Questions à l’équipe de la revue COnTEXTES
Carla Robison — L’appellation « sociologie de la littérature » affichée sur le site de COnTEXTES me laissait toujours un peu perplexe parce que je suis encore dans une manière de voir très franco-française ; pour moi la sociologie de la littérature telle qu’elle est représentée en France est une approche externaliste. Comprendre cette tradition belge ou liégeoise qui mélange l’approche internaliste et l’approche externaliste est très éclairant. Vous n’avez pas mentionné la sociopoétique d’Alain Montandon. Comment est-ce que vous vous situez en fait par rapport à cette approche ? À propos des différentes traditions d’administration de la preuve, la méthodologie de l’approche internaliste se limite-t-elle à la citation comme vous l’avez dit ? Je pense aux protocoles que propose Alain Montandon dans son article sur la sociopoétique dans la revue éponyme1.
Valérie Stienon — Il m’a semblé adéquat de sous-titrer ma thèse Sociopoétique d’un genre panoramique2, et c’était avant même l’existence de la revue Sociopoétique. Chez certain·e·s autres chercheur·se·s aussi, comme dans l’étude de David Vrydaghs sur Henri Michaux, l’idée était vraiment d’étudier des formes dans l’espace des possibles et en particulier de plus petites formes, souvent déconsidérées, en appliquant la même acuité d’analyse qu’on pouvait avoir pour le texte à la sémiose sociale. C’était une sorte de dérivé de sociocritique, mais s’appliquant à des cadres génériques, davantage formels. La preuve n’est donc pas seulement la citation, mais une forme de poétique, plus large donc que de simples citations. On n’a jamais vraiment explicité cette sociopoétique, et le terme a eu d’autres postérités, auxquelles COnTEXTES n’est pas forcément liée.
Clement Dessy — Viala employait aussi le terme de sociopoétique des œuvres pour la science des œuvres. Le terme connaît en effet une pluralité de nuances et de définitions.
Denis Saint-Amand — Jean-Pierre Bertrand, notamment dans son approche des Complaintes de Laforgue, proposait quelque chose qui dialoguait avec cette approche sociopoéticienne. Je sais qu’Alain Vaillant n’aime pas qu’il y ait du « socio » là-dedans, mais ce qui se joue à Nanterre du côté de la poétique historique des textes modernes me semble correspondre aussi, en partie, à l’approche que Valérie et David Vrydaghs développent.
Vincent Berthelier — Vous avez dit que COnTEXTES apparaît à un moment où l’on sacralisait plus la littérature dans les études littéraires qu’on ne le fait aujourd’hui, ce qui en fait une entreprise particulièrement intéressante. Le SLAC, au contraire, arrive après et accompagne ce mouvement qui consiste à généraliser ces approches sociologiques du littéraire. Quand on a créé le SLAC, on se positionnait par rapport à ce qui était pour beaucoup d’entre nous notre formation via les classes préparatoires qui sont une instance très sacralisante, très formaliste dans ses approches. En arrivant à l’université, nous étions confronté·e·s à des approches beaucoup plus érudites, historicisantes, et l’épouvantail de départ s’est peut-être éloigné, étiolé. En revanche, la spécificité du SLAC est d’être une excroissance d’un séminaire « Lectures de Marx » et de venir d’un petit groupe avec une culture assez militante. C’est la question politique qui était la question initiale au SLAC avant qu’on s’intéresse de manière vraiment sérieuse aux approches sociologiques de la littérature et autres. C’est ce qui explique le fait qu’on accorde une importance particulière aux approches marxistes en tant qu’épistémologies. Ces épistémologies nous intéressaient donc pour leurs enjeux politiques, mais on se posait aussi la question des capacités émancipatrices de la littérature, de ses effets sociaux — question qu’on n’a jamais résolue par ailleurs, mais qui reste une problématique à traiter. Même si je comprends votre position de modestie, et je pense qu’on doit avoir la même, certains problèmes se posent et ne sont pas résolus avec quelques textes. Vous avez mentionné l’analyse de L’Éducation sentimentale par Bourdieu ; selon moi ce passage des Règles de l’art n’est pas vraiment articulé au reste. Bourdieu fait du Lukács avec sa sociologie bourdieusienne, là où Lukács faisait une analyse avec la sociologie marxiste. Bourdieu ne me semble pas vraiment discuter les implications sous-jacentes à cela ; il considère que si le texte de Flaubert est bon, c’est parce qu’il permet de mettre en récit de façon efficace, et plus lisible qu’un gros livre de sciences humaines, des rapports sociaux et donc des rapports de domination, et d’illustrer par-là la sociologie bourdieusienne, qui est une sociologie émancipatrice. De même, Balzac et Tolstoï sont censés illustrer sans le vouloir l’analyse marxiste, et donc être des livres émancipateurs, parce que l’analyse marxiste est émancipatrice…
Deux questions en découlent. D’un côté, il y a un rôle un peu particulier du ou de la critique. Dans l’approche de Lukács et dans celle de Bourdieu dans ce texte, il n’y a pas forcément l’idée que le public est à même naturellement d’évaluer les bons textes, c’est-à-dire ceux qui mettent en scène une sociologie juste, et les mauvais textes — Zola pour Lukács, par exemple. Le rôle du critique serait de confirmer que telle ou telle production littéraire est de qualité parce qu’elle correspond à une analyse sociale juste, d’établir un canon en fonction de cette exigence. Qu’en pensez-vous ? Il y a là un rôle du critique pour établir un canon en fonction de cette exigence.
Et d’autre part, comme ce texte de Bourdieu sur Flaubert ne me semble pas tout à fait articulé au reste des Règles de l’art, je me demande si le reste de la sociologie développée par Bourdieu est vraiment une approche émancipatrice. Sa principale vertu émancipatrice, c’est la désacralisation, or cette approche est d’autant plus répandue que la littérature est socialement de toute façon déjà largement désacralisée.
Clement Dessy — On a fait un dossier aux débuts de COnTEXTES sur la consécration. François Provenzano y avait contribué avec un article assez intéressant sur la consécration par la théorie, où il montrait qu’indépendamment de ce qui peut être dit par Bourdieu, l’exemple de Flaubert en sortait consacré, parce qu’entre autres validant un raisonnement. Il y a des effets de consécration qui sont opérés par la critique, nous en sommes tout à fait conscient·e·s : des écrivains comme Proust sont valorisés pour le regard social qu’il porte dans ses textes. Nous sommes aussi conscient·e·s, en choisissant un objet en tant que critique, que nous lui octroyons une valeur. Quant au fait qu’aujourd’hui la littérature est désacralisée : en Belgique, nous ne connaissons pas les classes prépas, on ne pense pas à ces institutions qui nous sont moins familières. On n’a pas une prétention d’universalisme, c’est une tendance qu’on note.
Est-ce que la sociologie de Bourdieu est émancipatrice ? Je me souviens d’avoir lu son dialogue avec Roger Chartier3 dans lequel il parle de sa présomption à dévoiler les règles afin qu’on puisse se les approprier, qu’on puisse aussi comprendre comment les choses fonctionnent. Évidemment pour le champ littéraire, ça n’a pas la même vertu, mais il y a pour moi quelque chose d’émancipateur en cela : comprendre, essayer d’élucider, de dévoiler le fonctionnement nous permet peut-être de lutter contre certains biais. Et concernant cette idée d’une sorte de sociologie innée de certains textes, un dossier a été réalisé récemment par Jean-Pierre Bertrand et Paul Aron sur cette question du sens du social, et du rôle de la littérature comme sociologie alternative4. On sent effectivement qu’il y a des corpus qui se dégagent là, accompagnés d’un effet de valorisation. On reste quand même très loin de ce qu’on pouvait faire il y a un demi-siècle dans la valorisation de l’écrivain.
Justine Huppe — Je crois qu’on ne doit pas aller trop vite à propos d’une désacralisation accomplie du fait littéraire. Il faut la reconnaître (dans l’enseignement, dans la recherche, dans la place générale qu’on accorde à la littérature dans l’espace social), certes, mais ne pas la prendre pour acquise, d’autant qu’elle se rejoue précisément parfois là où l’on prétend faire de la littérature une chose profane ou ordinaire. Le sacré est souvent résiduel (comme l’a encore bien montré Jérôme Meizoz5), on en trouve des traces à la fois dans des essais qui essaient de défendre le caractère subversif de la littérature, mais aussi dans des tentatives plus contemporaines de la connecter au monde social et politique. Face à ces formes d’adhésion, la sociologie peut toujours être utile.
Valérie Stienon — Est-ce le rôle du critique que d’émanciper ou pas ? Je ne peux pas m’empêcher de voir cette tendance d’une certaine sociologie à choisir des textes qui parlent du social, mais d’une manière un peu complexe, exigeant une élucidation dont seuls les critiques ont les clefs. Donc l’émancipation, elle est toujours très relative. Ce que Pierre Popovic assumait dans sa radicalisation de la sociocritique, c’est d’être l’herméneute qui trouve le sens du texte et qui se donne la liberté de trouver un sens parmi d’autres. Il y a aussi le biais qu’on a eu, de choisir des textes qui disent le social avec certains procédés, une forme de théorie du reflet améliorée qui permet au critique de se montrer malin en commentant, en disant « c’est pas tout à fait ce que vous croyez, c’est plus ambigu, ce sont des formes latérales d’ironie, etc. ». Des textes qui disent le social de manière satirique et allusive, c’était précisément mon corpus de thèse ! Il y a ce biais d’avoir ce type de textualité pour objet en sociologie de la littérature. Il me semble qu’il y a toujours, d’une manière ou d’une autre, une forme impensée ou non dite de retenue de l’autorité critique qui, elle, aurait les clefs pour élucider et joue de la question de la complexité, qui requiert sa compétence à elle.
Denis Saint-Amand — Dans le cours sur Manet, Bourdieu dit qu’il pourrait aussi faire des exégèses brillantes comme Genette, comme Barthes, dont il se moque en indiquant qu’il est facile d’être brillant de cette manière… Il dit que ce n’est pas ça qui l’intéresse, qu’il veut rétablir les conditions de production, montrer comment les choses ont été possibles à tel moment, comment elles se mettent en place, c’est-à-dire les logiques de constitution et les modes de transformation du champ. C’est peut-être ce qui fait que sa lecture de L’Éducation sentimentale paraît comme une sorte d’annexe.
Marion Leclair — J’ai deux questions. La première porte sur les rapports entre la théorie marxiste et la sociologie de la littérature. À vous entendre, on a l’impression qu’elles sont assez compatibles et que la sociologie de la littérature consiste à introduire une médiation supplémentaire en complexifiant le schéma marxiste parfois un peu simpliste de la théorie du reflet, en rajoutant donc la médiation du champ et une exigence de diffraction, même si elle existe déjà sous certaines formes, notamment chez Macherey, comme exigence de contradiction. À partir de ce constat-là, on pourrait alors tenir les deux ensemble, remonter de la lutte des classes ou du mode de production au champ ou à l’inverse redescendre en postulant qu’il y a un certain nombre de traits communs dans l’approche démystificatrice (peut-être plus qu’émancipatrice) et dans une approche sociale des textes comme rapport de force, que ce soit dans le champ ou dans la lutte des classes. J’ai pourtant l’impression que l’articulation des deux ne se fait pas tellement. Est-ce à cause de limites contingentes, de querelles de chapelle, de limites humaines, car c’est très compliqué d’être compétent à la fois sur le mode de production et sur la maîtrise du champ ? Est-ce que ce ne sont pas des options méthodologiques et idéologiques qui s’estiment mutuellement mais qui ne sont quand même pas tout à fait superposables ?
La deuxième question concerne les échanges avec le Québec, la Suisse et la France : comment se font-ils avec des pays dont les champs universitaires sont structurés différemment et où il n’y a pas de sociologie de la littérature ? Par exemple pour l’Angleterre, est-ce que c’est du côté de l’histoire de livre et/ou des Cultural Studies ? Avec le SLAC, nous sommes allés du côté des cultural studies, parce qu’on essayait de trouver ce qui s’approchait un peu d’une approche externaliste ou matérialiste en Angleterre.
Justine Huppe — A priori, j’ai l’impression que ce sont des approches qui peuvent être compatibles. On peut assez facilement faire des alliages Jameson-Bourdieu, sans considérer que c’est problématique. Par les mises à distance que Bourdieu a faites très régulièrement du marxisme, il y a aussi des petites régions disciplinaires qui se sont constituées en mettant à distance un certain nombre de références ou en considérant, qu’au fond, si on rajoute la complexité du champ, on n’a pas besoin de repasser pas des approches matérialistes. Mais il y a vraiment des textes où il est assez marxiste. Quand il parle du travail dans Les Méditations pascaliennes, je le trouve assez proche de ce que dit Marx de l’exploitation du surtravail. Le tout, c’est d’avoir en tête que la compatibilité doit se construire, qu’elle n’existe pas parfaitement d’emblée, mais qu’on peut la postuler pour répondre à une question ou un problème, au coup par coup.
Clement Dessy — J’aime l’idée qu’on a tous des limites matérielles. Quand on a reçu vos questions, on s’est dit « Ah ! tout ce qu’on doit encore lire, vite ! ». L’intérêt de faire dialoguer les lectures, c’est d’essayer — ce qu’on avait aussi essayé de faire avec le colloque sur les gender studies — de confronter des outils assez parents, qui ne sont pas contradictoires, mais pas pour autant interchangeables, qu’on ne pense pas, nous, à utiliser, mais qui collent quand même. On a pu en identifier un certain nombre, notamment sur l’axiologie et les savoirs situés.
Concernant le domaine anglophone, on sait bien que la French Theory a eu beaucoup d’influence aux États-Unis, et Bourdieu n’y figure pas vraiment. Mes collègues anglais·e·s impliqué·e·s en critique marxiste trouvent quelque chose de trop mécaniciste chez Bourdieu. Ce qui a le plus circulé, ce sont les travaux qui l’ont suivi, par exemple Pascale Casanova ; son travail a eu un impact certain dans le domaine anglophone. Mais si le travail de Casanova, quand il a paru en France, était très lié à Bourdieu et à cette volonté de sortir du champ français, il a été réinscrit dans d’autres cadres quand il a été traduit : celui des débats autour de la World Literature et des conflits entre les écoles de New-York et de Los Angeles, entre Emily Apter, David Damrosch et Franco Moretti. J’ai vu des travaux portant sur des écrivains gallois, comme Edward Thomas, ou des gens qui travaillent sur des écrivains irlandais qui recourent aux travaux de Casanova parce que ces derniers abordent la question des périphéries et défendent l’idée que penser la périphérie permet de mieux comprendre l’ensemble de l’espace transnational. Ceux qui travaillent sur le centre y recourent moins... Je pense aussi que des outils de Bourdieu ont circulé dans le domaine des arts visuels : il y a eu quelques manuels, par exemple The Art Rules de Paul Klein6.
Denis Saint-Amand — On n’a jamais reçu de propositions d’articles qui viennent du milieu anglo-saxon. On en reçoit en revanche d’Allemagne. Édouard Louis et Annie Ernaux, notamment, ont un certain succès dans les études francophones germaniques — les études de lettres françaises en Allemagne. Et puis, il y a tout le travail de Joseph Jurt sur Bourdieu7.
Clement Dessy — Là où il y a aussi une réception attentive, c’est en Amérique latine. Au Brésil, en Argentine, il y a énormément de traductions. La critique littéraire française y a beaucoup plus d’échos — mes collègues en Angleterre le reconnaissent aisément —, et on trouve beaucoup plus d’interlocuteur·rice·s sur ces méthodes dans les pays d’Amérique latine, pour des raisons que je ne m’explique pas nécessairement — sans doute cette question de périphérie. Outre l’attention qui y a longtemps été portée sur la recherche française, les modèles explicatifs de la périphérie leur ont fourni des cadres de compréhension du boom du roman latino-américain, et cela a pu entraîner une implantation des méthodologies.
Esther Demoulin — Quels sont les prochains numéros de COnTEXTES, les prochains chantiers ?
Valerie Stienon — Le numéro sur les Cultural studies est en cours d’évaluation. Il y a aussi celui sur les magazines (« Médiapoétique des hebdomadaires d’information (1950-1970) : histoire culturelle et humanités numériques ») dirigé par Marie-Ève Thérenty et Marie-Astrid Charlier, dans la continuité des études médiatiques et des rapports entre presse et littérature qui ont bien « pris » chez COnTEXTES.