« Il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous »
1Afin de montrer que Pascal n’est pas l’écrivain sombre et pessimiste dont la mémoire littéraire a retenu les traits, la présente étude fait le choix de convoquer la pensée phénoménologique pour peindre un auteur fermement résolu à énoncer les limites de l’homme tout en affirmant que cette finitude même n’est destinée qu’à être transcendée par une fin merveilleuse. En son corps, en son esprit et en sa volonté, l’être découvre en effet à l’aventure que ses limites sont réversibles ou, pour le dire autrement, que « l’homme passe l’homme ». C’est avec cette conviction fondamentale — « Pascal ne ressasse pas tant les limites de l’homme qu’il met au premier plan les efforts de ce dernier pour ne pas en rester à sa finitude constitutive » (p. 24) — que l’ouverture de l’ouvrage s’inscrit alors en un horizon marqué par l’empreinte de Georges Poulet comme de Léo Spitzer — « nous considérons la formule, au-delà de son contexte étroit, comme l’expression d’un étymon spirituel en vertu duquel l’œuvre de Pascal peut se déplier : comme un centre ou un noyau apte à figurer parfaitement la tension, le paradoxe, le mystère, inscrits en l’homme » (p. 27) — pour mieux cheminer sous l’élan de Jean-Louis Chrétien comme d’Emmanuel Falque — « le décentrement du point de vue vers un concept exogène à la pensée pascalienne ne vise rien d’autre qu’à montrer qu’à défaut d’avoir le terme, Pascal ne partage pas moins l’idée que la fin est constitutive de l’existence humaine » (p. 28). En méditant quatre pôles de finitude (temporelle, spatio-corporelle, intellectuelle et éthico-morale), les textes pascaliens semblent effectivement aborder sans crainte cette notion phénoménologique que la pensée moderne estime, à juste titre, cardinale et qu’ils nomment pour leur part, plus classiquement, « état », « nature », « condition », « misère » ou « vanité ».
2Le choix de distinguer limite et finitude est tout à fait louable, puisqu’il permet de penser autrement ce qu’est l’être en envisageant une réelle métamorphose de la finitude — à l’aune de la franche question « engage-t-il [Pascal] une déploration face à tout ce qu’il [l’homme] n’est pas et/ou une célébration ? » (p. 29) —, et la volonté de repenser le classicisme comme description et saisie de la chose même est un service fort appréciable que nous rend Pierre Lyraud :
C’est le signe, selon nous, de la force d’appel qu’a pu constituer l’œuvre de Pascal pour la phénoménologie du xxe siècle, et, à rebours, l’indice de la fertilité d’une lecture anachronique, si tant est qu’elle n’est pas incontrôlée : car pour peu qu’elle le soit, en effet, elle peut mettre en évidence 1. que l’œuvre de Pascal fonde consciemment ce qui nous apparait rétrospectivement comme phénoménologique, qui n’est dès lors pas un filtre arbitraire, mais un biais par lequel on peut percevoir la méthode pascalienne à nouveaux frais ; 2. qu’en ce sens, une des originalités les plus saillantes de Pascal est avant tout de décrire ce qui se manifeste à l’homme, dans toutes ses contradictions, ses paradoxes, son incompréhensibilité, ses excès ; 3. plus généralement, qu’il peut se faire que l’œuvre dangereusement nommée “classique” — trop facilement ainsi mise à distance — pose à sa façon des questions qui n’ont cessé d’être les nôtres (la lecture de Heidegger est à cet égard du plus haut intérêt) (p. 31).
3On pourra cependant regretter que la déclaration de méthode située dans l’introduction, au demeurant assez brève et prenant dès lors le risque de dérouter un lecteur familier de la littérature classique par un vocabulaire que l’on pourrait juger anachronique, ne mentionne pas explicitement sa source. L’ouvrage de référence sur les questions qui nous occupent (Emmanuel Falque, Dieu, la chair et l’autre, 2008), simplement cité en bibliographie mais jamais convoqué dans le corps du texte, nous aurait justement permis de mieux comprendre les enjeux du raisonnement, voire de mesurer les acquis et les lacunes des analyses de Pascal qui, en son intelligence remarquable, opère malgré tout quelques raccourcis – quoi qu’en dise le présent ouvrage, l’auteur demeure fasciné par le fini (opposé à l’infini et donc pensé, non en soi, mais selon une nécessaire préemption de l’infini sur soi) plus que polarisée par la finitude (condition positive de l’être qui n’entend ni ne présuppose aucun lien à une transcendance et se phénoménalise seulement en tant que telle) :
Celui qui pratique en phénoménologue les textes médiévaux y verra ainsi, et peut-être, ce qu’on n’y avait encore jamais vu – non pas que cela n’y était pas, mais parce que le soi du phénoménologue ne se tenait pas encore là où se tient précisément la chose même, c’est-à-dire dans le retrait de ce qui reste encore en attente d’être manifesté. […] C’est en effet moins dans ce qu’ils disent (quid) que dans la manière dont ils le disent (quomodo) que se tient l’attitude propre aux véritables penseurs. […] Pratiquer phénoménologiquement la philosophie médiévale ne revient pas à demander aux auteurs de répondre à nos propres questions – ils ont déjà assez à faire avec les leurs et nous avec les nôtres. C’est seulement, mais surtout, voir comment et en quoi ils ont eux-mêmes répondu aux leurs pour ainsi apprendre par eux à répondre aux nôtres. À ce prix, et à ce prix seulement, l’anachronique en philosophie révèle alors sa vocation prophétique, non pas en se contentant de relire l’ancien à la lumière du nouveau mais en interrogeant l’ancien lui-même pour nous apprendre nous aussi à faire œuvre de nouveauté (Dieu, la chair et l’autre, p. 19, 22 et 26).
4Il n’en demeure pas moins qu’il faut louer une recherche qui incarne tout son projet en des figures concrètes, non seulement existentielles (p. 32) mais encore stylistiques (p. 33), même si l’ensemble pourrait être encore mieux relié à des contenus tangibles d’expériences pour sceller sa pleine dimension phénoménologique et atteindre la « poétique de la finitude » liminairement promise au lecteur bénévole (p. 34).
5Existe-t-il malgré tout une véritable phénoménologie pascalienne ou, pour le dire avec Pierre Lyraud, « une poétique de la fragilité maitrisée » (p. 42) ? Il faut reconnaitre qu’il est parfois possible d’en douter lorsque l’on tient d’une part que « la disproportion n’indique pas que l’homme est sans lieu [mais] n’existe que pour un homme qui a un lieu [et] dont le lieu est comme néant au regard de l’infini » (p. 39) mais que l’on maintient d’autre part que « la bête figure la corruption ou la déchéance, indique un rapport douloureux au présent et s’oppose à la grâce qui, à l’autre extrême des possibilités, divinise l’homme au lieu de l’animaliser » (p. 49). Ne pourrait-on pas dire que Pascal lit Montaigne avec profit — cela lui fait dire qu’il est bon pour l’homme de se sentir entre l’ange et la bête, en une intéressante perception de ce que la phénoménologie nomme le monde commun — tout en étant trop lesté par une tentation manichéenne issue d’une certaine lecture de l’augustinisme — cela le conduit à séparer des ordres dans le monde, en une confusion gênante entre l’animal et la bête dont se garde la phénoménologie en ne pensant pas le péché partout ? Il est vrai que le philosophe se montre parfois très capable de pondérer l’irénisme thomiste grâce à une pensée de la modélisation dont use déjà Emmanuel Falque dans le chapitre « l’altérité angélique » de Dieu, la chair et l’autre :
[L’auteur] limite la fenêtre ouverte sur l’angélicité de l’homme. Il faut être fidèle à la finitude [car] rien n’est à proprement parler angélique en l’homme le cœur, organe de donation des premiers principes, se fonde ainsi sur ce qu’il trouve dans le corps qui l’incarne. L’ange est donc un opérateur, un modèle à partir duquel se pense le propre de la finitude (p. 68).
6Mais quelques passages de l’œuvre demeurent hélas pénibles sans que le présent ouvrage ne songe à en manifester les erreurs théologiques par quelques commentaires adéquats (une mention comme « cette catastrophe que fut l’Incarnation », p. 509, est assurément inacceptable comme telle). Or il appartiendrait justement aux principes mêmes de la phénoménologie de donner à voir la vision du monde qui peut faire dire « ceux qui naissent encore aujourd’hui sans être retirés de l’état de corruption par le baptême sont damnés et privés éternellement de la vision béatifique » pour en montrer alors toutes les limites et le geste déhanché, loin de ne citer un tel passage pour n’en conclure qu’à « une série d’antithèses sémantiques » (p. 77 — le refuge de l’analyse technique masquant fort mal ici la déroute ponctuelle d’un projet visant à affirmer que Pascal n’est pas un écrivain funeste parce qu’il pense une fin ouverte pour l’homme). En d’autres endroits, l’étude sait par ailleurs, et fort heureusement, épouser une clarté dont nous lui sommes reconnaissants :
Il n’empêche que la lettre est ambiguë sur ce point. Si la mort n’est pas naturelle au premier homme, pourquoi y a-t-il même horreur de ce qui ne saurait advenir ? Comment se représenter ce à quoi l’homme adamique n’est pas confronté ? Est-ce donc que ce soit la simple possibilité de la mort qui est horrible ? (p. 82‑83)
Son utilisation de ‘corps’ pour ‘chair’ laisse entendre mon précisément que chez saint Augustin qu’il y va pour le chrétien non d’une évacuation du corps mais bien d’une réorientation de son usage selon l’esprit. Le corps adamique permet d’envisager du moins un autre état du corps, un corps avant la chair (p. 84)
Le langage des Écritures ne quitte jamais l’horizon de la finitude (p. 100).
7Un enracinement génétique permet aussi de pertinentes remarques, tenant compte de l’elocutio en fonction de son inventio pour donner à voir un tracé pensant :
Un passage du fragment ‘disproportion de l’homme’, rayé, indique que la pesanteur du corps participait à son argumentation […]. Même rayée, on voit que la pesanteur est employée comme attribut du corps et obstacle à la connaissance parfaite le corps pesant sépare des substances spirituelles et enracine au lieu d’élever. Mais on voit aussi que la suppression de l’argument rééquilibre les fautes : dans la version finale, ce n’est plus tant le corps qui est accusé du fait de sa pesanteur, que le fait même d’être composé qui est relevé comme impossibilité ontologique de connaître le simple (p. 126).
8On apprendra même, chemin faisant, qu’il existe « quelques moments burlesques » dans « le discours du corps » chez Pascal (lecteur de Scarron) — même si ce sont tout de même de brefs instants, avec « un burlesque moins stylistique que tonal, ne consistant pas en une écriture disconvenante mais en la perception d’une réalité elle-même disproportionnée ou aberrante » (p. 140). On découvrira encore, et c’est apaisant, qu’une part doit être laissée à l’incompréhensible (en une très longue section qui, au risque de sembler fastidieuse — car les adjectifs « inconcevable », « irreprésentable » et « indémontrable » ne sont jamais au fond que des synonymes —, montre bien que cet impératif simultanément pratique et logique qu’est l’inouï mène Pascal vers une syntaxe résistante, faite de « cependant » ou de « néanmoins » à peu près constants — il y a donc stylème et philosophème). Voilà cette « rhétorique de la finitude » que recherche Pierre Lyraud puisque le but de cette parole est naturellement de cerner la propre condition de l’être au monde. Ainsi le paradoxe n’est-il pas une figure parmi d’autres mais un principe structurant, sans doute issu de la coïncidence des opposés en théologie : « Si l’homme n’est fait pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ? » (fr. 18) :
Il s’agit caque fois d’investir la violence même du langage pour travailler la surdité existentielle et théologique de son lecteur. La contradiction linguistique ne renvoie plus nécessairement à une impossibilité ontologique : elle dit bien plutôt un factum humain, celui de l’empiètement constant des contraires en l’homme (p. 184).
9Nous sommes effectivement face à une écriture qui veut parler au cœur — ce qui n’est somme toute pas une surprise à l’âge baroque (les termes de « fascination », de « songe » et de « regard surpris », fort convoqués aux pages 295‑305, mériteraient d’ailleurs d’être associés à cette période littéraire bien connue) — et qui reprend des lieux essentiels de la pensée classique (« il faut donc reconnaitre des façons d’être honnête, ou des modes de l’honnêteté, dont l’un d’eux est profondément articulé à la lucidité de la finitude », p. 445, répète Le Misanthrope ; « l’impératif de la lucidité à l’égard de sa condition brille dans tous les ordres », p. 503, reprend Les Maximes ; et « la difficulté ne s’oppose pas à la facilité mais la prépare en imposant à l’homme l’épreuve de ses limites », p. 534, paraphrase Le Moyen court). Mais c’est à cette occasion que l’ouvrage perd progressivement ses références phénoménologiques pour nombre de passages obligés de critique pascalienne.
10Les remarques sur l’influence de la pensée de Montaigne, en soi très phénoménale, nous semblent dignes d’être ici mentionnées (avec un essai de synthèse sur la question tout à fait bienvenu, aux pages 329-333). Un titre comme « la parole humiliée : poétique de l’énonciation inquiète » (p. 555) est au demeurant superbe. Mais quelques références perdent parfois encore la lecture : si l’on retrouve Heidegger dans Pascal, comme l’affirme la page 378, c’est que l’on n’a pas bien compris, à nos yeux, l’horizon bouché de la finitude qui compose l’orient du philosophe de Fribourg, puisque l’auvergnat, nous avait-on prévenu, pensait plutôt une finitude transfigurée ; et si l’on cite Jean-Louis Chrétien, comme c’est le cas en page 522, il faudrait ensuite éviter la demande, littéralement anti-phénoménologique, « de penser autrement qu’en terme de corps ». Il n’en reste pas moins que l’ouvrage nous offre une ample matière pour penser. C’est bien cela que nous attendons de la critique littéraire, par-delà les discussions légitimes que telle ou telle proposition peut engendrer.