Quand, où, comment naît la femme « spectatrice », au théâtre ?
1Dans son étude, Les femmes aussi vont au théâtre, Les spectatrices dans l’Europe de la première modernité, Véronique Lochert démontre que la spectatrice de théâtre, bien que vue à travers les prismes du genre et des classes sociales, va se constituer en véritable public malgré de nombreux siècles de mise à l’écart ou à l’index même. C’est le récit de luttes tangibles, faites de ruses et de compromis qu’elle nous fait, nous stimulant, dès l’introduction, par cette remarque certes décevante mais prometteuse, qu’« en 2008 en France, 58 des spectateurs allant régulièrement au théâtre sont des femmes ». Il y a donc eu au cours de l’Histoire, gestation, naissance et maturation de la spectatrice.
L’accès au théâtre du public féminin
2Bien que le théâtre soit un genre paradoxal, fermé aux femmes sous la domination culturelle des hommes, celui-ci met à l’honneur nombre d’héroïnes, soit en titre de l’œuvre, soit comme muses inspirantes ou comme actrices renommées. Pourtant la constitution de la spectatrice en objet d’étude est récente car le spectateur est une figure concrète, genrée et socialement marquée. Le public féminin est en voie de naître dans sa spécificité dès le xvie siècle et la modernité du concept de consommatrice du divertissement, c’est le théâtre qui va la travailler.
3De l’infériorité féminine due à son hypersensibilité, les exigences théâtrales évoluent après un parcours chaotique vers une réception féminine reconnue et recherchée dans les arts de la scène. Différences de classe et combats de genre singularisent les spectatrices car le théâtre contribue lui aussi à la fabrication du statut féminin. Véronique Lochert s’appuie sur un empan chronologique de deux siècles, les xvie et xviie siècles, sur un territoire européen — France, Angleterre, Espagne et péninsule italienne —, et sur des repères historiques — de la Renaissance italienne à la Restauration anglaise, et jusqu’au seuil du Siècle des Lumières. La recherche se nourrit de sources textuelles littéraires, paralittéraires, multiples et variées, pour concrétiser la visibilité des spectatrices et souligner l’implication féminine dans la réception théâtrale.
4Dans cet essai très documenté et novateur, quatre chapitres approfondissent d’une part la pratique spectatoriale des femmes et le contexte matériel et social d’un public singularisé, d’autre part ils tissent les liens réels des femmes avec les auteurs et les acteurs qui jouent les œuvres et même avec les éditeurs qui les matérialisent en spectacle. Enfin le témoignage des spectatrices existe dans toute sa pertinence, devenu essentiel lors de la critique de chaque représentation.
Un lieu public mais des exigences de classe
5Prendre part à une représentation est pour la femme un événement et un véritable enjeu social à la fois dans son accès au théâtre et surtout dans l’occupation d’une place qui dépend de son rang et de son sexe car la spectatrice doit se montrer : « L’importance de la vision et de la visibilité rappelle que l’espace théâtral est configuré par le regard » (p. 28).
6Dès ses débuts, le théâtre se pratique dans un espace à la fois public et circonscrit, respectant et créant un certain nombre d’usages sociaux. C’est pourquoi l’approche du public féminin impose une étude sociologique. D’abord divertissement apprécié par la bourgeoisie, l’espace dans les cités italiennes ou espagnoles dès la seconde moitié du xvie siècle, la cazuela, est réservée aux femmes modestes de Madrid ou de Venise et bien sûr de Séville. En France, au xviie siècle, ce sont les galeries de l’Hôtel de Bourgogne que les femmes fréquentent, de l’épouse adultère à la catin, des reines aux courtisanes, mais c’est en majorité la haute aristocratie qui donne ses spectatrices chevronnées.
7Les servantes accompagnent leur maîtresse, les domestiques surveillent les bourgeoises, les employées collectent l’argent à l’entrée, les vendeuses et ouvreuses de loge sont bien là comme entremetteuses, validant le lien entre théâtre et prostitution. Le théâtre s’aborde comme un espace public dont la distribution genrée est au service du commerce entre les sexes, floutant ainsi la frontière entre jouissances privées et divertissement social. « En participant à l’événement théâtral qui crée des liens sociaux et alimente les conversations, les spectatrices ont ainsi la possibilité de pénétrer de nouveaux espaces et de devenir actrices de la scène sociale » (p. 56), mais voir ou être vue, de la visibilité à la vision, le chemin sera long.
Rhétorique galante ou grivoise, auteur élogieux ou manipulateur
8Le théâtre s’adresse très vite aux femmes par le paratexte dramatique qui joue un rôle fondamental et prosélyte : dès les xvie et xviie siècles, elles sont interpellées dans les prologues, célébrées dans les dédicaces et considérées dans les remarques liminaires. L’adresse féminine, plutôt italienne au début, sera progressivement inscrite dans une réelle tradition. Le public féminin naissant a tout pour une montée réelle en puissance, mais il sera souvent difficile de s’éloigner des lieux communs misogynes et presque impossible d’oublier les artifices indispensables à la rhétorique galante.
9Les femmes doivent regarder en silence : écouter et se taire, et ne pas réagir aux sous-entendus grivois masqués par l’éloge apparent des spectatrices. Le contrat entre acteurs et public féminin est de l’ordre de la métaphore par un appel condescendant à la bienveillance constitutive de toute féminité. L’éloge s’avère donc très ambigu, et la captatio féminine un évident subterfuge ! L’obscénité est la figure imposée dans l’adresse aux dames comme garante des faveurs du public masculin ; les femmes sont donc présentes dans la salle mais leur rôle de spectatrice n’est pas celui attendu dans la réception de toute pièce.
10Le manque de jugement féminin obère le pouvoir des spectatrices, la conduite féminine est cantonnée à la discrétion et à la passivité, il faudra donc faire transiter l’espace réel vers l’univers de la fiction et ceci dès la tradition courtoise et pétrarquisante afin que les femmes prennent progressivement possession de l’atmosphère de liberté et de plaisir que recherche le théâtre. « La figure de la spectatrice apparaît donc comme le lieu où s’articulent la prise en compte du réel et le déploiement métaphorique, l’allusion obscène et la réflexion théorique » (p. 323).
11Certaines dames participeront à la genèse de l’œuvre dramatique, témoignant ainsi de leur partie prenante à une sociabilité mondaine qui va réunir hommes de lettres et femmes d’esprit, en particulier en 1660 Anne d’Autriche ou Henriette d’Angleterre pour Molière et Racine. En dédicataires stratégiques elles démontrent par leurs rires ou leurs larmes versées l’innocuité et l’utilité des pièces ; elles lavent ainsi le théâtre des accusations d’indécence ou d’obscénité, pervertissant la jeunesse.
12L’adresse au public féminin sera stratégique, le jugement féminin tyrannisé par le critère de la décence prendra donc le statut de juge pour une légitimation culturelle. Ce sera le début d’une émancipation de la tutelle des doctes. Le goût des dames sera sollicité et expliquera nombre de pièces centrées sur une héroïne, célébrant le sujet amoureux ou consacrées au sujet religieux ou à la question féminine. La femme nait destinataire privilégié dès 1620, des comédies lui sont offertes dès 1660. Le paratexte est un premier moteur de l’accès au théâtre, bien qu’entaché du désir permanent de maintien de l’ordre et d’une crainte obsessionnelle du scandale.
13C’est la féminisation métaphorique du théâtre tout entier qui atteste de la présence des femmes dans l’espace masculin de la création, de la théorie et de la réception : la femme éminente remplacera désormais les muses et les allégories morales, la réception en sera inévitablement sexualisée.
Érotique de la réception, captatio dès la lecture
14Des jeux de masques, des jeux de regards dans les prologues enrichissent de façon stratégique le contrat de réception pour une représentation réussie. S’émanciper de la tutelle des doctes est un vrai combat car la réception des femmes doit devenir autorité culturelle. Elle le sera en imposant « le goût des dames » qui s’exprime dans quatre types de pièces, celles centrées sur l’héroïne, celles à sujet amoureux, celles à sujet religieux et celles abordant la question féminine. De 1620 à 1660, la femme est alors la destinataire privilégiée des pastorales puis des comédies, et enfin elle accède à la tragédie : pas moins de quarante années seront nécessaires pour cette gestation d’une spectatrice adoubée.
15La pièce se métamorphose en miroir, portraiturant celle qui regarde et s’émeut. Le spectacle se personnifie en une relation humaine où l’auteur invite aux rôles de mère, de marraine, de protectrice : la vertu de l’héroïne reflète celle de la spectatrice. En revanche les théâtrophobes dénoncent les séductrices, reflets de passions et de désirs. La spectatrice flotte entre une image de vierge innocente et celle de la prostituée débauchée et dangereuse. Le théâtre par l’efféminement de son public altère l’identité masculine en incitant à la concupiscence et à la luxure d’un public devenu mixte mais aussi se révélant dévastateur de la morale exemplaire. Le dramaturge concurrence l’Église puisque la valeur pédagogique du théâtre et son utilité morale et sociale ne font plus de doute, on se remplit le cœur et la tête au spectacle.
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16L’ouvrage Les femmes aussi vont au théâtre offre de nombreuses pages à verser dans l’Histoire des femmes. Véronique Lochert nourrit sa recherche universitaire par de multiples références aux sources diverses qui soutiennent une étude aussi didactique que dialectique. Ce bel essai féminin, féministe et « féminophile » est à lire absolument tant il éclaire la place des femmes au théâtre, et plus largement leur rôle dans le domaine culturel. Elle démontre qu’au cours des siècles cette place vise à anéantir progressivement toute condescendance mercantile ou galanterie obligée, obéissant simplement à un humanisme de base qui exclut la rhétorique d’intercession et de flatterie néfaste et propagée à l’envi depuis la naissance du théâtre.
17Force est de constater la réelle influence critique des femmes et leur pouvoir esthétique, à peine naissant dès le xvie siècle, nourri dès le xviie siècle et remarquable aujourd’hui. La femme est enfin intronisée spectatrice au théâtre et s’affirme lectrice critique de pièces, fasse cependant que cette spectatrice s’impose conquérante dans cet espace de créativité qui ne lui est plus interdit certes, mais qui s’annonce parfois encore bien fragilement acquis.