L’autre Conte du graal
1L’édition récente du poème latin Ruodlieb (parue aux éditions UGA en janvier 2024) nous donne non seulement l’occasion de revenir sur un texte souvent méconnu et depuis longtemps dépourvu d’un texte établi à partir de tous ses fragments et d’une traduction complète, mais nous permet aussi de poursuivre les réflexions intertextuelles entourant le poème latin, qui peut être rapproché du Conte du graal de Chrétien ainsi que du roman gallois Peredur et du Perceval (Didot-Perceval) de Robert de Boron.
2Nous devons tout d’abord saluer l’importance que revêtent l’introduction ainsi que la postface (complémentaire) : « Ruodlieb, le “livre” de Philippe de Flandres et le Conte du graal », qui rappelle dans sa première partie la tradition manuscrite et éditoriale et apporte des pistes sur son auteur anonyme, sur sa source principale (conte n°910B, renommé par J.-P. Pichette « L’observance des conseils du maître1 ») et sur ses sources secondaires antiques et médiévales. Des précisions sont également données sur le genre hybride de cet ouvrage, ses éléments de réalisme, ou encore son registre comique.
3Une seconde partie de l’introduction est dédiée en particulier à l’aspect didactique du conte : les curiosa (une herbe magique, la pierre de lynx, les poissons, les oiseaux, la musique) sont ainsi attribuées à Ruodlieb par le poète pour montrer ses capacités encyclopédiques, inscrivant ainsi son poème dans le contexte humaniste de la Renaissance ottonienne (950-1050).
4Une « Note sur l’édition et la traduction » est dédiée aux choix d’édition et de traduction. On apprend ainsi que le poème Ruodlieb a été rassemblé à partir de dix-huit fragments ; les deux philologues indiquent dans leur édition l’état des fragments conservés, en proposant des pistes d’analyse sur la langue, le style et la métrique du poème latin. Cette dernière montre notamment en quoi son poète a dû plier l’hexamètre léonin à un genre qui ne s’y pliait pas nécessairement à l’origine, usant très largement du hiatus et de l’élision (p. 65). Cette note est complétée de choix sur l’édition de base (Zeydel, 19592), « contrôlée » par six autres éditions (Schmeller et Grimm, 18383 ; Seiler, 18824 ; Knapp, 19775 ; Ford, 19666 ; Grocock, 19857 ; Vollmann, 19858), de choix de graphies, et de choix de traductions reposant notamment sur le choix de traduire les deux regibus par deux termes différents : Rex maior (« Grand roi ») et Rex minor (« roitelet »). Les deux traducteurs ont aussi choisi de conserver l’anonymat de Ruodlieb par « divers qualificatifs », comme le souhaite le poète, en passant par de multiples termes substantifs : « prosapia uir »(jeune homme), “miles” (Chevalier), « missus »(Messager), « venator »(Chasseur), « exul »(Exilé).
5L’établissement du texte (pages de gauche) indique les différents fragments choisis et retranscrits pour chaque passage ; ils sont accompagnés, en note de bas de page, des variantes des fragments G, K, S, V et Z. Le foliotage, recto et verso, est de même à chaque fois indiqué aux débuts des vers correspondants. Outre une ponctuation aussi légère que possible, les passages lacunaires ou quasi-lacunaires sont indiqués entre crochets ou par des pointillés. Chacun des dix-huit fragments est indiqué par un chiffre romain et est complété par un résumé.
6Une attention toute particulière doit être accordée à la traduction en vers, qui essaie avant tout de reconstituer le sens plutôt que la versification poétique. Les deux traducteurs n’ont pas cherché à retranscrire la musicalité narrative de l’hexamètre, ce qu’on ne saurait regretter. On notera cependant le choix de certaines trouvailles lexicales qui impriment particulièrement le texte d’images poétiques fortes, comme pour le cheval de Ruodlieb (I, v. 34-35 p. 77) :
St]at niger ut coruus equus et ceu smigmate lotus,
Son cheval l’attend, noir comme un corbeau ; on le croirait parsemé d’éclaboussures,
Un]dique punctatus hac sub nigredine totus.
comme s’il avait été passé à la lessive ; elles font des taches blanches sur le pelage noir.
7Ces trouvailles se retrouvent dans les passages de descriptions de dons (lors d’un festin en l’occurrence, V, v. 78-83, p. 135), lesquels feront la fortune du roman médiéval au xiie siècle (particulièrement chez Chrétien de Troyes) :
Auri quingenta regi donanda talenta,
Il est fait don au roi de cinq cents talents d’or,
Insuper argentum multum uel pallia centum,
ainsi que de beaucoup d’argent et de cent manteaux,
Centum loricae, totidem galeae chalibinae,
cent cuirasses, autant de heaumes d’acier,
Inter equos muli decapenta bis falerati
des chevaux et aussi cent mules ornées de phalères,
Et bis quindeni onagri totidemque cameli
trente onagres, autant de chameaux,
Atque leopardi gemini binique leones[...]
un couple de léopards, une paire de lions.
8Les portraits sentencieux (de même typiques du roman médiéval) sont traduits de façon à mettre en avant la précision et le réalisme de ces clichés, comme c’est le cas avec le discours de la mère de Ruodlieb (XV, v. 3-7, p. 279) :
Femina, quae lunae par est in flore iuu[entae,
Une femme qui avait l’éclat de la pleine lune, dans la fleur de sa jeunesse,
Par uetulae simiae fit post aetate senectae.
ressemble à une vieille guenon, quand elle vieillit et qu’elle prend de l’âge.
Rugis sulcata frons, quae fuit antea pl[ana,
Son front, qui auparavant était lisse, est tout sillonné de rides.
Ante columbini sibi stant oculi te[nebrosi ;
Ses yeux, qui ressemblaient jadis à ceux d’une colombe, deviennent fixes et ternes.
Deguttat nasus sordes nimium mucul[entus.
Des chandelles de morve coulent sans cesser de son nez.
9Il en est ainsi de même des passages hyperboliques (dans ce passage parodiques), repris de la poésie lyrique latine, dont la traduction tend à conserver une forme de poétique de l’équilibre, qui se retrouve dans le vers latin d’origine (XVII, v. 11-14, p. 297) :
[...] “Dic illi nunc de me corde fideli
[...] “Envoyez-lui donc de ma part, du fond de mon cœur fidèle,
Tantundem liebes, ueniat quantum modo loub[es,
autant d’amour qu’il y a de feuilles en ce moment,
Et uolucrum wunna quot sint, tot die sibi m[inna,
autant de mots doux que les oiseaux nous donnent de joies,
Graminis et florum quantum sit, die et honor[um.”
autant de mes respects qu’il existe de brins d’herbe et de fleurs !”
10Les notes qui accompagnent le texte de gauche indiquent quelques variantes (frag. G, K, S, V et Z) et relèvent les nombreux échos au schéma du conte d’origine, à Virgile, mais aussi à Ovide, Catulle ou Tacite, montrant à travers ces références l’origine hybride de la forme du poème latin : entre le récit épique et le poème lyrique. Elles indiquent les effets de style conservés dans la traduction : répétitions, métaphores, hyperboles.
11Aussi, celles qui accompagnent la traduction portentdavantage quant à elles sur des éléments de contexte historique ou de justifications quant à certains choix de traduction, parmi lesquelles nous relevons celle p. 81 (n. 21) : « Voce grandiloquus : full throated in voice », « “il parlait à plein gosier”, comme le traduit Z, paraît forcé. », celle p. 85 (n. 31) : « Toutefois, on ne voit pas le chasseur prêt à s’engager pour les maîtres désobligeants de Ruodlieb, comme le suppose F, traduisant : “qu’ils serviront les maîtres de l’un comme de l’autre, d’un seul cœur.” », ou encore celle qui particulièrement fait le lien avec le terme « merci »des romans de Chrétien, p. 97 (n. 54) :
C’était déjà l’idéal du princeps chez Virgile et de la clémence d’Auguste : “parcere subjectis et debellare superbos” (Énéide, VI, 853), mais aussi l’impératif évangélique (le pardon) et le précepte clunisien de la “paix de Dieu” qui prescrit ce que le siècle suivant appellera la “merci”. Cf. la situation de tenir quelqu’un à sa merci dans un combat chevaleresque qui se trouve directement évoquée chez Chrétien de Troyes (v. 1643-1647)
12Notons également la notep. 105 (n. 67) : « Crusenna (chrusenna, crusina), du vieux haut-allemand kursinna, est un long manteau de fourrure, pour les deux sexes. », celle p. 193 (n. 210) : « Furca peut également signifier “fourche” ; mais, le senex n’étant manifestement plus en état de travailler, “canne” semble plus approprié. La phrase est ainsi, sous couvert de sollicitude, une façon de le renvoyer à l’impuissance de sa vieillesse. », ou encore celle non moins importante p. 249 (n. 293) qui porte sur le terme « Commater » et qui concerne les origines du baptême.
13Enfin, un attachement tout particulier doit être accordé à la « postface » (« Ruodlieb, le “livre” de Philippe de Flandres et le Conte du graal »), qui se propose de comparer Ruodlieb et le Conte du graal de Chrétien de Troyes, en fondant l’analyse mythographique sur la base narrative du conte conte n°910B (« L’observance des conseils du maître »).La première partie de cette postface tient à rappeler qu’il ne s’agit plus maintenant de rechercher vainement les origines folkloriques d’un « Graal » imaginaire, mais qu’il s’agit bien de rechercher les origines de l’écriture du Conte du graal, et de savoirsi le « livre » qui fut mis à la disposition de Chrétien de Troyes par le comte de Flandres était notre poème latin ou un autre texte latin, antérieur.L’analyse débute ainsi en se proposant de rappeler les fondements rhétoriques des exempla,qui sont à la base (sur le plan de la forme) des deux poèmes médiévaux. Il y est même fait remarquer que les deux poètes se jouent des formes : entre récit et poème épique, entre vers didactiques et vers lyriques, Chrétien pourrait très bien avoir « mis en rime »la version de Ruodlieb(reconstituée) qui est ici éditée et publiée. Dans tous les cas, la question de la transmission orale de ce conte (en latin ou en ancien-breton, peu importe) ne saurait être définitivement écartée.
14L’analyse propose ensuite d’observer de façon très précise les différentes analogies qui existent entre les deux poèmes, à travers la révélation tardive du nom du héros déjà, puis en se concentrant sur l’analogie structurale qui agit par prolepses dans les deux récits : un paradigme donné au début du récit correspond à un syntagme de réponse dans les différentes péripéties qui suivent dans la narration. C’est ainsi que se dégagent des grandes thématiques : deux personnages en quête de destin ; les conseils donnés à Ruodlieb et Perceval ; les conseils croisés ; le conseil fatal commun aux deux héros avec le thème de la maison de la mort (le château du Roi Pêcheur), le graal et la patère du poème latin (qui est alors une coupe oblongue faite en bois d’orme et servant pour le service du vin et de l’hydromel).L’analyse propose ainsi d’y voir deux scènes eucharistiques, à travers une lecture que n’aurait eu aucun mal à reprendre Robert de Boron pour son petit cycle (si l’on en croit la lecture fondée avant tout sur une symbolique préchrétienne des deux étranges rituels). La représentation de la patère du poète latin doit certainement ainsi beaucoup aux représentations préchrétiennes germaniques du xe siècle, souvent syncrétisées avec des représentations provenant de mythes scandinaves (les quatre fleuves de Dieu sculptés sur la patère sont ici aussi parlants car ils sont un rappel des fleuves entourant Asgard, le royaume des Ases).Le mythologue qui a rédigé cette « postface » questionne ainsi ce qui entoure le « graal » de Chrétien en tant que tel. En s’intéressant à la nourriture qui est présente sur les tables respectives du roi Pêcheur et de l’étrange auberge, ce dernier texte qui clôt le livre apporte des nouvelles pistes qui seront à poursuivre, notamment quant au mystère qui entoure encore les causes de la blessure du Roi Pêcheur, de son royaume dévasté (gaste) et de la présence de la jeune femme portant la Lance qui saigne.
15Nous noterons pour finir l’apport non négligeable, en début d’ouvrage, d’une « chronologie sommaire », ainsi qu’en fin d’ouvrage d’un « glossaire » latin des « noms de poissons ». La « bibliographie » enfin recense toutes les éditions du poème et fait état d’ouvrages critiques se référant au poème, mais aussi au Conte du graal et au récit médiéval depuis le xe siècle.
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16Cette édition accompagnée de sa traduction de Ruodlieb est en définitive un formidable outil pour tout médiéviste qui voudra s’atteler à comparer les différents textes qui ont pour sujet le graalou travailler sur les formes et les genres littéraires aux xie et xiie siècles. Sa parution est à la fois un événement philologique, mais est aussi l’occasion de rouvrir la question de l’origine textuelle et orale du Conte du graal de Chrétien de Troyes.