Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Camille Declercq

Fragments d’un discours spirituel

Fragments of a spiritual discourse
Jean-Luc Giribone, Par-delà la sagesse. Comment vivre ?, Paris : Seuil, 2023, 150 p., EAN 9782021529531

« Mieux vaut renoncer
que tenir un bol plein d’eau. »
Tao-tö King, IX

« Chacun sa route, chacun son chemin,
Passe le message à ton voisin »
Ray David Grammont, dit Tonton David

1L’essai de Jean-Luc Giribone, Par-delà la sagesse. Comment vivre ?, est paru en avril 2023 au Seuil, maison d’édition qui favorise particulièrement les ouvrages de spiritualité, comme en témoigne la collection « Points – Sagesse » regroupant aussi bien des ouvrages sur les mythes et sur des textes des religions monothéistes, que des œuvres touchant aux spiritualités asiatiques. L’auteur, éditeur et professeur, « s’intéresse à la pratique spirituelle depuis plus de trente ans1 », et ses précédents essais, à la frontière entre littérature et sciences humaines, traitent de questions philosophiques telles que l’essence du rire ou le jaillissement de la vérité. Son dernier livre, issu de conférences données à la Maison de la méditation de Paris, décrit un parcours spirituel, allant du désarroi à une forme de certitude quant à l’objet même de cette quête. La démarche de Jean-Luc Giribone est pédagogique et œcuméniste (même s’il refuse ce terme, nous y reviendrons) : il s’agit de définir « la » spiritualité en général, de montrer ce qui rassemble toutes les voies spirituelles, que ce soit la pratique du tir à l’arc ou les Pensées de Pascal.

Le parcours d’un chercheur spirituel

2 Jean-Luc Giribone invite à suivre l’itinéraire d’un « chercheur spirituel » qui part en quête de « la » spiritualité, du dénominateur commun entre toutes les pratiques de soi. Pour ce faire, l’auteur crée un dispositif énonciatif équivoque ayant pour modèle revendiqué les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes : nous sommes invités à suivre un « je » qui n’est pas tout à fait Jean-Luc Giribone (ni tout à fait pas lui) mais « un personnage composite fait avant tout de sensations et de compréhensions subjectives, [...] nourri par des lectures, et enrichi par le dialogue de l’auteur avec des personnes intéressées » (p. 18). À cela s’adosse un choix éthique, un ton hérité de la lecture de Montaigne : être savant sans être pédant (« ce livre n’est pas l’exposé d’un savoir », p. 15), instaurer une douce familiarité avec le lecteur – nous nous interrogeons sur le zen au restaurant.

3 Le chercheur spirituel commence par s’étonner dans les premières pages – « Qu’est-ce que c’est ? » (p. 23) – en découvrant qu’il n’arrive pas à définir sa propre pratique : il se heurte au vague des formulations caractérisant la spiritualité. L’avant-dernier chapitre se clôt sur la création d’« un nouveau religieux » (p. 151) , c’est-à-dire une nouvelle manière de concevoir la transcendance. Tout au long de ce parcours, la pratique spirituelle est redéfinie à la faveur de quelques anecdotes biographiques et de parallèles avec des textes issus des sciences humaines : Jean-Luc Giribone cherche à se situer au « croisement d’une expérience subjective et d’une réflexion ancestrale ; et de formuler cette rencontre nouvelle dans les mots et les concepts d’aujourd’hui, en suivant le chemin d’un chercheur d’ici et de maintenant » (p. 19). Il souhaite faire comprendre que la spiritualité n’est pas un domaine parmi d’autres, mais une « dimension » (p. 153) qui enveloppe la vie entière, si l’on change sa façon de voir les choses. Ainsi, « tout a une potentielle valeur spirituelle » (p. 77), même les activités les plus quotidiennes, laver son bol par exemple (p. 122). Héritière des traditions occidentales et asiatiques, la quête spirituelle permet de « rejoindre le présent » (p. 51), entraînant un autre rapport à la vie.

4 Deux notions fondamentales structurent l’ouvrage : le cadre et la voie – la réflexion sur la première permettant d’aborder le seconde. Le concept de « cadre » est repris à Gregory Bateson et à Erving Goffman : les sciences sociales et la psychothérapie sont convoquées d’emblée pour penser ce qu’est un changement intérieur. Plus précisément, la prise de conscience des cadres dans lesquels nous vivons permettrait d’aborder la vie autrement, de se décadrer, de rire de notre situation – pour finalement accepter la discipline imposée par le cadre avec une disposition d’esprit renouvelée. Ainsi, après s’être défait du cadre, le chercheur spirituel découvre que cela peut être un catalyseur. Jean-Luc Giribone prend comme exemples l’art zen et l’exercice du kôan (p. 75-83) qui imposent un cadre arbitraire et rigide, pour susciter le satori, l’éveil du pratiquant. Ce sont les pages les plus réussies du livre en raison de leur clarté. La seconde notion, « la voie », occupe le dernier chapitre : Jean-Luc Giribone reprend ici la notion centrale du taoïsme (« Tao » signifie « Voie ») tout en rappelant qu’il s’agit d’une métaphore à « l’universalité immémoriale » (p. 112) que l’on retrouve aussi dans les premiers écrits chrétiens. L’enjeu autour de ce terme est capital puisqu’il s’agit de l’objet de la quête spirituelle, ce qui ne va pas sans difficultés conceptuelles car la voie est une « métaphore absolue », ne renvoyant qu’à elle-même, « un terme figuré sans terme propre, une image sans référent, une métaphore sans concept » (p. 113). Tout l’effort de l’auteur réside dans le fait de faire sentir au lecteur l’importance de cette image pour la pratique spirituelle alors même qu’elle se situe au-delà de la rationalité. La spiritualité ne se comprend que par rapport à la voie :

[...] une définition de la pratique spirituelle qui est la plus directe, la plus centrale, et peut-être la plus difficile à comprendre : elle est, tout simplement et tout essentiellement, ce qui permet l’accès à la voie ; elle en est la compréhension, la perception, l’expression, et elle en construit le chemin, qui est une pratique de soi. Elle est donc la voie qui mène à la voie... et qui, comme on s’en aperçoit en chemin, n’est autre que la voie même. (p. 115-116)

5L’auteur veut nous faire sentir « la texture de la voie » (p. 121) en décrivant l’intensité que la vie acquiert quand elle est traversée par elle. Dans cette perspective, la proximité entre la pratique spirituelle et l’expérience psychédélique est évoquée, pour ensuite les distinguer, ce qui donne lieu à une définition éclairante : « [La pratique spirituelle de soi] ne consiste pas à éprouver des sensations extraordinaires, mais à développer un rapport extraordinaire aux sensations qu’on éprouve » (p. 119). La réflexion autour de la voie constitue la clé, le point d’aboutissement de cet ouvrage puisqu’il s’agit du moment où le chercheur spirituel comprend véritablement ce qu’il recherche.

Flou générique

6 Le livre de Jean-Luc Giribone est manqué à plusieurs égards. D’abord, en raison du dispositif énonciatif présenté en introduction : le « je » annoncé n’apparaît finalement que peu, remplacé la plupart du temps par une troisième personne du singulier, par l’indéfini « on » ou par des tournures impersonnelles. Cette hésitation dans le choix des pronoms a pour conséquence un effacement de l’expression subjective, ce qui rend l’expérience racontée fort abstraite. Le « chercheur spirituel » (toujours appelé ainsi) manque d’incarnation, malgré les quelques excursus biographiques ; cette quête spirituelle reste lointaine, l’énonciation ne permettant pas l’identification du lecteur. En outre, Jean-Luc Giribone est à la fois trop absent et trop présent dans son texte. La première personne apparaît le plus souvent à l’occasion de jugements de goût ou de remarques métadiscursives (« Dire cela n’est pas du blablabla lénifiant », p. 91) par lesquelles il fait retour sur ce qu’il écrit afin de s’assurer les bonnes grâces du lecteur (lui aussi très présent dans le livre, pressenti comme critique potentiel). En somme, l’entre-deux choisi par l’auteur pour mener son développement a pour effet de tenir à distance un lecteur trop souvent prévenu contre lui-même.

7 Ce dispositif énonciatif instable va de pair avec un flou générique choisi sciemment, l’auteur souhaitant éviter d’écrire un manuel de développement personnel. Il cherche aussi à esquiver deux autres écueils : l’intellectualité excessive du traité et l’impudeur de l’autobiographie. Jean-Luc Giribone situe son livre en amont de tous les genres, pariant sur le fait que l’hybridité lui permettrait de toucher le plus grand nombre. Nous lisons donc un essai, au sens le plus vague du terme. De façon peut-être contre-intuitive, un sujet aussi vaste et difficilement préhensible que la spiritualité s’accommode mal d’une forme aussi lâche. L’aspect inclassable de cet ouvrage le dessert : l’auteur n’a pas su trancher entre formes objectives et genres favorisant l’expression d’une subjectivité, laissant ainsi le lecteur dans le vague d’une expérience désincarnée. Or, comme l’affirme Jean-Luc Giribone lui-même (p. 17), une expérience spirituelle est une expérience intérieure, elle engage puissamment la subjectivité. Ces choix formels, énonciatifs et génériques, sont des paravents empêchant le lecteur d’approcher véritablement ce qu’est une vie sous le signe de la spiritualité.

« Mais de quoi parle-t-il2 ? »

8 Le contenu du livre pose aussi de nombreux problèmes. L’horizon d’attente ouvert par le double titre, Par-delà la sagesse. Comment vivre ?, est déçu dès le premier chapitre : l’auteur ne cherche pas à nous apprendre à vivre et il ne parlera pas véritablement de la sagesse ; le sujet annoncé est remplacé d’emblée par une réflexion métadiscursive sur la définition de « la » spiritualité. Ce changement de sujet est expliqué à la fin du deuxième chapitre :

Une sagesse s’efforce de répondre à la question comment vivre ? – celle que nous nous posions au départ – alors qu’une spiritualité répond à la question où vivre ? – je dirais même d’où vivre ? À partir de quel lieu intérieur aborder la vie ? Notre interrogation initiale, et la façon dont nous abordions le chemin, sont donc débordées, dépassées, déconstruites : la recherche spirituelle modifie son objet, et amène à le redéfinir. (p. 106)

9Ce déplacement de l’enjeu du livre a quelque chose de gratuit : jamais l’auteur n’a cherché à répondre à la première question – ainsi, le dépassement annoncé n’en est pas un, il n’y avait rien à déconstruire. Plus encore, la distinction avancée sans prudence entre spiritualité et sagesse nous semble infondée : pauvre sophia qui se retrouve réduite à un ensemble de préceptes à appliquer ! La tradition philosophique est balayée pour être remplacée par une « révolution psychique » (p. 106) provoquée par la pratique spirituelle. Finalement, le lecteur en est remis à lui-même quant à la conduite à adopter dans la vie : « Les conséquences sur le contenu de l’existence viendront d’elles-mêmes, et sont de toute façon l’affaire personnelle de chacun » (p. 106). C’est comme cela que la sagesse se trouve dépassée par la spiritualité.

10Par ailleurs, Jean-Luc Giribone évacue dès l’entrée en matière la difficulté posée par le choix du singulier pour parler de spiritualité, et ne se confronte pas à la question de l’incompatibilité possible des spiritualités entre elles. Il épouse une logique synthétique, de rapprochement entre les traditions spirituelles orientales et occidentales, qu’il hérite vraisemblablement de Daisetz Teitaro Suzuki3. Toutes les pratiques spirituelles de l’humanité se rejoignent sans heurt ; plus encore, toutes les disciplines se confondent, aussi bien l’esthétique, la métaphysique que les sciences humaines. Tous les sujets se prêtent à la pratique spirituelle et l’auteur en aborde le plus possible : « il sera question dans ce livre de rituel, de transgression, d’addiction, d’humour, de cadre, de couleur, de religion, de sacré, d’ironie, de Salvador Dali, et d’autres sujets encore... » (p. 16). Il faut prendre au sérieux ces points de suspension.

11La profusion des thèmes abordés s’accompagne d’une multiplication des références issues d’à peu près tous les champs intellectuels : Chögyam Trungpa et Blaise Pascal tiennent les premières places ; suivent Foucault, Russell, Caillois, Freud, Koestler, Camus, Montaigne, Grotowski, Hegel, Laozi, Michaux, Sartre, Mallarmé, Heidegger, Kandinsky, auxquels il faut ajouter un anonyme : « Un intellectuel de renom me disait un jour... » (p. 29). Certains ouvrages de sciences humaines sont présentés de façon développée, ainsi des Cadres de l’expérience d’Erving Goffman ou du Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc d’Eugen Herrigel. Ces développements témoignent des qualités pédagogiques de Jean-Luc Giribone qui rend ces livres accessibles à la compréhension en quelques paragraphes. Cependant, la plupart du temps, les références littéraires et philosophiques ont une valeur décorative : « On pense à Pascal, à La Bruyère, à Baltasar Gracian, à Molière surtout » (p. 48). Ou bien, elles tiennent lieu d’arguments d’autorité : « le terme qui souvent s’impose est celui de sacré – Jack Kerouac, Robert Musil, Chögyam Trungpa, pour ne citer qu’eux, n’hésitent pas à l’employer » (p. 136).

12Le dernier chapitre sur la métaphysique est le plus problématique à cet égard. La formule de Nietzsche, « Dieu est mort », et le pari pascalien sont utilisés ensemble pour affirmer que la croyance et l’athéisme ne sont pas incompatibles (p. 146). Aucune interprétation de l’une ou l’autre référence n’est apportée. Suit un développement confus sur Dieu et « l’incompréhensibilité du divin » (p. 147) où il est difficile de démêler si Jean-Luc Giribone cherche en sept pages à défendre le christianisme ou à affirmer la nécessité de croire en-dehors de toute religion. Du reste, peu importe que le chercheur spirituel soit croyant ou incroyant puisque la voie accepte tout : « elle relève de la liberté intérieure de chacun, et la pratique spirituelle s’accommode de toutes car elle se déroule en amont de ce choix » (p. 149). Chacun sa route, chacun son chemin...

13En définitive, ce livre apparaît comme un mélange de spiritualité et de psychothérapie. Or, voilà peut-être son sujet rêvé : la proximité entre la pratique spirituelle et la pratique psychanalytique. Cette parenté est signifiée à plusieurs reprises : « La progression spirituelle, on l’a vu, se fait au prix d’un travail intérieur qui peut être long, et parfois difficile comme une psychanalyse, à quoi, par certains côtés, elle ressemble, nous allons le voir » (p. 101). Jean-Luc Giribone parle de spiritualité avec les termes de l’analyse psychologique : « si, au contraire, porté par la voie, il laisse se déployer l’énergie du moi, il peut tenter de la détourner vers d’autres fins que celles qu’il met directement en avant – c’est-à-dire, au fond, de le désinfantiliser. Vaste programme... trop vaste pour que je puisse l’aborder ici » (p. 132). Pourquoi ne pas s’arrêter plus longuement sur ce rapprochement ?

Écrire la spiritualité, voie sans issue ?

14Comment écrire sur un objet aussi brumeux que la spiritualité ? La lecture de Par-delà la sagesse. Comment vivre ? met au jour les difficultés inhérentes posées aux écrivains par un tel sujet. Posons d’abord une définition pour mieux cerner notre objet : la spiritualité désigne une expérience intérieure réfléchie, une mobilisation de l’esprit et du corps en vue d’une transformation intérieure. Or, au moins quatre difficultés se posent à celui ou celle qui veut transmettre une telle expérience : son caractère ineffable ; la réversibilité des concepts ; le risque d’énoncer des clichés ; finalement, la vanité d’une telle entreprise. D’abord, l’ineffabilité : il faut trouver les mots pour dire ce qui relève du plus intime, pour parler d’une expérience quasiment impossible à communiquer quand elle n’a pas été vécue. Il s’agirait de rendre claire une expérience singulière, extraordinaire, obscure pour le plus grand nombre. Deuxièmement, la réversibilité des concepts : la pratique spirituelle est un défi au langage, elle touche un au-delà des mots. Les contradictions s’annulent ou se renversent, tout et rien se confondent par-delà la sagesse – impression que confirme la lecture du Tao-tö king : « Les paroles de Vérité semblent paradoxales4 ». Ainsi, toute théorie paraît vouée à l’échec, et avec elle tout effort de généralisation, ce dont Jean-Luc Giribone a conscience : « Sur le chemin spirituel, on ne sait pas où l’on va ; et on le sait d’autant moins que ce qu’on cherche n’est pas de l’ordre du savoir, et ne peut faire l’objet d’une acquisition théorique » (p. 24). Troisièmement, le risque est grand de dire des banalités : les traditions spirituelles occidentales et orientales charrient nombre de lieux communs que l’écrivain doit éviter ou raviver. Enfin, la vanité d’une telle entreprise : à quoi bon écrire lorsqu’on a atteint cet au-delà de la sagesse ? Il n’y a peut-être plus rien à dire. C’est le choix des pacceka bouddha, les bouddhas qui atteignent le nirvana sans le dire à personne, sans enseigner après l’illumination5.

15Plusieurs méthodes s’offrent au chercheur spirituel qui persisterait à vouloir écrire sur la spiritualité. Pour un ouvrage universitaire, il semble nécessaire de ne pas s’attaquer à la connaissance universelle, mais de circonscrire spatialement et temporellement son objet d’étude comme le fait Pierre Hadot dans ses ouvrages sur la philosophie antique6. L’autre possibilité est d’assumer pleinement le récit autobiographique. Nous nous trouvons alors au plus près d’une expérience personnelle, sans détours, ce qui permet l’identification immédiate du lecteur. Yoga, récit d’Emmanuel Carrère paru en 2020, raconte la quête spirituelle de l’auteur que l’exercice de la méditation ne protège pas d’une grave dépression : « C’est un livre sur le yoga et la dépression, sur la méditation et le terrorisme, sur l’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire. Des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble. En réalité, si : elles vont ensemble7 ». C’est la première personne du singulier qui tient le livre ; elle permet d’éviter au lecteur l’impression de gratuité ou d’éparpillement. De même pour Le Royaume paru en 2014, récit dans lequel Emmanuel Carrère retrace la vie des apôtres en prenant appui sur les trois années durant lesquelles il a été chrétien fervent. Autrement dit, ces récits se justifient grâce au pacte autobiographique (Jean-Luc Giribone refuse d’y souscrire en brouillant les pronoms). Autre texte autobiographique qui échappe aux écueils énoncés plus haut, Pas dormir de Marie Darieussecq paru en 2021 : les insomnies de l’écrivaine se transforment par la lecture et l’écriture en expérience spirituelle. L’abondance de références à d’autres artistes n’est pas un travers ici parce que celles-ci sont articulées à une décision formelle : le morcellement est la loi du livre, reflet de l’insomnie qui déchire la nuit de part en part. Les œuvres citées et les photographies reproduites tout au long de l’ouvrage ne sont pas des ornements, mais bien plutôt les points d’accroche d’une vie éreintée.

16Comme nous l’avons affirmé, l’essai semble être un genre trop vague pour saisir « la » spiritualité. Deux ouvrages pourraient néanmoins tenir lieu de démentis. Tout d’abord, Les Choses comme elles sont. Une initiation au bouddhisme ordinaire, livre d’Hervé Clerc paru en 2011 : le journaliste réussit à tenir l’entre-deux entre expérience subjective et démonstration objective, entre l’expression du « je » et les connaissances érudites. Hervé Clerc, tout comme Jean-Luc Giribone, pratique une spiritualité qui requiert de délaisser son ego, d’où de probables atermoiements lorsqu’il s’agit d’écrire sur son expérience. Il parvient à trouver l’équilibre en donnant à un propos savant l’assise d’un « je » qui ne se cache pas derrière lui-même. L’illumination éprouvée dans sa jeunesse, cette « expérience sans commune mesure avec toutes celles qu’il ferait dans sa vie8 » structure l’ouvrage, elle est annoncée au début et racontée à la fin. Le reste du livre expose les principes fondamentaux du bouddhisme, prenant appui sur les textes traditionnels et sur les exégèses plus tardives. La réussite d’Hervé Clerc tient sans doute à ce qu’il se donne pour objet une pratique spirituelle particulière (déjà fort étendue), et non la spiritualité en général.

17L’autre livre qui s’impose, cité par Jean-Luc Giribone, est L’Expérience intérieure de Georges Bataille, essai paru en 1943. La différence cruciale entre Par-delà la sagesse. Comment vivre ? et l’œuvre de Bataille tient à la façon dont celui-ci affronte le caractère quasiment incommunicable d’une expérience échappant à l’entendement (alors que Jean-Luc Giribone l’élude). Au lieu de la masquer, Bataille fait part de son impuissance, met à nu le plan premier que devait prendre son texte et qu’il ne tiendra pas. Nous lisons ce qu’il reste d’une expérience intérieure ne pouvant être exprimée que de façon disloquée. Le traité philosophique laisse place à l’approfondissement angoissant de l’expérience intérieure, avec pour point culminant l’épiphanie de la rue du Four : « Je riais comme jamais peut-être on n’avait ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort9 ». L’essai de Bataille tranche avec le reste des ouvrages de spiritualité par sa radicalité, le sentiment d’urgence qu’il transmet au lecteur : « Absurdité de lire ce qui devrait déchirer à la limite de mourir10 ». Il va au bout des possibilités d’expression, sans être la dupe d’une incompatibilité foncière entre discours général et expérience intime, connaissance discursive et connaissance émotionnelle : « Ces énoncés ont une obscure apparence théorique et je n’y vois aucun remède sinon de dire : “ il faut en saisir le sens du dedans”. Ils ne sont pas démontrables logiquement. Il faut vivre l’expérience11 ». Jean-Luc Giribone ne dit pas autre chose, mais il ne nous fait pas sentir cette nécessité. Plus encore, Bataille prend le risque d’être incompris, allant jusqu’à provoquer le lecteur : « Pour qui est étranger à l’expérience ce qui précède est obscur – mais ne lui est pas destiné (j’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus12) ». L’obscurité n’est plus une entrave, mais la promesse d’un ravissement : « la nuit est aussi un soleil13 ».

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18 L’ouvrage de Jean-Luc Giribone pâtit sans doute de sa forme première que sont les conférences données à la Maison de la méditation : en effet, le brio de l’orateur et le lien avec son auditoire sont difficiles à retranscrire. Le double titre mensonger prête à confusion, les choix formels rendent l’expérience racontée trop abstraite : en un mot, le niveau de généralité de la réflexion lui fait manquer sa cible. Le récit d’une expérience intérieure exige un dispositif littéraire élaboré, un souci de composition à la mesure d’un tel sujet – sans doute par modestie l’auteur reste-t-il trop en retrait ou en surplomb. Cependant, il est possible que, n’ayant pas vécu cette expérience, nous ne soyons pas à même de reconnaître ce dont Jean-Luc Giribone nous parle. Mais, si nous l’avions vécue, si nous étions parvenus au-delà de la sagesse, quel besoin aurions-nous de (le) lire ?