La tolérance ou « ces hypothèses qui nous libèrent »
1Connu pour les Pensées diverses sur la comète1, Pierre Bayle est un philosophe, fils de pasteur, né en 1647 en Ariège et mort en 1706. Dans son œuvre, Bayle vise à démystifier la crédulité humaine ainsi que les « vérités » théologiques fondées sur la Révélation. L’un de ses ouvrages, le Dictionnaire historique et critique, publié en 1697, préfigure le mouvement opéré par le siècle des Lumières. Dans De Bayle à Hume, tolérance, hypothèses, systèmes, Gianni Paganini montre que Bayle examine les fondements et les implications des doctrines philosophiques jusqu’à aboutir à une forme de scepticisme, scepticisme qui n’a cependant rien de radical ou de « pyrrhonien ». Bayle considère en effet la raison sceptique comme une pratique du jugement « critique », comme une analyse de tous les dogmatismes, et en aucun cas comme une raison finissant par s’auto-détruire. En bref, le sceptique n’est pas étranger au rationalisme, et il est même possédé par une dynamis, habileté consistant à comparer les arguments et non pas à les faire disparaître.
2Contre toute attente, c’est au Livre biblique de Job que l’auteur fait référence pour présenter Bayle. Le Livre de Job, en effet, donne l’occasion de déplacer le récit biblique sur le terrain philosophique, de Saint-Augustin à Saint-Thomas d’Aquin, déplacement opéré sous d’autres auspices par la scolastique juive à travers le Guide des égarés de Maïmonide (1138‑1204), texte commenté par Bayle. Conte mythique pour Spinoza (ce qui signe l’audace du philosophe hollandais) mais figure philosophique pour Hobbes, le Livre de Job a aussi inspiré Bodin (1529‑1596) et Grotius (1583‑1618). Or de quoi est-il question dans les analyses évoquées sinon du problème du mal, problème qui constitue le plus grand scandale que le « gouvernement divin » ait eu à traiter ? Existe-t-il plus de mal que de bien demande Bayle (à l’instar de Leibniz) à l’article « Xénophanes » du Dictionnaire ? La toute-puissance divine est-elle compatible avec la liberté humaine, interrogation posée par Leibniz en référence à Job ? En critiquant sévèrement Jurieu2 et sa théologie, Bayle n’en reconnaît pas moins qu’il pourrait exister une « volonté cachée » de Dieu, à savoir la propension à couvrir le péché, en d’autres termes à être l’auteur même du péché, idée scandaleuse et inadmissible. Le Dieu de Leibniz n’est pas dépourvu non plus d’ambiguïté puisqu’il suppose que les décrets divins englobent d’ores et déjà (volonté antécédente) trahison et péchés à venir (Adam, Judas), tandis que, d’après Bayle, le mal est la conséquence inéluctable de la « volonté » divine : c’est tout l’échafaudage de la justification philosophique et théologique de Dieu qui s’effondre ainsi. Enfin, Dieu est-il dépositaire du « droit d’affliger » ou du « droit de punir » ? Comment concilier la bonté de Dieu et la dimension punitive de ses « interventions ? Dans tous les cas, Gianni Paganini insiste sur le renouvellement de la problématique du mal dans la théodicée de Leibniz comme dans la philosophie de Bayle, problématique reprise par le xviie siècle après avoir été laissée en suspens.
Tolérance et morale
3Bayle traite de la tolérance en particulier dans le Commentaire philosophique de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer3, et par ailleurs dans le Supplément du commentaire (1788). À l’instar de Malebranche, il rationalise le logos divin : ce qui est moral et juste pour nous l’est aussi pour Dieu. Intrinsèquement immorale, l’intolérance dénie la liberté de conscience, « conviction » partagée par la raison divine comme par la raison humaine, devenues ipso facto homogène (avec le risque d’ « humaniser » Dieu). L’exigence de Bayle, dans tous les cas, est de fonder une morale universelle, c’est-à-dire de donner un contenu à une métamorale : la morale universelle procède de la lumière naturelle, ce pour quoi les athées eux-mêmes peuvent se révéler « moraux ». Se heurter aux dogmes du christianisme n’engendre pas pour autant de scepticisme moral, sachant que la morale ne perd pas sa dimension prescriptive. Ce sont par ailleurs des « raisons » morales qui pourraient disqualifier toute tentative de penser, à l’instar de Malebranche, un Ordre moral voulu par Dieu. D’après l’oratorien, en effet, la société civile doit obéir aux lois de la « société céleste », même si l’obéissance à la loi de Dieu doit nécessairement prendre place dans le monde des lois humaines. C’est ainsi (et de façon parfois ambiguë) en s’inspirant du « rationalisme » théologique de Malebranche que Bayle élabore une morale « naturelle » susceptible de soutenir l’idée d’équité et de tolérance. Le rapport de Bayle à Malebranche se révèle d’ailleurs souvent ambivalent, Bayle admettant d’une part le rationalisme théologique de son inspirateur - qui combat contre l’intolérance — mais essayant d’autre part d’en renverser les présupposés. L’on pourrait même affirmer que Bayle rationalise la théologie là où Malebranche théologise la philosophie. Et si les conséquences politiques dégagées de leur conception de l’intolérance sont différentes — Bayle faisant de l’équité une « norme universelle et rationnelle » au-delà des valeurs liées à la croyance — les deux philosophes s’accordent sur les réponses à fournir à la question « Doit-on tolérer l’intolérant ? ». À l’instar de celle de Malebranche, la réponse de Bayle est triple, d’ordre politique (répression des intolérants) morale (condamnation du dogmatisme) et épistémologique (lutter contre l’exclusivisme de la vérité).
Tolérance, théologie et politique
4Au xviie siècle, la question de la tolérance relève à vrai dire du registre théologico-politique (Locke, Spinoza, Hobbes). Bayle, à la différence de Hobbes, Locke et Spinoza, refuse le contractualisme politique, mais refuse aussi le « complément » théologique auquel ces philosophes ont recours. Là où Hobbes consacre de longs développements dans le Léviathan aux principes de la « politique chrétienne », Spinoza radicalise l’exégèse de Hobbes et ôte tout contenu philosophique aux Écritures, alors que Locke redéfinit la doctrine chrétienne pour la rendre « raisonnable ». D’après Hobbes, par exemple, le souverain détient le pouvoir ecclésiastique comme le pouvoir politique, ce qui malmène la liberté de conscience. Mais l’insistance de Bayle à défendre les positions de Hobbes (accusé d’athéisme) signe le « déterminisme théologique » de l’auteur du Léviathan : Dieu est cause première de tout ce qui advient, y compris du péché des réprouvés. Quant à Grotius (1583-1645), il désamorce, selon Bayle, les conflits théologico-politiques en défendant l’État contre les ingérences ecclésiastiques (voir Sentiments de quelques théologiens de Hollande). Le juriste et théologien hollandais appartenait en effet au courant érasmien qui tentait de se soustraire aux rigidités du luthéranisme comme du calvinisme.
5Quel statut Bayle accorde-t-il pour sa part à la tolérance lorsqu’elle est insérée dans le dispositif théologico-politique ? Bayle pense pouvoir instaurer une tolérance théologico-politique en faisant valoir la dimension critique — rationnelle — de la philosophie. S’agit-il d’effectuer une rupture radicale entre théologie et philosophie en prônant par exemple une « république des athées » ? Bayle va bien au-delà puisqu’il propose de traiter les conceptions théologiques comme de simples hypothèses, ce qui bouleverse leur statut épistémique. Les dogmes sont considérés désormais comme des hypothèses plurielles et faillibles — et par là-même contingents. Ils sont jugés dépendant d’un libre décret de la liberté divine : la tolérance est à présent interne à la théologie. L’intolérance serait pardonnable à un parti qui « prouverait clairement ses opinions... », mais non à des personnalités dogmatiques se réfugiant dans l’immensité incompréhensible de Dieu. L’incertitude inhérente à la croyance religieuse est d’autant plus patente qu’il est impossible, selon Bayle, de venir à bout de l’interprétation de la Bible, les « faits » ne suffisant pas toujours à établir la foi. La Bible se manifeste autant comme index sui que comme témoignage à examiner (pour les protestants en particulier), et il est impossible de décider de la vérité du Premier Livre. Des différentes « sectes » se réclamant de la Bible, certaines sont dogmatiques (systématiques) et d’autres proches de l’humanisme, tels les théologiens de la Réforme (Mélanchthon et les Synergistes). Dans tous les cas, il est impossible de discerner les critères de la foi.
6C’est par ailleurs en mettant le statut de l’hypothèse à l’épreuve de la science qu’il est possible, selon Gianni Paganini, de se prononcer selon d’autres modalités sur la dimension hypothétique des dogmes religieux. Quelles mutations la notion d’hypothèse subit-elle dans ce contexte ? Bayle déplace l’hypothèse du domaine de la physique à celui de la théologie. Descartes est ici convoqué : n’affirme-t-il pas que Dieu peut se servir de différents moyens pour réaliser son œuvre, et que le monde se présente comme un texte à « déchiffrer » ? L’infini divin ne multiplie-t-il pas indéfiniment le nombre d’hypothèses possibles ? Dans les Principia, Descartes « relativise » d’ailleurs la puissance des effets en science physique au motif qu’ils peuvent être déduits de différentes hypothèses. Mais la garantie divine (dans l’établissement de la vérité) conserve en définitive toute sa légitimité puisque les hypothèses, dans le cartésianisme, font système, et que le « chiffre » de la nature est finalement décrypté. Bayle conclut de cet échange avec l’œuvre de Descartes que les sciences et la morale, en se limitant aux hypothèses et à l’expérience, n’ont rien à craindre du scepticisme, tandis que la religion favorise le « pyrrhonisme » le plus outrancier.
7Une autre figure de l’hypothèse, au demeurant, s’impose : celle de probabilité. Développée par La Logique de Port-Royal, la catégorie de probabilité exclut le critère d’évidence cartésien et permet de légitimer l’examen de conscience pratiqué par les protestants. Bayle en réfère également à Locke. Selon le philosophe empiriste, croyance et foi ne se fondent ni sur l’intuition ni sur la démonstration, mais bien sur la probabilité : « En général, plus on est instruit, moins on est porté à imposer aux autres ses propres opinions » (Essay Concerning Human Understanding). C’est d’ailleurs le jugement et non la connaissance, surtout quand elle est incomplète, qui suscite vraiment l’assentiment, idée déployée par Locke dans sa Lettre sur la tolérance. Mais sur ce point, Bayle, à la la différence de Locke, est loin de substituer la probabilité à la certitude de dans les matières douteuses, et se fait plutôt l’apologue de la liberté d’opinion, seule façon de « sauver » la probabilité et de vivifier le débat entre tolérance et scepticisme. Bayle revendique donc un anti-dogmatisme constant, celui qui oppose une opinion à une autre, mais l’affaiblissement épistémique de la croyance est compensé par l’affirmation de la liberté de croyance.
L’influence de Bayle sur Hume
8Si le xviiie siècle met en cause l’apraxie et l’inaction dont le scepticisme se rendrait coupable, Bayle, à rebours, réintroduit une relation entre l’apathie pyrrhonienne et l’adhésion au bios, c’est-à-dire à une « vie sans dogme ». Être « phénoméniste », i.e accorder aux phénomènes seuls un statut épistémique, n’exclut pas des implications éthiques. Le scepticisme maintient donc un lien entre incertitudes doctrinales et valeurs morales, « la pratique de la vie courante pouvant se passer de la connaissance de la nature des choses en soi » (p. 429). Bayle crédite Pyrrhon4 (dans l’article « Pyrrhon » du Dictionnaire) et ses successeurs de s’être affranchis de toute forme d’apraxie, malgré la revendication morale d’une indifférence face au monde. Si Bayle rétablit l’intégrité des mœurs de Pyrrhon, il pense néanmoins que le pyrrhonisme conduit d’une certaine manière à la dissolution du « moi ». Il peut même provoquer une « impossibilité existentielle » : « Il est difficile de dépouiller l’homme », affirme Pyrrhon. Entre pathologie de l’esprit, inadaptation sociale et comportement bizarre, les sceptiques inscrits dans le sillage de Pyrrhon ont suscité nombre de commentaires et d’incompréhensions. Ils sont critiqués autant pour leurs contradictions théoriques (la suspension du jugement pouvant viser leur propres énoncés) que pour leur rapport à la morale et à la religion.
9Mais qu’en est-il vraiment ? Ce qui caractérise en fait l’« attitude » sceptique, avec Sextus Empiricus5 déjà, c’est de dénoncer les apories résultant des tentatives de « fondation » de la raison, raison condamnée à vérifier à l’infini ses propres présupposés. Bayle et Hume6, mis ici en perspective, traduisent-ils les mêmes réticences face à la toute-puissance de la raison ? Selon le philosophe écossais, par exemple, la raison est bornée d’un côté par l’esprit humain (forcément limité), de l’autre par le lien intrinsèque entre imagination et croyance. L’originalité de Hume est de considérer que raison sceptique et raison dogmatique sont symétriques, autrement dit que la force du doute diminue en même temps que celle de la raison. Argument subtil qui, à l’instar de celui de Bayle dans l’article « Xénophanes » du Dictionnaire, permet de « dialectiser » les deux instances mentionnées, argument qui vaut d’ailleurs dans le domaine de la connaissance sensible, idées et sens se disputant la possibilité de connaître la réalité. Hume prend le scepticisme au sérieux, mais que nous en dit-il en définitive ? Le fait-il basculer du côté du pragmatisme (il faut vivre et agir malgré l’incertitude inhérente à la raison), ou du côté de l’induction théorique (la causalité naturelle est-elle aussi « rigoriste » que l’on pourrait s’y attendre ?) ? En d’autres termes, Hume adhère-t-il à une forme de « naturalisme psychologique », type de pensée permettant de « dépasser » le scepticisme ? D’après Gianni Paganini, l’auteur du Traité de la nature humaine (1739‑1740), ouvrage de jeunesse récusé en partie par Hume dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748), se méfie de ses doutes comme de ses convictions philosophiques, et ne s’immerge pas plus dans la croyance qu’il n’affirme l’impossibilité de la « certitude théorique » : il pratique donc un scepticisme « modéré ». Or c’est bien Pierre Bayle qui rend possible le passage d’un pyrrhonisme « excessif » à un scepticisme « académique ». Bayle accrédite la raison qui « opine », justifie des raisonnements à « appréhensions faibles », et accepte des jugements vraisemblables ou probables, ce qui l’inscrit sans ambiguïté dans une certaine tradition sceptique. Hume retient de Bayle (dans le Dictionnaire historique et critique) que le probabilisme n’est pas incompatible avec le scepticisme (proposition rejetée par Sextus Empiricus et par les pyrrhoniens), et qu’il donne même l’occasion de graduer son assentiment face aux circonstances de l’existence. L’on peut donc considérer que Bayle produit une forme de phénoménologie de la croyance : il s’élève contre la notion d’évidence (au sens cartésien) et lui substitue celle de « certitude », ce qui introduit une « variable d’ajustement » dans la conduite de la vie. En fin de compte, c’est le doute modéré des néo-académiques qui empêche de transformer la croyance en dogme. La philosophie de Hume, de ce point de vue, est méta-philosophique, puisqu’elle établit les limites du savoir philosophique sans en référer exclusivement au scepticisme. Il ne faut pas oublier, somme toute, que Hume est un philosophe empiriste, et qu’il introduit une équivalence entre l’apparence sensible et l’existence réelle, entre la possibilité de concevoir et la possibilité d’exister (p. 552). Pour conclure brièvement sur le rapport de Bayle et de Hume à la religion et la morale, rappelons que Bayle libère la morale de la religion alors que Hume demeure fondamentalement pessimiste sur la propension de la « nature humaine » à l’idolâtrie.
*
10Le titre même de l’ouvrage de Gianni Paganini, De Bayle à Hume, Tolérance, hypothèses, systèmes, suggère que le concept de tolérance est étroitement lié à celui d’hypothèse (et de système), qu’il s’agisse d’hypothèses scientifiques, morales et/ou religieuses. Il est vrai que le problème de la tolérance relève essentiellement de la sphère religieuse, et c’est donc de l’intérieur qu’il s’agit, d’après Bayle, de faire valoir la dimension hypothétique des dogmes religieux. Or, pour en montrer le caractère hypothétique, force est de mettre en perspective discours religieux et hypothèses scientifiques. La question de la tolérance s’articule ainsi à des considérations d’ordre épistémologique et met en exergue les rapports entre philosophes et « savants ». Quel est par exemple — postérieurement à Bayle — le rapport entre Hume et Newton ? Il est loin d’être univoque. Hume, à l’instar de Newton, refuse d’étendre au-delà des limites expérimentales la notion de « cause », et valide ainsi la physique newtonienne. Mais par ailleurs, Hume retourne l’épistémologie de Newton contre sa propre théologie : l’auteur des Principia ne fait-il pas coexister indûment des principes expérimentaux irréfragables (ne pas inférer des causes au-delà du domaine de la physique) et une tendance à amplifier ces mêmes causes, jusqu’à forger la représentation d’un Dieu et légitimer la croyance s’y rattachant ? C’est donc en partie contre Newton — dont il revendique pourtant la « philosophie expérimentale » — que Hume veut réhabiliter la dimension heuristique des hypothèses, comme s’y emploieront au xviiie siècle Émilie du Châtelet, Diderot et Condillac. Le paradoxe est que le concept d’hypothèse traduit autant une forme de contrainte expérimentale — jugée nécessaire dans la pratique scientifique — qu’une sorte de libertas philosophandi : les hypothèses sont, pour l’esprit, libératrices. C’est dans un ouvrage publié à titre posthume et anonymement en 1779 — Dialogues sur la religion naturelle - que Hume met en œuvre ses hypothèses et propose une cosmogonie inédite, qui se passe de toute intervention divine. A la différence de l’Enquête sur l’entendement humain (1748), les Dialogues ouvrent non seulement des perspectives sceptiques mais matérialistes, ce pour quoi Hume décida d’en reporter la publication après sa mort.
11Quel fut exactement fut l’apport de Bayle au scepticisme de Hume ? Selon G. Paganini, Bayle a suscité les positions philosophiques de Hume en « modernisant » la philosophie de Straton de Lampsaque, philosophe aristotélicien7. Bayle cite Straton — athée « dogmatique » — dans la Continuation des pensées diverses, afin de souligner qu’il est malgré tout plus difficile de faire changer d’opinion un idolâtre qu’un esprit imprégné d’athéisme. Mais Bayle ne prône pas pour autant un matérialisme athée inattaquable. Il semblerait plutôt qu’il adopte un « athéisme sceptique », et qu’il se range aux côtés des « athées de spéculation », c’est-à-dire de ceux qui nient l’existence de Dieu sans nier pour autant que le monde n’ait une cause. Les athées « déclarés », ainsi, sont paradoxalement des athées sceptiques : ils doutent de Dieu et en cela se distinguent des athées dogmatiques, comme le signalent non seulement Bayle mais aussi La Mothe Le Vayer (philosophe, 1588-1672) dans La vertu des payens. La question est-elle pour autant réglée ? Si l’on s’en tient aux analyses de Gianni Paganini, la tension entre la suspension du jugement et la « ferme persuasion » qu’implique la croyance subsiste dans les propos de Bayle. Mais n’est-ce pas précisément l’existence de cette oscillation qui est la « preuve » du scepticisme de Bayle, et qui l’éloigne en définitive des exigences de la foi chrétienne ? L’athée sceptique, in fine, tend à miner les certitudes reçues plus qu’à bâtir des systèmes alternatifs. En utilisant le scepticisme comme un instrument critique contre le dogmatisme, l’athée sceptique symbolise finalement la tolérance, une tolérance toujours menacée il est vrai par les impulsions « naturelles » de l’homme et, en ce sens, toujours difficile à soutenir.