Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
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Jean-François Louette

Sartre, Benny Lévy : un double éveil spirituel ?

Sartre, Benny Lévy: a double spiritual awakening?
Laurent Touil-Tartour, Achever Sartre. Élucidations sur les dix dernières années de sa vie, Grasset, coll. « Figures », 2024. 224 p., EAN 9782246836254.

1Dans une collection dirigée par Bernard-Henri Lévy, Laurent Touil-Tartour publie un livre, Achever Sartre, qui, pour l’essentiel, reprend deux questions traitées en 2000 dans Le Siècle de Sartre du premier nommé.

2Tout tourne autour des fameux entretiens entre Sartre et Benny Lévy, parus en 1980 dans Le Nouvel Observateur sous le titre L’Espoir maintenant1. Ils ont suscité un très vif débat : « détournement de vieillard » (selon Olivier Todd, et Beauvoir en pense à peu près autant) ? Ou bien aboutissement de la pensée de Sartre, et même d’une pensée à deux, qui s’aiguise depuis dix ans, puisque Sartre a rencontré Benny Lévy en avril 1970 ? Bernard-Henri Lévy se demandait déjà « qui, après tout, manipule qui ?2 ». Telle est la première question. Laurent Touil-Tartour fait un pas de plus dans Achever Sartre3. La transformation de Pierre Victor, normalien et brillant, fondateur de la Gauche prolétarienne, en Benny Lévy – de Mao à Moïse –, c’est à Sartre qu’en reviendrait le mérite : il aurait voulu provoquer en celui dont il avait fait son secrétaire particulier un « éveil spirituel » (p. 94), il aurait mené un « long et patient travail d’influence » afin de « le faire revenir à sa condition juive » (p. 102), il aurait « libéré le Juif en Benny » (p. 182). Bien loin d’avoir été manipulé par Pierre Victor, Sartre l’aurait peu à peu façonné en Benny Lévy.

3Qu’en penser ? La chose est possible. Peu plausible toutefois.

4Elle a certes pour elle quelques déclarations de Benny Lévy : non seulement Sartre m’a « rendu français », dira-t-il en 1984 (puisque c’est sur l’intervention du philosophe qu’il obtint sa naturalisation), mais il « m’a aussi, au départ, rendu juif » (p. 86), notamment en le faisant renoncer à son antisionisme. Un peu, sans doute, comme il arriva que Sartre conseille à Beauvoir de réfléchir sur le « deuxième sexe » : pas de pensée valable qui ne commence par explorer les données d’une subjectivité propre. Sartre a probablement dû inviter Benny Lévy à renoncer à se fuir et à s’oublier dans l’abstraction révolutionnaire, en se comportant comme le juif inauthentique : ce dernier refuse sa condition et ce que tant le regard des autres que les forces de l’Histoire font de lui, en cherchant refuge dans une universalité pure de l’homme et du citoyen. Reste qu’il ne s’agit pas d’identité, mais de la facticité, qu’il faut reconnaître et dépasser4.

5Par ailleurs, Sartre a toujours été un penseur de la non-appartenance : on le voit mal désireux de réduire qui que ce soit à sa condition originelle. De ce point de vue, un contre-sens dans la lecture d’une page célèbre de L’Être et le Néant mérite qu’on s’y arrête. Soit donc le fameux garçon de café : selon Laurent Touil-Tartour, « mimant un garçon de café, il s’affectait de néant, en oubliant d’être lui-même. Confondant la fonction qu’il s’était donnée (le néant) avec la personne qu’il était vraiment, son identité propre (l’être) » (p. 26). Mais, d’une part, le garçon de café voudrait en fait se fondre dans sa fonction comme pour y trouver une identité en marbre. Opération impossible et de mauvaise foi puisqu’il ne saurait abolir le non-être propre au rapport à soi. En effet, et d’autre part, s’il y a bien irréalisation de soi dans la comédie du garçon de café, cette irréalisation porte sur un soi qui n’a rien d’un être : le soi ne se réduit pas à la personne (métier, état civil, etc.), et il n’est jamais qu’une perpétuelle non-coïncidence avec soi. Dans la philosophie de Sartre, il existe certes une situation du soi (ou du pour-soi, pour reprendre le vocabulaire de L’Être et le Néant), mais jamais d’identité qui soit un être donné ou stabilisé. Erreur qui en dit long, parce qu’elle vaut lapsus : pour Laurent Touil-Tartour, il existe des identités, dont l’être juif. Pour Sartre, une situation juive, ou une condition juive : autres mots, autre concept.

6Enfin, dans l’argumentation d’Achever Sartre, l’intérêt stratégique de cette thèse (Sartre façonnant Pierre Victor en Benny Lévy) semble trop évident pour que l’on ne s’en méfie pas un peu : dans le même temps (entre 1970 et 1980), et dans le même processus, Sartre aurait libéré le Juif en Benny Lévy, et découvert l’importance de la pensée juive – grâce à quoi il aurait dès lors achevé la sienne, c’est-à-dire pu la mener à son « aboutissement » (p. 178).

7Cette seconde thèse se trouvait déjà dans l’Épilogue du Siècle de Sartre, où Bernard-Henri Lévy insistait sur la rupture de Sartre avec sa pensée antérieure, bien dans sa manière d’ailleurs (« penser systématiquement contre moi-même », Les Mots), et sur l’influence de Levinas. Thèse que Laurent Touil-Tartour semble reprendre : dans L’Espoir maintenant, rupture de Sartre avec Heidegger (mais cet éloignement ne date-t-il pas en fait des Cahiers pour une morale ?) ; rupture avec l’éloge de la violence (ou plutôt contre-violence) libératrice ; rupture avec la « vision hégélienne de l’Histoire » (p. 134), pour laquelle pas de peuple sans État-nation (mais Sartre a-t-il jamais embrassé une telle vision ? on en doutera fort) ; enfin, remplacement du mythe progressiste par le messianisme juif. Pourtant, un peu plus loin, il en rabat un peu : Sartre utilise la pensée juive « pour atteindre son propre but », Sartre « n’abandonne pas la révolution pour rejoindre la pensée juive, mais trouve en cette idée du messianisme juif un moyen de donner à l’idée de révolution une impulsion nouvelle » (p. 161). Conclusion fondée à nos yeux, mais qui rejoint très exactement celle d’une étude de référence, au terme de laquelle Vincent de Coorebyter écrivait, il y a vingt ans déjà : « Sartre assume le fait qu’il utilise le judaïsme dans le mouvement même par lequel il s’en imprègne, ce qui le conduit à relativiser ses emprunts au messianisme5 » ; l’intérêt de ce dernier réside pour lui dans le fait qu’il apporte à la révolution « la force de la morale6 ». Bref : Sartre, comme il l’a toujours fait, et comme il l’a écrit dans les Carnets de la drôle de guerre (1er février 1940), ne réfléchit sur un philosophe, ou sur un mouvement d’idées, que pour penser « à ses dépens ».

8Le mérite de l’ouvrage de Laurent Touil-Tartour est de clarifier comment Sartre comprend le messianisme juif : « dénué de toute allusion à l’eschatologie » (p. 162), donc débarrassé du « jugement dernier », de « l’au-delà », ou de « l’autre monde » ; la révolution doit faire advenir l’éthique ici et maintenant. Dans la suite de son parcours, qui le conduira à étudier le Talmud à Strasbourg, puis à fonder et diriger à Jérusalem un Institut d’études lévinassiennes, Benny Lévy restera-t-il sur ces positions ? Ce serait à examiner. Et l’on peut aussi se demander, avec Vincent de Coorebyter, si la vision sartrienne d’une éthique sans ajournement ni délai ne rappelle pas, à côté de textes de Levinas (l’exigence que représente dès maintenant le visage d’autrui), aussi bien la Cité des fins kantienne : ce serait un autre débat.

9Pour finir, deux remarques critiques. D’une part, écrire, comme le fait Laurent Touil-Tartour (p. 149), qu’avant les entretiens de 1980 Sartre n’a donné qu’un texte important sur la question juive (les Réflexions de 1946), voilà qui revient à oublier deux autres jalons. D’abord, six ou sept pages de L’Être et le Néant sur l’antisémitisme comme objectivation aliénante et sur l’être juif comme irréalisable (mais non pas comme imaginaire) ; pages dans lesquelles Sartre fait passer une singulière injonction au nez et à la barbe de la censure allemande : « Restaurant juif. Défense aux Aryens d’entrer7 ». Ensuite, le roman Le Sursis (1945). L’écrivain y évoque les sévices infligés aux Juifs en Allemagne ; on y lit même par deux fois l’expression « camp de concentration8 ». Il met en scène des personnages juifs qui permettent de figurer un éventail d’attitudes : M. Birnenschatz, universaliste qui prône l’assimilation à la France, Weiss, son employé, qui pense en termes de communauté, Schalom, chassé de Bavière et voué à l’exil, etc. Relatant la crise de Munich (septembre 1938), le romancier fait même surgir allusivement, contre la chronologie, l’étoile jaune en France (mai 1942). On a souvent reproché à Sartre d’avoir été un romancier-philosophe, mais n’oublions pas le versant positif de la chose : Sartre pense aussi grâce à ses romans.

10D’autre part, vouloir toucher un public plus large que celui des universitaires, voilà qui est sûrement louable. Et le style de type journalistique présente certes des qualités : vivacité, sens du portrait (de Levinas, de Pierre Victor) ou du tableau (tout le devenir de la Gauche prolétarienne est fort bien éclairé). Mais il a aussi ses travers. Le manichéisme : les méchants, aveugles devant la pensée juive, rejetant les entretiens de 1980, et tendant ainsi à « achever Sartre avant qu’il ne meure » (p. 177) se voient rebaptiser « la Sartrie » (p. 14, etc.). Le style assez gratuitement familier : Sartre « se bourrait la gueule » avec ses élèves (p. 19), « l’objectif est costaud » (p. 46), tel entretien « commence fort » (p. 97), etc. Les imprécisions : Sartre prenait vingt cachets de corydrane par jour (p. 47), sans doute, mais durant quelle période au juste ? Dans « s’il paraît un jour », il y a certes proposition conditionnelle, mais sans emploi du mode conditionnel (quoi qu’il soit écrit p. 101). Ce qui mène, bien sûr, aux fautes de langue – un seul exemple : « Retour à soi qui adviendra chez Benny Lévy de façon spectaculaire, mais dont le rôle de Sartre fut sans doute obstinément mésestimé jusque là » (p. 29) – « dont », c’est-à-dire, supposons-le, dans lequel. Au total, que de négligences, et cela dès le sous-titre : « Élucidations sur les dix dernières années de sa vie », à la place d’Élucidations des… ou, mieux encore, d’Éclaircissements sur… Remarques de pion, dira-t-on. Bien sûr, bien sûr, et la langue française change9, etc. Reste que le livre, autrement écrit, s’en fût sans doute trouvé plus nécessaire, et mieux achevé.