Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
titre article
Corinne Grenouillet

Les révolutions morales par anticipation de Marcel Aymé

Marcel Aymé’s anticipated moral revolutions
Ninon Chavoz, L’Autre Marcel. Le malheur d’Aymé, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2024, 334 p. EAN 9791037038180

1Marcel Aymé a éprouvé le malheur de n’être pas aussi célèbre que Marcel Proust. Mais « l’autre Marcel » connaît le bonheur d’être l’objet du dernier essai de Ninon Chavoz, placé sous le double patronage d’Aragon qui demandait « Que sais-tu du malheur d’aimer ? »… et de Claude François qui chantait « Je suis le mal aimé ». On peut tenir cette essayiste quelque peu iconoclaste pour la fille spirituelle de Jean-Marie Apostolidès, l’auteur d’Héroïsme et victimisation1 dont elle partage l’éclectisme kaléidoscopique, et de Pierre Bayard, l’auteur du Plagiat par anticipation, auquel une approche souvent paradoxale de la question littéraire et ses jeux sur le langage font immanquablement penser. C’est d’ailleurs en s’inspirant de la « critique quantique » imaginée par Pierre Bayard que Ninon Chavoz imagine en conclusion ce que serait un monde littéraire alternatif où Marcel Proust n’aurait pas existé… « L’autre Marcel », en effet, y occuperait une place de choix.

2Autant dire qu’on ne s’ennuie pas en lisant cette analyse riche et argumentée, écrite d’une plume alerte. Démentant un autre titre de Pierre Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Ninon Chavoz parcourt la quasi intégralité du prolifique corpus de Marcel Aymé : 17 romans, 7 recueils de nouvelles, 2 essais et 14 pièces de théâtre, publiés et jouées entre 1926 et 1967, date de la mort de l’auteur à l’âge de soixante-cinq ans.

3L’écrivain comtois qui a pourtant obtenu le prix Renaudot en 1929 pour La Table aux crevés et dont l’œuvre a connu une fortune immense auprès du grand public est toujours boudé par les universitaires, son principal (unique ?) exégète semblant être Michel Lécureur, qui non seulement a rédigé une biographie de « l’autre Marcel », mais qui a assuré la publication de ses Œuvres romanesques complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade en trois tomes (1989, 2000 et 2001) puis de son Théâtre complet chez Gallimard en 2002.

4Le grand intérêt de l’essai de Ninon Chavoz est donc de faire relire à nouveaux frais ou, plus bonnement, de faire lire Marcel Aymé à un public qui aurait tendance à considérer son œuvre, de façon restrictive, comme une littérature enfantine : Les Contes du chat perché (1934-1944) ou Le Passe-muraille (1943) sont deux recueils autrefois recommandés pour les collégiens en raison de leur brièveté et de leur facilité de lecture ; depuis 2016, les nouvelles préconisations de lecture pour les cycles 3 (CM2-6e) et 4 (5e-4e-3e) ont plus ou moins détrôné les auteurs patrimoniaux, dont Marcel Aymé, au profit de la littérature « de jeunesse », même si les Contes du chat perché sont encore présents dans La littérature à l’école : Notice des ouvrages de la liste de référence 2018, destiné au cycle 3, ou servent à illustrer une notion comme le zéro.

5Or, non seulement Marcel Aymé détestait la littérature enfantine, qu’il jugeait abrutissante, mais aucun de ces livres, même le premier des deux recueils qu’on vient de mentionner, n’a été écrit pour des enfants. Quant au second, la nouvelle « Les Sabines » (Le Passe-muraille) contient des scènes de viols à répétition par un personnage abject, thématique peu adaptée à nos chères têtes blondes. En citant de longs passages des œuvres du plus montmartrois des écrivains comtois, et en résumant, avec un plaisir communicatif, nombres d’intrigues plus farfelues les unes que les autres, Ninon Chavoz nous invite à juger sur pièces : Marcel Aymé est un écrivain subtil et ironique, qui fait entendre la polyphonie démocratique de la société française.

6Ninon Chavoz s’attaque d’emblée à la mauvaise réputation d’Aymé, qu’on tient souvent, à tort démontre-t-elle, pour un écrivain de droite, voire d’extrême-droite. Or, en dehors de ses amitiés personnelles pour des artistes peu recommandables, notamment Céline et surtout Brasillach, l’écrivain collaborationniste fusillé en 1945, dont il tenta de sauver la vie, en lançant une pétition adressée aux artistes et écrivains de sa connaissance, rien dans son œuvre, ni même dans ses publications au moment de la guerre, ne permet un tel rattachement. Certes, il a bien fait paraître une ou deux nouvelles dans Je suis partout, le journal pronazi de sinistre mémoire, ou dans La Gerbe, mais le contenu de ces contes (du « chat perché ») ou de ses textes (consacrés à des illustrateurs et peintres de Montmartre) n’illustrent aucunement des positions d’extrême-droite. Pour Vincent Berthelier, spécialiste des écrivains et du style réactionnaire, Aymé est d’ailleurs en réalité un « cas limite »2.

7L’approche originale de l’essayiste donne une fraîcheur nouvelle à un écrivain qu’on jugera à tort désuet ou dont on estimera les thématiques dépassées. Faisant fi de ces préjugés, N. Chavoz bouscule l’histoire littéraire, qu’elle « désintègre » — en référence au projet de littérature « intégrée » d’Anthony Mangeon — et montre à quel point l’œuvre d’Aymé bénéficie de rapprochement inédit avec celles des auteurs dits « francophones » qui sont nos contemporains ou furent parfois les siens. Ainsi son goût du « réalisme merveilleux » est mis en parallèle avec celui de l’Haïtien Jacques Stephen Alexis, ou sa propension à mettre en scène des chiens et à suivre une « piste cynique », avec une thématique figurant dans les romans du Guyanais René Maran, du Camerounais Patrice Nganang ou du Français Azouz Begag.

8Lire Marcel Aymé en « démocrate » est un des enjeux de l’essai. La dimension « anarchiste » de ses romans est indéniable. En témoigne le traitement des personnages de percepteurs, bras armés d’un État vampirisant ses contribuables, de ses militaires et de ses juges (farouche adversaire de la peine de mort, Aymé supportait difficilement l’idée même qu’un juge puisse juger un homme), et plus généralement sa méfiance à l’égard de la passion politique, qu’il rapproche de la passion amoureuse, estimant qu’elle est enracinée comme elle dans le « bas du ventre » (La Jument verte, citée p. 141). Pourtant, tout est toujours plus complexe qu’il n’y paraît chez cet auteur, comme le souligne Ninon Chavoz à de multiples reprises : incarnation d’un militarisme détesté, un adjudant par exemple se révèle d’une bonté inattendue et touchante (« Conte de Noël », cité p. 114).

9Si le romancier s’attache à déconstruire « systématiquement » la distinction entre gauche et droite (p. 130), ses fictions vont plus loin en diffractant l’estompage entre les trois pouvoirs (judiciaire, législatif, exécutif) qui constitue un des risques encourus par la démocratie. Sous l’éclairage des inquiétudes de la sociologue Dominique Schnapper, son approche semble alors singulièrement moderne.

10Mais l’aspect le plus stimulant dans l’ouvrage réside dans l’identification de problématiques ou de sensibilités qui figurent en germe, ou en majesté, sous la plume d’Aymé bien avant qu’elles ne s’imposent dans nos sensibilités contemporaines. S’il invente le premier super-héros français avec Garou-Garou (alias Dutilleul, le passe-muraille), il lui confie des soucis professionnels qui résonnent avec le monde d’aujourd’hui puisque Dutilleul est victime d’un burnout. Cette souffrance fait de lui l’annonciateur de l’important changement de sensibilité que Jean-Marie Apostolidès avait observé : le passage de l’héroïsme patriarcal à la victimisation propre à la société fraternelle qui connaîtra bientôt son avènement en 1968. À bien des égards, selon Ninon Chavoz, Aymé peut d’ailleurs être considéré comme un précurseur de mai 1968, dans la primauté qu’il accorde à la jeunesse, aux conflits générationnels et à la libération des mœurs.

11De même la variété des points de vue et le « labyrinthe discursif » (p. 82) qui président à l’écriture des romans qui prennent pour décor la Deuxième Guerre ou la Libération préparent-ils la « rupture mémorielle des années 1970 » (p. 83), où l’attitude de la France cessa d’être considérée comme uniment résistante.

12Dans le même esprit, l’essayiste consacre une partie conséquente de ses analyses à la question de l’amour, thème si important de l’œuvre d’Aymé, et, subséquemment, des femmes. Si d’un côté, Ninon Chavoz présente Delphine et Marinette, les deux protagonistes des Contes du chat perché, comme les préfiguratrices de nos « sorcières » contemporaines habitées par une volonté d’empowerment féminin (p. 100), elle n’hésite pas, d’un autre, à « balancer son Marcel », en analysant une scène de viol figurant dans La Jument verte et en la mettant en parallèle avec la nouvelle sensibilité des lecteurs d’aujourd’hui telle qu’elle se dégage de la désormais célèbre pétition d’agrégatifs à propos d’une scène qu’ils estimaient, elle aussi, représenter un viol dans « L’Oaristrys » de Chénier. Mais ce passage de La Jument verte ne suffit pas à invalider l’œuvre d’Aymé, qui rend compte, dès les années 1940, des « troubles dans le genre » dont nous sommes de plus en plus familiers, et qui annonce une révolution morale en cours, par exemple à travers un personnage d’homme qui « se pens[e] au féminin » (« Le couple », cité p. 238).

13Enfin l’analyse du véganisme de Marcel est l’occasion d’analyser un dilemme moral crucial (p. 272) qui atteint ses personnages (doit-on ou non manger un porc ?) à la lumière des travaux de Martin Gibert sur l’éthique animale et de Frédérique Leichter-Flack sur les cas de conscience.

14Si l’« éthicien » côtoie, en l’autre Marcel, le « francophone » et le « démocrate », Ninon Chavoz n’oublie pas une dimension tout aussi importante : « l’enchanteur ». L’appétence de l’auteur de La Vouivre pour le surnaturel et le merveilleux en fait, à certains égards, un préfigurateur de la science-fiction, mais elle lui permet surtout de penser un monde où les distinctions anciennes (notamment homme/femme) seraient abolies et où des points de vue énonciatifs insolites (une jument qui raconte, par exemple) permettent de prendre de la hauteur en échappant aux passions politiques et aux clivages conventionnels.

15Marcel Aymé serait-il notre absolu contemporain ? Au prix de quelques exagérations rhétoriques (Aymé anticipateur « de la pandémie de Covid-19 et des théories complotistes qu’elle suscita », p. 223, prophète de « l’avènement d’une culture mondialisée », p. 241, ou encore « vegan avant l’heure », p. 269), d’ailleurs toujours présentées au conditionnel, Ninon Chavoz répond clairement oui. Malgré quelques dérapages qui les rattachent à l’ordre ancien, les fictions de l’autre Marcel ont anticipé les multiples révolutions morales qui ébranlent notre temps et peuvent nous aider à les penser, davantage peut-être que les romans de son illustre homonyme.