l’ouvrage :

La vie de Voltaire doit être l’histoire des progrès que les arts ont dus à son génie, du pouvoir qu’il a exercé sur les opinions de son siècle, enfin de cette longue guerre contre les préjugés, déclarée dès sa jeunesse, et soutenue jusqu’à ses derniers moments (p. 29).

Voltaire et le théâtre

14Pour Condorcet, le génie artistique de Voltaire s’est d’abord exprimé au théâtre. Le corpus théâtral du patriarche de Ferney occupe une place de choix autant dans la Vie de Voltaire que dans la structure générale de l’édition Kehl qui lui consacre ses neuf premiers volumes. Condorcet se révèle être un excellent connaisseur du théâtre français, parfaitement informé des principaux débats ayant animé l’art théâtral au xviiie siècle. À ses yeux, Voltaire dramaturge a apporté à l’art tragique « les seuls progrès qu’il ait faits depuis Racine » (p. 229). Son principal mérite consiste à avoir uni la poésie et la philosophie, communiquant par le médium de l’art les vérités de la philosophie à un public qui lui était encore rétif. L’Orphelin de la Chine prouve selon Condorcet « qu’un grand poète peut quelquefois décider les esprits flottants entre d’anciennes erreurs et les vérités qui, pour en prendre la place, attendent qu’un dernier coup achève de renverser la barrière chancelante que le préjugé leur oppose » (p. 127). Le théâtre participe à la diffusion de la vérité philosophique par le partage d’une sensibilité qui est propre aux philosophes et que Voltaire a parfaitement su communiquer au public. L’œuvre théâtrale du patriarche de Ferney témoigne que les « spectacles forment en quelque sorte un lien entre la classe des hommes qui pensent et celle des hommes qui ne pensent point » (p. 55).

Voltaire devant l’opinion publique

15Pour Condorcet, Voltaire symbolise l’influence que les hommes de lettres sont parvenus à acquérir sur l’opinion publique dans la seconde moitié du xviiie siècle. Aux yeux du philosophe mathématicien, l’espace public forme un territoire à conquérir, un lieu où des camps luttent pour l’hégémonie sur l’opinion commune. Cette lutte revêt une fonction politique cruciale car, selon Condorcet, l’opinion dirige toujours l’autorité détenant le pouvoir législatif1. Pour établir une politique rationnelle, il faut donc en premier lieu rationaliser l’opinion.

16Condorcet ne défend pas une vision monolithique et naïve du public. L’opinion publique est souvent qualifiée de vague, changeante et sujette aux préjugés. Le public se caractérise également par sa dimension passive, son absence d’autonomie. Il ne se forme que lorsqu’il est appelé à se prononcer. Le public ne peut par conséquent jouer un rôle politique positif qu’à la condition que des hommes éclairés soient à la fois prêts à défendre une cause et à la rendre publique. Dans ce but, ils doivent posséder suffisamment de talent pour communiquer efficacement leurs idées. Les grands combats de Voltaire dans les affaires Calas, Sirven, d’Étallonde ou La Barre, incarnent ce moment dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. La Vie de Voltaire suggère que ceux-ci ont eu lieu à une époque où les principaux rivaux des philosophes, le camp ministériel et les parlementaires, avaient échoué à rallier l’opinion publique. Condorcet décrit la manière dont le patriarche de Ferney a tiré profit de cette absence de concurrence. Une nouvelle fois, Voltaire a su mettre ses talents d’écrivain au service de la philosophie, en joignant « des écrits plus courts, séduisants par le style, propres tantôt à exciter la pitié, tantôt à réveiller l’indignation publique » (p. 155).

La guerre contre les préjugés

17Si Voltaire a su entraîner un public, il a également contribué au ralliement d’un parti, celui des philosophes, dans la lutte contre les préjugés, qui est conçue essentiellement comme une lutte pour la tolérance contre le fanatisme religieux et la superstition. Ce parti est d’abord celui des philosophes français au moment de l’aventure de l’Encyclopédie. Néanmoins, dans la Vie de Voltaire Condorcet accorde également un rôle central à la dimension européenne du projet des Lumières. Voltaire y est décrit comme le chef de file d’un groupe qui traverse les frontières, soudé par la défense de principes communs, et faisant corps autour de la figure tutélaire du patriarche de Ferney : « Il avait formé dans l’Europe entière une ligue dont il était l’âme, et dont le cri de ralliement était raison et tolérance » (p. 165).

18Cette extension spatiale de « l’âme » des Lumières se double d’une extension sociale. Voltaire est le philosophe qui, mieux que quiconque, a su « arracher aux préjugés » (p. 134) des hommes n’ayant pas le courage d’étudier les preuves de la vérité, grâce à son talent consistant à exprimer d’une façon simple les vérités de la philosophie dans des genres littéraires légers et plaisants, comme celui des romans philosophiques. Dans la Vie de Voltaire, Condorcet s’attarde sur l’utilité de Candide, qui a contribué à étendre la sphère des lecteurs d’ouvrages de philosophie en proposant des vérités accessibles à tous, conscient que « la justesse naturelle de l’esprit y [à l’étude] peut suppléer pour les vérités simples qui sont aussi les plus nécessaires » (p. 134).

19En définitive, cette édition de la Vie de Voltaire de Condorcet par Linda Gil offre un précieux guide de lecture, qui manquait jusqu’à présent aux différentes éditions de cette œuvre majeure. Elle participe pleinement au récent effort de réédition en format poche des écrits de Condorcet, qu’il s’agisse de sa Correspondance secrète avec Voltaire et d’Alembert chez le même éditeur (Payot et Rivages, 2021) ou de ses Conseils à sa fille (Folio Gallimard, 2022). Cette édition offre surtout un nouveau regard sur cette œuvre souvent méconnue de Condorcet, pourtant cruciale dans la trajectoire intellectuelle du philosophe.