Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mars 2024 (volume 25, numéro 3)
titre article
Gauthier Grüber

Une didactique qui reste encore à dessiner

A teaching that still remains to be drawn
Hélène Raux, La bande dessinée en classe de français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Paideia », 2023, 243 p.

1S’il ne fallait donner qu’un exemple, le succès auprès des scolaires du festival international d’Angoulême témoigne de la fortune de la bande dessinée auprès des enseignants de français. Peut-on pour autant parler d’un objet disciplinaire identifié et surtout maîtrisé par les professeurs ? Notre propre expérience professionnelle, la lecture des manuels comme les réactions des élèves nous permettent personnellement d’en douter. L’ouvrage d’Hélène Raux apporte de très intéressantes pistes de réflexion sur le malentendu scolaire autour de l’utilisation de ce média ambivalent. L’objet de l’autrice, qui reprend ici ses travaux de doctorat (thèse sous la direction de Brigitte Louichon et de Nicolas Rouvière, soutenue en 2019), n’est donc pas tant la bande dessinée en elle-même que « les discours et pratiques qui lui sont consacrés à l’école » (p. 10).

2L’introduction revient sur la polarisation du genre depuis les années 1970, entre d’un côté une bande dessinée populaire et de l’autre des romans graphiques qui paraissent plus légitimes. La bande dessinée est-elle de la littérature dessinée ? La critique est déjà revenue sur cette question propre à embarrasser le travail des enseignants. En premier lieu, il convient de renoncer à la question du rapport texte-image ainsi qu’à une grille de lecture du type linguistique, qui seraient toutes deux inopérantes. En réalité, la bande dessinée est un médium indépendant de la littérature classique, quand bien même elle reste en grande partie liée à cette littérature dans les discours officiels et officieux. Littéraire, la bande dessinée l’est du moins par la lecture livresque qu’elle demande, en opposition aux arts du spectacle. Qu’en est-il de l’objet disciplinaire ? S’il est difficile de quantifier l’utilisation de la bande dessinée par les classes, on reconnaîtra néanmoins son caractère pédagogique dans le développement de certaines compétences en lecture. À partir de ces quelques constats, Hélène Raux va apporter dans une première partie des « éclairages historico-didactiques » qui peuvent expliquer cet état des lieux, avant d’analyser avec beaucoup de finesse quelques pratiques enseignantes.

Naissance d’un malentendu

3Ce sont les années 1970 qui voient émerger la possibilité d’une lecture scolaire autour de la bande dessinée, notamment avec la « rédaction à partir d’un support visuel », même si la méfiance semble toujours de mise pour ce médium. En découlent de nombreuses crispations entre des tenants du classicisme littéraire d’un côté et des pédagogues rénovateurs de l’autre (pour schématiser quelque peu). Si elle parvient à être inscrite dans les programmes, la bande dessinée sera donc surtout considérée comme de la littérature distrayante pour les élèves, en opposition avec une culture littéraire classique. Il faut attendre les années 1980 pour voir un changement de statut accordé à la bande dessinée, notamment par l’introduction de « l’étude de l’image ». Si cette étude semble se limiter souvent au seul lien image-texte, il s’agit néanmoins d’une accréditation pour le genre qui trouve là une entrée en bonne et due forme dans les programmes. Une autre approche, multidisciplinaire celle-ci, celle de l’histoire des arts enseignée aux élèves depuis les années 2000, va contribuer à faire de la bande dessinée un objet d’étude à part entière. Hélène Raux souligne cependant que la bande dessinée reste mal ou peu définie et qu’il faut davantage y voir une invitation à illustrer une période historique qu’un objet artistique digne d’intérêt.

4Le mouvement d’intégration de la bande dessinée se fait donc en demi-teinte. Si elle est citée, elle n’est jamais étudiée que pour son caractère séduisant, pouvant de fait faciliter le travail de l’enseignant. On notera cependant, dans les recommandations de lecture, une évolution significative avec les programmes de primaire de 2002 qui proposent un travail sur le médium en lui-même (étude du cadrage, disposition...), évolution qui reste à relativiser puisque la bande dessinée disparaît des programmes de collège de 2008 avant d’être réintégrée en 2016. « Ces fluctuations traduisent sans doute une certaine hésitation quant à la place de la bande dessinée dans le cours de français, à mettre en relation avec la diversité des portes d’entrée de l’objet dans la discipline » (p. 49).

5Si l’on s’attache maintenant à la diversité des œuvres prescrites ou conseillées, on constate une progressive ouverture des programmes, qui furent longtemps dominés par les célèbres séries franco-belges. Les années 2000 voient ainsi l’arrivée des œuvres de Mac Cay ou Toriyama. Cependant, il semble nécessaire de parler d’intégration « segmentée » de la BD, car celle-ci n’est pas intégrée aux programmes du lycée général et technologique.

Revue des revues

6Hélène Raux revient également sur l’application de ces programmes par les enseignants, en s’appuyant tout d’abord sur les revues pédagogiques. Trois revues ont été retenues comme représentatives de la réflexion didactique contemporaine : Le Français aujourd’hui, Pratiques et Repères. Sans surprise, la place occupée par la bande dessinée se révèle fort modeste, et les articles qui lui sont consacrés sont essentiellement publiés, en corrélation avec les programmes, dans les années 1975-1985, puis de 2002 à nos jours. L’introduction de la bande dessinée dans la réflexion en didactique répond ainsi aux programmes novateurs des années 70. Il s’agit en quelque sorte de faire de la bande dessinée, médium quotidien des enfants, un tremplin vers une littérature plus classique. Rapidement, une lecture sémiologique s’impose dans les revues, avec une recherche de « codes digitaux » à l’œuvre dans la bande dessinée, cependant qu’une certaine méfiance perdure pour un médium encore perçu comme extra-scolaire, voire comme symbole d’un capitalisme abêtissant. À compter des années 80, la situation évolue : on accorde désormais à la bande dessinée « la capacité de nourrir l’expérience et la culture du lecteur » (p. 74). Des analyses plus fines des albums sont alors proposées par les revues, prenant en compte leur spécificité graphique. Désormais, les articles scientifiques traitent des différentes caractéristiques du langage de la bande dessinée.

7Cependant, la didactisation à proprement parler de la bande dessinée semble rester un point aveugle des revues. Les activités proposées autour de celle-ci sont souvent interchangeables avec d’autres médias et la présupposée facilité de la lecture en bande dessinée semble la destiner à des élèves en difficulté. On notera, de surcroit, que les articles étudiés par Hélène Raux dissocient la lecture des activités de création bédéistes. L’autrice formule à ce sujet une hypothèse qui parait pertinente : « La lecture littéraire, quand elle porte sur un support hybride comportant des images, se heurte sans doute à des habitudes de lecture de l’image qui restent marquées par une forte orientation sémiologique, et la réflexion didactique peine à surmonter ce hiatus » (p. 84-85). Les travaux actuels sur la « littérature médiatique multimodale » pourraient mettre fin à cette zone encore floue des études didactiques, mais les revues n’en font pour l’instant pas écho.

8Un troisième chapitre complète utilement cette lecture des revues en s’intéressant aux propositions de la Nouvelle Revue Pédagogique (NRP), ce qui permet notamment à Hélène Raux d’analyser « les lignes de force qui travaillent les représentations et les pratiques de la discipline concernant l’objet bande dessinée » (p. 89). La vénérable revue dispose d’arguments sérieux dans cet objectif, notamment celui de donner accès à de véritables utilisations en milieu scolaire du matériau bande dessinée. Le tableau exhaustif des œuvres citées par la NRP confirme un choix assez élitiste de la part de la revue avec un corpus d’albums majoritairement primés dans les festivals. « C’est donc une bande dessinée légitimée par un faisceau d’instances culturelles qui se voit intégrée aux supports de lecture scolaire dans les propositions de la NRP » (p. 100). Hélène Raux s’intéresse particulièrement au cas de l’adaptation de Brouillard au pont de Tolbiac de Mallet par Tardi. Si l’album n’a pas été primé, il multiplie « les gages de fréquentabilité » (p. 102) tout en apportant une plus-value à l’œuvre adaptée. Il s’agit ainsi toujours, on le voit, et notre propre expérience professionnelle le confirme, d’un regard « littéraire » porté sur la bande dessinée. En témoigne la frilosité des auteurs de la NRP à faire entrer dans leurs articles des œuvres plébiscitées par les élèves, comme c’est le cas pour les mangas. Il s’agit avant tout d’apporter à ces élèves le sens critique qui semble leur manquer dans leurs choix de lecture (la même remarque est à faire sur les adaptations de roman du type fantasy).

9Quelles sont les grilles de lecture maintenant proposées par la NRP sur les ouvrages sélectionnés ? La première approche, narratologique, suggère d’étudier les albums selon la construction de l’intrigue, sans se soucier de la part visuelle du médium étudié. A contrario, une lecture purement visuelle prend un double risque : celui de ne se soucier que du détail des cases sans aborder la structure de la planche ainsi que celui d’attacher l’étude du découpage d’un album à celui d’un film, la confusion entre les deux arts étant assez courante. Les lectures plus récentes, qui sont cette fois centrées sur la bande dessinée en elle-même, montrent que la terminologie et les attentes didactiques ne sont pas encore tout à fait stabilisées (quand la terminologie elle-même ne devient pas le seul objet d’étude, oubliant le sens de la page lue). Reste enfin la grille de lecture comparatiste quand le roman et son adaptation en album sont mis en perspective. Celle-ci est souvent l’occasion « de distribuer bons et mauvais points quant aux écarts relevés », sans « engager un dialogue ouvert entre des regards proposés sur la situation et les personnages » (p. 127).

La bande dessinée telle qu’elle est enseignée

10Comment avoir accès à une pratique véritable de la bande dessinée en évitant de recourir à un échantillon trop précis, notamment constitué d’amateurs maîtrisant parfaitement le genre ? Hélène Raux s’en tient à deux voies, légitimes il nous semble. La première est celle des blogs enseignants, avec le risque de ne considérer que des séquences expérimentées méritant aux yeux de leurs auteurs d’être partagées. La seconde est celle des événements culturels impliquant la bande dessinée qui ouvrent leurs portes à des enseignants qui ne sont pas forcément des spécialistes dans ce domaine.

11Pour les enseignants interrogés, la première vertu de la bande dessinée est de permettre l’accès à une lecture plaisir chez l’élève. C’est pourquoi « la lecture de la bande dessinée reste le plus souvent majoritairement ancrée dans l’espace des lectures autonomes et du travail personnel » (p. 137). Reste que cette lecture plaisir constitue également une alliée pour les enseignants qui peuvent se sentir démunis face aux élèves en difficulté. Une démarche fréquente analysée par l’autrice montre que la bande dessinée est au cœur de nombreux projets ; cependant, le mérite de ces projets sur le plan de la motivation des élèves n’est pas tant à chercher du côté du médium employé que du fonctionnement même de ces travaux décloisonnés.

12De l’aveu des enseignants, la bande dessinée reste donc un objet déroutant pour la didactique, à mi-chemin de l’étude de la littérature et de celle des arts visuels. On trouve ainsi de nombreux enseignants sur internet à la recherche de grilles de lecture pour leurs classes ; qui plus est, l’échantillon des œuvres citées montre peu de diversité et témoigne d’une méconnaissance du neuvième art, qui semble réservé à l’enfance. On ne s’étonnera pas dès lors de voir figurer essentiellement des titres qui s’inscrivent dans la tradition dite de la ligne claire (celle d’Hergé).

13Si l’on s’intéresse maintenant à l’intégration de la bande dessinée dans les progressions des enseignants, on s’aperçoit que le travail sur ce médium pose des problèmes de didactisation. Les enseignants ont ainsi l’impression de perdre du temps sur leur enseignement traditionnel. De fait, c’est essentiellement une étude du genre et de ses codes, en dehors du sens, qui est proposé aux élèves, avec des passages obligés dans toute séquence pédagogique autour de la construction d’une case, des onomatopées... À l’opposé, le travail sur la bande dessinée peut être l’occasion d’un travail purement narratif qui banalise le médium dans la sphère de la littérature et en oublie les spécificités. Deux activités proprement ancrées dans le domaine de la bande dessinée sont cependant présentées : celle qui consiste à remettre des cases dans l’ordre et remplir les phylactères.

Didactique de l’écriture et de la lecture de bande dessinée

14Dans le cinquième chapitre, Hélène Raux s’arrête sur des exemples concrets de production de bandes dessinées dans les classes. L’étape consacrée à la réalisation d’un scénario confirme la tentation littéraire des enseignants qui font construire à leurs élèves des canevas que l’on pourrait tout aussi bien retrouver dans la production d’écrits traditionnels. En d’autres termes, la bande dessinée est envisagée... sans dessin. L’analyse de séquences proposées par les enseignants montre cependant des compétences chez les élèves dans la composition visuelle de la page − quand bien même la compétence reste à affiner (elle est d’autant plus importante que la segmentation en cases est une activité complexe comme le montre l’analyse d’un projet). Qu’en est-il du bénéfice des actions menées en classe autour de la création de bandes dessinées ? Si quelques élèves semblent apprécier et se découvrir dans ces dispositifs, il apparaît qu’ils ne font que peu bouger les lignes pour l’ensemble de la classe, avec des résultats qui sont, pour les enseignants, en demi-teinte. Ainsi, l’hypothèse d’une activité permettant de favoriser le travail d’élèves en difficulté, se trouve contredite dans les faits. On s’aperçoit que les élèves sont surtout soucieux de réussir dans les aspects « manuels » ne nécessitant que peu de réflexion (recopier, encrer, couper...). In fine, la réalisation de bande dessinée « risque de produire des résultats décevants, voire d’entretenir les difficultés auxquelles elle a la réputation de pouvoir remédier » (p. 190).

15En ce qui concerne la lecture, Hélène Raux s’appuie sur une séquence de cycle 3 qui témoigne des difficultés d’enseignants pourtant expérimentés. L’œuvre choisie, les Contes de la ruelle du Nie Jun, participe à cette difficulté avec un glissement progressif dans un univers onirique muet, qui peut se révéler complexe pour les élèves. Les différents dispositifs didactiques mis en place par les enseignants sont ici présentés et analysés. Tous témoignent de l’engagement marqué des élèves dans la compréhension de l’œuvre. Cependant, on remarque chez les enseignants un certain inconfort face à la forme dessinée, à tel point que les relevés classiques d’éléments justifiant les interprétations des élèves sont ici omis. Cet inconfort tient en partie à un manque de culture de la part des enseignants qui s’avère déstabilisant pour qui veut proposer une analyse fine de la bande dessinée.

Une didactique toujours en construction

16La lecture de cet ouvrage sera donc d’un grand intérêt à la fois pour la recherche universitaire en didactique, en apportant des éléments finement analysés, mais également pour les enseignants du primaire et du secondaire qui trouveront matière à mieux appréhender ce médium qui peut tant leur apporter pour peu qu’on ne le réduise pas à de la sous-littérature. « La situation du médium à l’école engage [...] d’autres logiques que cette place secondaire dans le paysage culturel, puisque cette recherche a montré que même des enseignants qui, d’une part, lisent et apprécient la bande dessinée et d’autre part, sont convaincus de son intérêt pédagogique, déclarent ne pas savoir comment la travailler dans leurs classes : c’est que la culture professionnelle, la culture disciplinaire ne constituent guère la bande dessinée en un objet didactique stabilisé » (p. 216).