Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mai 2024 (volume 25, numéro 5)
titre article
Philippe Bringel

« Un pot de confiture contraire aux lois »

Myriam Roman, Le Droit du Poète. La justice dans l’œuvre de Victor Hugo, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2023, 448 p., EAN 9782862727790.

1C’est un champ très vaste que Myriam Roman s’est donné pour tâche d’explorer dans Le Droit du Poète. L’ouvrage est consacré en effet à « la justice dans l’œuvre de Victor Hugo », et réunit sous ce thème à la fois un répertoire varié de personnages et de situations représentés par le poète et le romancier, un problème théorique auquel s’est confronté le penseur, et des expériences vécues par l’homme en tant que justiciable, avocat, témoin ou juge. Un tel programme implique d’examiner selon des perspectives diverses des documents très nombreux ; et aux difficultés qui peuvent naître de l’abondance des références s’ajoute le problème de la cohérence de la pensée de Hugo en matière de justice. De fait, si les grandes lignes en peuvent paraître claires, telle formule qui se présente chez lui comme définitive ne s’harmonise pas toujours avec les raisonnements auxquels il se livre par ailleurs, et ses idées sont au bout du compte moins nettement arrêtées que son ton le laisse croire. Dans ces conditions, une qualité importante du Droit du Poète, au-delà de l’ampleur et de la variété du matériau sur lequel il se fonde, tient à ce que tout en s’efforçant de proposer une présentation systématique de la pensée et de l’expérience juridiques de Victor Hugo, Myriam Roman y prend acte de ce que le droit reste chez lui essentiellement un « droit du poète » sui generis, un peu labile, avec ses contours propres et ses éventuels paradoxes. Au demeurant, si Hugo envisage la justice comme un problème qu’il convient de tenter de résoudre, il s’en faut qu’il fasse œuvre de juriste, de philosophe ou de magistrat : il est avant tout un homme de lettres qui a, en cette qualité, un intérêt poétique, pour ainsi dire, à ce que la solution se dérobe, puisqu’il peut alors, tantôt tranchant, tantôt doutant, représenter magistralement le grand jeu de l’ordre et du désordre qui fournit tant à son inspiration.

2Dans l’introduction de l’ouvrage, Myriam Roman explique que son entreprise se situe au point de rencontre de deux tendances contemporaines qui sont, d’une part, une certaine inflexion dans la réception de Victor Hugo, en qui l’on verrait désormais plus volontiers le champion de l’abolition de la peine de mort que le poète de « Booz endormi » et, d’autre part, un intérêt croissant pour l’étude des rapports entre le droit et la littérature. Parmi les diverses perspectives selon lesquelles on peut envisager ces rapports, Myriam Roman retient plus particulièrement celle qui consiste à examiner la façon dont les écrivains mettent à l’épreuve les normes du droit en les confrontant aux destins individuels de justiciables fictifs, souvent avec l’intention de montrer que ces cas d’espèce ne correspondent pas sans reste aux situations nécessairement générales prévues par les codes.

Penser le droit à partir de la Révolution

3Le chapitre premier constitue une mise au point historique1. Myriam Roman y propose un résumé des importantes réformes juridiques que la Révolution française a mises en œuvre (légalité rigoureuse de la justice, entreprise de codification, personnalité de la peine, instauration du jury criminel, entre autres), avant de rappeler que ce mouvement a été perturbé à la fois par l’Empire, qui a rabattu certaines des ambitions de la première Révolution, et – surtout – par l’épisode de la Terreur, dont l’ombre plane durablement sur le xixe siècle. En effet, observe-t-elle, la réflexion sur la justice prend, chez plusieurs auteurs du temps, la forme d’un diptyque opposant deux manières, ancienne et moderne, de concevoir le droit. Myriam Roman examine ce phénomène et ses variations dans quatre récits : Le Cabinet des antiques de Balzac, « Le Bonheur dans le crime » de Barbey d’Aurevilly, Mauprat de George Sand, et Quatrevingt-treize de Hugo. La première analyse développée que Myriam Roman consacre à Victor Hugo prend donc pour objet, comme il se doit, le grand roman de la Terreur, et plus particulièrement son dernier volet, où est mise en scène la « confrontation tragique », et l’apparente équivalence, de la justice d’ancien régime (représentée par la Tourgue) et de la justice révolutionnaire (dont la guillotine, érigée devant la forteresse, constitue l’instrument par excellence). Épisode tout ensemble nécessaire et monstrueux, la Terreur fascine le romancier ; mais Hugo, dans les réformes juridiques qu’il propose et en particulier dans son combat contre la peine de mort, apparaît plutôt (la fin du chapitre s’emploie à le montrer) comme « l’héritier de la première Révolution » et, en deçà encore, des Lumières.

Critique de la loi

4Intitulé « La justice, la violence et le sacré », le deuxième chapitre est consacré à un examen sous divers angles de l’effroi qu’inspire à Victor Hugo la persistance, dans la justice instituée, d’une forme de violence vengeresse, dont témoigne à ses yeux le terme de « vindicte » qui désignait alors ce qu’on appellerait aujourd’hui l’action publique2. C’est en particulier l’idée de la peine capitale qui, comme on sait, est odieuse à Hugo. Il recourt souvent, pour la dénoncer, à l’évocation de l’effet que provoque le spectacle d’une exécution (il parle d’expérience) ou la simple vue de l’instrument de la guillotine : c’est un choc, une sidération, dont le symptôme est un « frisson » (« qui l’aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons », écrit-il de la guillotine dans un passage des Misérables placé en exergue de ce chapitre). Il faut observer, avec Myriam Roman, la complexité de ce symptôme : son caractère strictement physiologique lui confère une force probante certaine (il est irrépressible), mais le prive aussi de toute valeur morale définie. C’est qu’au fond « l’échafaud, point de rencontre avec la mort, fascine et horrifie à la fois car il ouvre dans le réel une dimension mystérieuse et sacrée » (p. 98). Et de fait, le même frisson peut résulter – pour élargir à Quatrevingt-treize les suggestions de Myriam Roman – de rencontres avec des phénomènes aussi différents que l’architecture de la salle de la Convention (« un certain frisson se dégageait de cette salle »), la vue du marquis de Lantenac revenant sauver les enfants prisonniers de l’incendie de la Tourgue (« tous le suivaient des yeux, frissonnants ») ou la voix de Cimourdain confirmant l’arrêt de mort de Gauvain (« l’armée frissonna »), puisque aussi bien ces phénomènes, pour divers qu’ils soient, ont en commun d’être la manifestation d’une force transcendante aux hommes, c’est-à-dire, pour s’en tenir au vocabulaire de Hugo, d’être des prodiges. En imaginant que la justice qui s’exprime par de tels phénomènes est garantie par une forme de nécessité providentielle, Hugo rejoint à certains égards la pensée de Joseph de Maistre, dont le rapproche aussi une commune attention à la figure du bourreau ; mais la Révolution selon de Maistre est un châtiment que l’homme a mérité par ses fautes, tandis qu’elle est chez Hugo une étape nécessaire de la marche du progrès, voire, dans le vaste projet épique qui porte ce titre, le moment même de « la fin de Satan ».

5Hugo avait pour devise Pro jure contra legem (« Pour le droit, contre la loi ») : l’opposition des deux termes est, de fait, centrale dans sa réflexion sur la justice. Elle fait l’objet du troisième chapitre de l’essai de Myriam Roman. Celle-ci y rappelle, en partant de la préface (intitulée « Le droit et la loi ») du premier volume d’Actes et paroles et en montrant l’indiscutable cohérence à cet égard de l’ensemble des textes de Hugo, que « l’idiolecte hugolien oppose le droit, immuable, éternel, absolu, à la loi, humaine, faillible, transitoire et bien souvent imparfaite, suivant d’ailleurs une inversion du sens le plus courant de ces deux mots » (p. 143). De la loi, Hugo avait une connaissance très précise3 : le chapitre comporte des lectures de divers passages des romans au regard des codes pénal et civil qui le démontrent de manière convaincante. Quant à déterminer ce qu’il entend au juste par le « droit », c’est, comme le signale à juste titre Myriam Roman, une entreprise délicate : il faut aller chercher à la fois du côté du droit naturel et d’une « pensée de l’immanence » les motifs conduisant Hugo à supposer sur ce point un « sentiment » commun à tous les hommes (p. 145-150). Il est en tout cas certain que de nombreux justes parmi les personnages de Hugo sont amenés à prendre, au nom du droit, les plus grandes libertés avec la loi positive : c’est le cas, par exemple, de Mgr Myriel, de Jean Valjean, de Gauvain, ou encore, dans un autre genre, du Glapieu de Mille francs de récompense ; et qu’inversement, les représentants de la loi sont quelquefois confrontés à la manifestation évidente d’un droit supérieur qui les place devant des contradictions insurmontables pour eux : ainsi, entre autres, du scrupuleux Javert qui, selon le mot de Hugo, « déraille » parce qu’il se sent « de l’admiration pour un forçat », et qui laisse en guise de testament de déroutantes « Observations pour le bien du service » soigneusement analysées par Myriam Roman.

Juger comme à regret

6Il n’est pas facile de bien juger sur la base d’une loi aussi imparfaite. Le chapitre 4 du Droit du Poète s’ouvre sur une galerie de portraits de juges empruntés à la fois aux textes de Hugo et aux dessins que celui-ci a rassemblés dans le dossier marqué Poème de la sorcière : ces figures, caricaturales, montrent assez que Hugo avait peu d’estime pour ceux que leurs fonctions appelaient à rendre la justice en appliquant froidement (ainsi du moins qu’il lui plaît de représenter leur tâche) les dispositions des codes. Sa conception du droit l’amène à magnifier au contraire les justiciables poursuivis par les tribunaux, qui deviennent chez lui les martyrs de cette justice inique (tel Claude Gueux : la comparaison des comptes rendus parus dans La Gazette des Tribunaux et du récit de Hugo, entreprise par Myriam Roman à la suite de Paul Savey-Casard, fait apparaître la transfiguration que l’auteur, pour les besoins de la cause, a fait subir au condamné). Aux juges de métier, Hugo préfère d’ailleurs les arbitres, qui tranchent un litige en se laissant guider par le seul sentiment de ce qui est juste (façon de faire qui caractérise par exemple le père de Hugo, avantageusement mis en scène dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie). Lorsque sa qualité de pair de France l’a amené à connaître de certaines affaires criminelles, Hugo – témoin les notes recueillies dans Choses vues – s’est lui-même efforcé de juger conformément à ses principes, ce qui l’a conduit à voter bien souvent, avec une force de caractère certaine, contre la majorité : les pages dans lesquelles Myriam Roman étudie ce dossier sont particulièrement intéressantes en ce qu’elle y donne à lire en parallèle les récits des audiences tels que les publie La Gazette des tribunaux, d’une part, et le compte rendu par Hugo des délibérations correspondantes accompagné de ses propres réflexions sur l’affaire considérée, d’autre part.

7Le chapitre 5 est consacré à la question de la peine. Y sont notamment examinées, avant d’être rapprochées de leur mise en œuvre romanesque, les idées de Hugo en matière de prison. Ce sont là encore des conceptions très précises, fondées sur les visites qu’il a faites à la Conciergerie ou à la Roquette, et couvrant l’ensemble des sujets en jeu (parmi lesquels le travail en prison, l’architecture pénitentiaire, la nourriture des détenus, l’objectif poursuivi par la peine de privation de liberté et le point de savoir si elle parvient à l’atteindre ou non). Dans des pages claires et denses, Myriam Roman propose ensuite, conformément au titre en forme de question qu’elle a retenu pour ce chapitre (« Doit-on châtier ? »), une réflexion sur le principe même du châtiment tel que Hugo l’interroge. La justice se résolvant chez lui en un sentiment insufflé à l’homme par une instance transcendante, on s’attendrait qu’elle soit une prérogative de Dieu, lequel garantirait qu’au bout du compte tout soit bien pesé. Or voici qu’on rencontre dans « Ce que dit la bouche d’ombre » cette affirmation nette : « Dieu ne nous juge point ». On comprend donc que Hugo ne s’en remet pas à la doctrine chrétienne, mais conçoit bien plutôt, comme l’explique Myriam Roman, une « justice immanente » reposant sur la capacité qu’il prête à chacun de s’infliger le cas échéant une sorte de « châtiment intériorisé ». Le droit se confondrait ainsi avec la morale, et « le bon juge [étant] toujours chez lui celui qui fait grâce » (p. 337), il entrerait au fond une grande part de pitié dans l’acte de juger (si tant est que le mot soit encore exact). Les dernières pages de ce chapitre exposent les limites d’une telle conception, et Myriam Roman y montre aussi que Hugo n’était pas si naïvement optimiste qu’il n’ait lui-même exprimé ces limites, par exemple en représentant dans Quatrevingt-treize l’accablement de Tellmarch découvrant, après le massacre de l’Herbe-en-Pail, les funestes conséquences de la pitié qui l’a conduit à sauver Lantenac — ou encore en mettant en scène de façon à la fois grave et plaisante, dans le poème « Jeanne était au pain sec » auquel le présent compte rendu emprunte son titre, la feinte contrition du grand-père faisant mine de regretter la clémence dont il a fait preuve à l’égard de la « proscrite », à la grande indignation des tenants de l’ordre juridique, peu enclins à faire rimer « forfaiture » avec « confiture ».

8C’est au chapitre 6 que l’ouvrage, qui a dans ses premiers développements des allures de somme, devient un véritable essai. Sous le titre « Quel pouvoir pour l’écrivain ? », Myriam Roman y ordonne en effet selon plusieurs perspectives synthétiques l’important matériau qu’elle a rassemblé jusqu’alors. Elle propose d’abord un rapide examen « en diachronie » (p. 368) des idées de Victor Hugo en matière de droit, un parcours qui fait apparaître certains compromis (les circonstances pouvant justifier par exemple qu’on défende l’application de la « loi » à titre d’état provisoire du « droit » idéal), certaines constantes (l’importance que revêt le principe de la liberté, par exemple4), certains paradoxes aussi (la prépondérance volontiers donnée à l’infime, si bien que la mise en balance en quoi consiste le jugement aboutit souvent chez Hugo à ce qui est joliment appelé, p. 382, un « superbe déséquilibre »). Pour rendre compte de cette œuvre qui, tout en accordant une grande place à la justice, se méfie des juges, Myriam Roman postule que Hugo assume la fonction de « témoin ». La littérature est alors considérée comme une sorte de juridiction parallèle qui trancherait, pour ainsi dire en appel, selon les principes supérieurs du droit, les griefs qui ne peuvent être soulevés de façon satisfaisante devant les tribunaux institués, faute pour la loi de permettre, dans les cas dont il s’agit, une réparation équitable.

Droit et littérature

Rapprochements utiles

9Les rapports que Myriam Roman propose d’établir entre le droit et la littérature sont en somme de plusieurs natures. Une première perspective, qu’on peut qualifier de documentaire, consiste à rechercher, dans le domaine juridique, des informations qui permettent de mieux comprendre la lettre des textes littéraires : c’est celle qu’adopte Myriam Roman, par exemple, lorsqu’elle montre combien sont précisément fondés en droit tels détails d’un épisode de roman qui pourraient, si l’on ne bénéficiait pas de cet éclairage, sembler anecdotiques ; ou bien lorsqu’elle rapproche les développements théoriques de Hugo en matière de justice de ce qu’a été concrètement sa pratique juridique ; ou encore lorsqu’elle expose et confronte les idées que se sont faites de la justice divers auteurs du temps. Sur de tels sujets, Le Droit du Poète est une mine d’informations très précieuse.

10À d’autres moments, la perspective est pour ainsi dire poétique, c’est-à-dire que le droit est considéré non plus seulement comme un domaine dans lequel puiser des informations utiles à la compréhension des textes, mais aussi comme un principe plus largement déterminant dans l’œuvre littéraire. Il s’agit alors d’apprécier, par exemple, la manière dont les questions juridiques, même lorsqu’elles ne sont pas explicitement discutées, se reflètent dans la structure sous-jacente de tel épisode romanesque, dans la syntaxe de telle phrase particulière, dans le choix de telle métaphore. Bien représentée dans le livre de Myriam Roman, entre autres dans le cadre des analyses qu’elle propose des dernières scènes de Quatrevingt-treize ou des étranges « Observations » de Javert5, cette perspective, une fois ouverte, invite à d’autres développements encore. On pourrait voir ainsi, dans le choix de Hugo de mettre en scène la petite société charmante des enfants au cœur même de la « confrontation tragique » de la Tourgue et de la guillotine, la volonté de figurer un avenir idéal où chaque être aurait sa juste place et où l’équité serait une évidence : car le « Massacre de Saint-Barthélemy », s’il est un démantèlement, est aussi une distribution, et Hugo ne manque pas de nous faire savoir que René-Jean répartit équitablement entre son frère et sa sœur les pages déchirées du noble « bouquin ». Je pense aussi à la façon dont les phrases de Hugo accompagnent l’expression de l’apparent paradoxe d’une Révolution à la fois violente et bénéfique. Lorsqu’on lit ainsi dans Quatrevingt-treize, à propos de la salle de la Convention : « Tout cet ensemble était violent, sauvage, régulier. Le correct dans le farouche : c’est un peu toute la révolution », il semble que des questions relatives au « droit » (un mot auquel sont apparentés les adjectifs « régulier » et « correct ») sont exprimées par le rapport même entre la mesure de ces phrases et la démesure des assemblées qui se sont réunies dans la salle en question.

Distinctions nécessaires

11Lorsqu’elle propose de considérer que Hugo, dans cette sorte de procès qu’instruisent les œuvres littéraires, occupe la « position de témoin », Myriam Roman établit entre droit et littérature un rapport dont il n’est pas facile de qualifier la nature. Il s’agit en effet d’essayer sur les textes de Hugo une catégorie indiscutablement éclairante, mais qui ne s’applique pas à eux sans un certain jeu. Ce jeu tient, d’abord, à la grande diversité de statut des textes sur lesquels, conformément au projet qui est le sien dans l’ensemble de l’ouvrage, Myriam Roman s’appuie (romans, poèmes, discours, notes de type autobiographique) : une telle vue d’ensemble conduit naturellement à mettre sur le même plan des phénomènes différents, auxquels la notion de « témoin » correspond à des degrés ou dans des sens divers. Le dossier comporte ainsi des personnages fictifs de témoins représentés par Hugo, des passages où celui-ci recourt à la stratégie réaliste classique consistant à faire passer un épisode romanesque pour le récit d’un témoin direct, ou encore des textes dans lesquels Hugo témoigne d’événements réels auxquels il a assisté personnellement. Or le mot « témoin » peut certes servir à décrire chacune de ces situations, mais à condition de n’être pas ancré trop strictement dans le domaine juridique. Un juriste ne lirait peut-être pas sans étonnement, par exemple, que dans ces procès que les textes sont réputés instruire à la lumière du témoignage de Hugo, « même lorsque l’écrivain se place en juge, il assoit sa légitimité sur le fait qu’il est en même temps un témoin », ou encore qu’« y compris dans les postures affichées çà et là du juge ou de l’avocat, l’écrivain qu’est Hugo met en valeur une autre fonction sur laquelle il assoit la légitimité de sa réclamation en justice » (p. 387-388) : si, tout en étant principalement un témoin, l’auteur peut être aussi décrit comme un avocat, un juge ou un requérant, c’est que la notion de témoin ne convient pas tout à fait, ou du moins qu’elle est dotée dans un tel emploi de contours plus souples que dans le domaine du droit.

12La linguistique pourrait soulever d’ailleurs un grief du même genre. Car la grande labilité de la notion de témoin tient aussi à ce que Myriam Roman la rapproche, en invoquant des motifs étymologiques6, de celle de martyr (p. 398-401), ce qui l’amène à considérer que la « position de témoin » adoptée par Hugo comporte également une dimension métaphysique. Or ce n’est pas parce que « martyr » signifie « témoin »7 que la réciproque est vraie : le nom « témoin », en tant que tel, ne signifie pas « martyr »8. Il peut prendre ce sens dans certains contextes spécifiques, mais il me semble qu’il dépose alors, à bien des égards, sa définition proprement juridique ; et le raisonnement consistant à déduire de l’observation selon laquelle « chez Hugo, le témoin, historique ou judiciaire, se trouve être le plus souvent en même temps un martyr »9 l’idée générale que « le témoin renvoie à Dieu » me paraît prêter à discussion10.

13Un tel jeu tient certainement à ce que le droit et la littérature, s’ils ont en commun d’accorder à la langue une importance particulière, la font servir à des fins radicalement différentes. L’univers linguistique de Mallarmé (pour qui « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ») n’a guère à voir avec celui du Conseil constitutionnel (pour qui « l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, impose au législateur d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques »11). Or à deux pratiques aussi différentes que la création artistique et l’administration de la justice correspondent deux disciplines dont les méthodes sont nécessairement diverses : la réflexion littéraire, non seulement à l’égard de son objet mais quelquefois aussi dans sa structure même, donne beaucoup d’importance au style en tant que tel ; le raisonnement juridique, de son côté, a quelque chose d’algébrique. Une telle différence conduit dans Le Droit du Poète à des confrontations intéressantes, mais aussi, peut-être, à quelques malentendus. Par exemple, lorsque le Code pénal de 1810 énonce ce qui suit : « L’infraction que les lois punissent des peines de police est une contravention. L’infraction que les lois punissent de peines correctionnelles est un délit. L’infraction que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante est un crime », il définit simplement, dans des dispositions préliminaires, les mots qui seront employés dans les articles suivants ; qualifier de telles définitions de « circuit clos et vicieux » au seul motif qu’elles « renvoient, non à des faits extérieurs, mais au texte seul de la loi » (p. 184), c’est à mon avis aborder un texte juridique selon une perspective et dans des termes qui ne lui conviennent pas tout à fait. De même, lorsque Hugo décrit en détail, dans les pages des Misérables consacrées au rapport de Javert, les conditions matérielles de la rédaction de ce document (« plume, encrier de plomb, papier, chandelle »), le fait est digne de remarque s’agissant d’un roman, et il renvoie certainement à l’importance des écritures dans le monde du droit ; mais je ne verrais pas un « culte de l’écrit » (p. 189) dans le simple fait pour le Code d’instruction criminelle du temps d’inviter les membres de l’administration pénitentiaire, article après article, à signer et parapher toutes sortes de registres.

*

14Le Droit du Poète offre en somme, sur la base de documents nombreux et variés recueillis dans l’ensemble de l’œuvre de Victor Hugo, une synthèse éclairante, qui expose, en les replaçant dans le contexte de leur époque, des éléments de droit permettant de mieux comprendre le poète, le romancier et l’homme. Myriam Roman y dresse, à partir de cette synthèse, un portrait nuancé de Hugo en penseur du droit ; et c’est bien d’un « droit du poète » qu’il s’agit en l’espèce, en ce que ses dispositions, pour fermes qu’elles soient dans la condamnation des injustices présentes, ne demandent qu’à être abrogées avec l’avènement, donné pour certain, de l’humanité idéale qui saura s’en passer. Par ses paradoxes même, l’œuvre de Hugo constitue ainsi un excellent terrain d’exploration pour l’étude des rapports qu’entretiennent le droit et la littérature ; et le fait qu’il y ait une part de jeu dans ces rapports, loin de remettre en cause la validité de la démarche mise en œuvre par Myriam Roman dans cet essai, en montre au contraire la fécondité.