Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
titre article
Jérôme Meizoz

Une synthèse documentée sur les récits de « transfuges de classe »

Laélia Véron, avec Karine Abiven, Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2024, 229 p., EAN 9782348082610.

1Très présente dans la presse et les médias hexagonaux, la notion de « transfuge de classe » s’est imposée largement dans les décennies 1980-2000. Venue de la sociologie (Terrail, Grignon, Gaulejac, Bourdieu, Lagrave), elle appartient désormais au discours social le plus large. L’histoire littéraire identifie la catégorie des récits de transfuges au moins depuis le Prix Renaudot 1984 attribué à La Place d’Annie Ernaux, même si ceux-ci s’inspirent de modèles plus anciens (comme la littérature prolétarienne de l’entre-deux guerres), ou de figures comme Albert Camus et Jean Genet. De nos jours, la notion s’impose comme un enjeu dans le débat médiatique et nombre d’artistes très en vue s’en réclament à tort ou à raison : la réalisatrice Maïwenn, Christine and the Queens, le rappeur Abdal Malik…

2Étape cruciale pour saisir le phénomène, la démocratisation des études au début des années 1960 eut divers effets de mobilité sociale dont une génération d’auteurs a témoigné (Ernaux, Bergounioux, Michon, Bon). En France, les premières enquêtes spécifiques sur la mobilité sociale datent de l’après-guerre (1948-1953). En 1964, Bourdieu l’incarnait dans la polarisation entre les « héritiers » et les « boursiers », à partir d’Edmond Goblot (La Barrière et le Niveau, 1925). Il faisait voir les logiques de reproduction du capital (social, culturel, économique, symbolique) dans les classes dominantes et les obstacles que celles-ci constituent pour la mobilité sociale. Depuis les années 1970, en France, l’influence des travaux de Bourdieu dans les sciences humaines et au-delà a profondément marqué les récits de transfuges (Annie Ernaux, Pierre Bergounioux, Didier Eribon, Edouard Louis, Kaoutar Harchi, Thomas Flahault, Neige Sinno, Lori Saint-Martin). Avec la notion moins connotée de « transclasses », la philosophe Chantal Jaquet (2014) a récemment prolongé ce questionnement.

3L’ouvrage de Véron et Abiven propose une archéologie des discours transfuges, dont la référence la plus commune est Jean-Jacques Rousseau, avec de multiples échos de Stendhal à Michelet et Jules Vallès, de Péguy à Jean Guéhenno et Henry Poulaille, de Paul Nizan à Louis Guilloux, enfin de Camus à Ernaux.

4Ce retour historique leur permet d’interroger les ambiguïtés de la notion de « transfuge de classe » dans le contexte actuel. Terme technique de la sociologie, il est devenu une étiquette éditoriale, un modèle de présentation de soi et un label d’authenticité dans le débat médiatique. Désormais mainstream, il perd la précision descriptive de ses usages sociologiques : on est tous le transfuge de quelqu’un et la mention d’« origines populaires » constitue un repère très vague en termes sociologiques. D’autant que certains s’emparent de ce label pour se légitimer, faisant de la « prolétarisation des origines » une garantie d’appartenance à la majorité. Un tel argument semble étroitement lié à la société française régie par le volontarisme de la méritocratie scolaire. Ainsi Kaoutar Harchi, romancière et sociologue, juge quant à elle que la notion de « transfuge de classe » néglige les faits de race et de genre et se prive ainsi d’une description intersectionnelle du phénomène (p. 28).

5Les autrices soulèvent d’autres paradoxes posés par les récits de transfuges : par exemple, celui d’un récit limité à la première personne, censé pourtant porter une valeur collective ou sociologique (le « je-transpersonnel » élaboré par Annie Ernaux). Autrement dit, le récit de transfuge a-t-il une représentativité sociologique ou au contraire met-il en évidence des mobilités rares ? L’ascension d’un individu particulier suffit-elle à rédimer tout un groupe en situation subalterne ? Autre paradoxe : celui du caractère transgressif ou révolutionnaire du récit de transfuge. S’il conteste par l’exemple la fixité de l’ordre social, sa visée est-elle de déconstruire les barrières de classe ? Au contraire, montrent les autrices, nombre de récits de transfuge ne contestent pas les hiérarchies mais en soulignent les contours, voire évoluent avec elles. En ce sens, leur pouvoir critique reste souvent ténu. Ainsi, Véron et Abiven notent le devenir-cliché de l’argumentaire transfuge dans la société française d’aujourd’hui, dont témoignent des débats houleux dans les médias et des positions tranchées (G. Bronner, N. Mathieu, Ed. Louis). C’est dire si la notion mérite un examen et une critique approfondie que cet essai réalise avec sérieux, discutant par exemple les travaux de la philosophe Chantal Jaquet (sur les « transclasses », notion moins connotée) ou de sociologues de la mobilité sociale comme Paul Pasquali (« migrants de classe »).

6Une fois la notion stabilisée, les deux autrices examinent d’un point de vue « sociostylistique » les formes du récit transfuge. Empruntant à l’analyse de discours, leur analyse porte sur les récits d’Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis, Nicolas Mathieu, Patrice Robin, Kaoutar Harchi et d’autres. Comment ces récits subjectifs et singuliers traitent-ils les données sociologiques ? Comment articulent-ils l’intime et le politique ? Représentent-ils la diversité des trajectoires ou les ramènent-ils celles-ci à des schémas narratifs stéréotypés ? Pour ce faire, Véron et Abiven montrent comment s’est construit, depuis les années 1970, le « canon » des récits transfuges (Bourdieu, Ernaux, Hoggart). Étymologiquement marqué comme traître ou du déserteur, le transfuge devient avec le succès d’Annie Ernaux, le « vengeur » de sa classe, au rôle réparateur, voire héroïsé. C’est à ce moment que le label transfuge se fait une place dans le canon littéraire et devient peu à peu, dès les années 2010, une catégorie médiatique.

7Mais que désigne-t-on précisément par « récit de transfuge » ? La définition de Véron et Abiven peut se résumer ainsi : 1. Des « récits écrits par des individus ayant connu une forte mobilité sociale “ascendante” » (p. 10), à l’inverse des « récits de déclassement », plus rares, et distincts des « récits d’héritiers ». 2. « Ils cherchent à inventer un récit de soi qui soit aussi un récit social, en mêlant au parcours individuel la peinture de mondes sociaux différentes et souvent en tension » (p. 11). 3. Divers traits communs les caractérisent (p. 11-12) : la narration à la première personne (pacte autobiographique ou non, parfois autofictionnel) ; la représentation d’affects liés à cette trajectoire, notamment ce que Bourdieu nomme l’« habitus clivé » (honte, peur du ridicule, colère, sentiment d’injustice, d’illégitimité, mais aussi trahison et culpabilité) ; enfin, la mise en scène du clivage entre deux mondes sociaux, sur le plan de la socialisation (par l’expérience scolaire), de la langue (registres de langue, ici diastratique), du rapport à la culture et à l’argent, des relations humaines et professionnelles, bref, en termes de styles de vie et d’habitus (dispositions incorporées, comme l’accent, la démarche, la proxémique…).

8À ces traits formels s’ajoutent des caractéristiques thématiques que les autrices discutent en détail : le schéma narratif emprunte au récit d’apprentissage, le situant dans un cadre « populaire » ou subalterne ; le récit accorde une place centrale aux émotions négatives vécues au cours de la trajectoire transfuge, notamment la « honte » ; l’écart des positions s’exprime dans le rapport à la langue et à l’école, révélant des asymétries diastratiques, diachroniques et diatopiques qui déqualifient la langue familiale et, plus généralement l’habitus hérité de la prime éducation ; ce qui met fortement en crise le choix de la langue d’écriture et son rapport à la « littérature » comme monument culturel protégé ; enfin, l’ironie est le plus souvent absente de ces récits au ton sérieux et didactique, témoin d’une implication en général douloureuse.

9Depuis les années 1980, les récits de transfuges ont trouvé un très large public, qui y reconnaît sa propre expérience sociale (c’est une explication du succès d’Ernaux). Mais cet essai soulève avant tout les ambiguïtés des récits de transfuges qui semblent attester d’un large effet de la « méritocratie » scolaire, dans un monde où, de fait, la reproduction l’emporte et la mobilité reste très relative. Annie Ernaux dans le discours du Prix Nobel 2022 doute « qu’une victoire individuelle [efface] des siècles de domination et de pauvreté ». Depuis l’attribution de ce prix, d’ailleurs, on assiste à une véritable controverse transfuge1, que les autrices documentent notamment chez Nicolas Mathieu ou Gérald Bronner, dont le « contre-récit de transfuge », à l’inverse des modèles bourdieusiens, s’attaque au prétendu « dolorisme » d’Annie Ernaux (Les Origines, 2023). C’est que, de Marie-Hélène Lafon à Lori Saint-Martin déclarant « J’ai réussi mon évasion » (Pour qui je me prends, 2023), les récits de fierté transfuge demeurent moins visibles médiatiquement.

10Tout au long de cette analyse riche et documentée (médiatique, historique, politique et stylistique), qui comble une importante lacune critique, Véron et Abiven font preuve de prudence réflexive sur les notions et les points de vue qu’elle implique, sachant le biais issu de leur propre position : sur ce sujet, la « posture universitaire » (p. 35) est inconfortable, car elle valorise de fait les valeurs transfuges (aisance scolaire, méritocratie, maîtrise du capital culturel…).