Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juillet 2024 (volume 25, numéro 7)
titre article
Corentin Jan

Pour une approche historique et décloisonnée de la théâtralité

Towards an Historical and Interdisciplinary Approach of Theatricality
Rudolf Münz, « Theatralität und Theater. Konzeptionelle Erwägungen zum Forschungsprojekt “Theatergeschichte” » [« Théâtralité et théâtre. Réfléxions liminaires dans le cadre du projet de recherche “Histoire du théâtre” »], dans Rudolf Münz, Theatralität und Theater. Zur Historiografie von Theatralitätsgefügen, édité par G. Amm, Berlin, Schwarzkopf und Schwarzkopf, 1998 [1989].

1La naissance des études théâtrales comme discipline indépendante s’est opérée, suivant un phénomène assez classique de division du travail universitaire, dans une volonté de distinction par rapport à d’autres discours savants sur le théâtre. Bien sûr, les situations nationales diffèrent, mais la prise d’indépendance par rapport aux études littéraires est une constante de cette histoire disciplinaire. Fonder une science autonome des phénomènes théâtraux, c’est alors souvent arracher ces derniers à la mainmise d’une approche purement textuelle, pour se rendre attentif non seulement aux aspects scéniques de toute mise en scène de texte, mais aussi à tout un continent de représentations qui ne trouvent pas forcément leur fondement dans des textes théâtraux. En Allemagne, c’est ainsi l’historien Max Hermann, créateur dans les années 1920 d’un institut d’études théâtrales à l’Université de Berlin, qui fait figure de fondateur de la discipline, lorsqu’il définit le théâtre avant tout comme Aufführung (représentation scénique) se jouant entre des acteurs et un public, reléguant au second plan la question du texte dramatique :

[Der] Ur-sinn des Theaters […] besteht darin, daβ das Theater ein soziales Spiel war, – ein Spiel Aller für Alle. Ein Spiel, in dem Alle Teilnehmer sind, –Teilnehmer und Zuschauer. […] Das Publikumist so zu sagen Schöpfer der Theaterkunst. […] Es ist beim Theater immer eine soziale Gemeinde vorhanden.

Le sens originaire du théâtre se trouve dans sa nature de jeu social – un jeu de tous pour tous. Un jeu où tout le monde est participant – les participants comme les spectateurs. […] D’une certaine façon, le public est le créateur de l’art du théâtre. […] Le théâtre nécessite la présence d’une communauté sociale1.

2Il n’est dès lors pas étonnant que le concept de théâtralité ait acquis une importance majeure dans les discussions au sein de cette jeune discipline. Si le texte littéraire — et ses outils classiques d’analyse — ne peut plus servir d’étalon pour l’étude des phénomènes théâtraux, si le théâtre est un phénomène qui lui est en grande partie indépendant, il est alors nécessaire d’acquérir une définition stable de l’objet. Dans ce contexte, la notion de théâtralité joue un rôle équivalent à celui de littérarité dans les études littéraires : la théâtralité, c’est ce qui fait qu’un phénomène peut être qualifié de théâtre, ce qui le définit en propre. Le contenu, la portée et les limites du concept font l’objet d’une longue discussion internationale à partir des années 1950. Au sein de ce débat, qui ne s’est jamais réellement tari, les positions de Rudolf Münz (1931-2008), historien du théâtre est-allemand, font figure d’exceptions. Son approche, plus historique que formaliste, s’inscrit dans le contexte spécifique des études théâtrales en RDA, mais elle a contribué dans l’Allemagne réunifiée à renouveler en profondeur l’historiographie théâtrale. C’est dans un court texte programmatique écrit peu de temps avant la chute du mur de Berlin qu’il expose ses perspectives méthodologiques et formule une notion de théâtralité qui cherche moins à proposer une définition intemporelle du théâtre qu’un outil heuristique destiné à observer autrement une histoire du théâtre dont il juge alors l’analyse insuffisante. Ce compte rendu cherchera à exposer les fondements et aboutissements de la théorie de la théâtralité développée dans ce texte, dont je propose par ailleurs la traduction2.

Une autre histoire du théâtre / l’histoire d’un autre théâtre

3Le projet de Rudolf Münz s’inscrit dans le développement de la Theaterwissenschaft de l’après-guerre, dont l’assise institutionnelle se consolide à l’Ouest comme à l’Est. Professeur à l’Université de Berlin, puis à la Theaterhochschule de Leipzig, Rudolf Münz participe activement en RDA au renouvellement d’une discipline qui s’est fortement compromise avec le régime national-socialiste. S’il faut attendre la fin des années 1960 pour que cet héritage commence à faire l’objet en RFA d’un réel travail critique, les chercheurs est-allemands ont très tôt cherché à se démarquer des routines scientifiques et des points aveugles dans lesquels s’est enferrée l’historiographie du théâtre. Dès 1974, Rudolf Münz et son collègue berlinois Joachim Fiebach en appellent à une refonte systématique des définitions usuelles du théâtre, en mettant l’accent sur la diversité des phénomènes sociaux qui font appel à des procédés théâtraux. Le théâtre, en tant que « forme d’organisation sociale et art », se voit ainsi défini comme une « fonction de la société, dont il sert les intérêts3 ». Dès lors, faire l’histoire de cet art ne saurait se limiter à établir un catalogue raisonné des grandes œuvres : ce qu’il convient d’analyser, c’est plutôt « le phénomène social et artistique qu’est le théâtre, qui se définit dans son développement concret et historique par une unité de conceptions, de pratiques, d’institutions et de modes de réception artistiques4 ».

4Ce qui est rejeté, comme le rappelle le texte plus tardif de Rudolf Münz, c’est avant tout une histoire positiviste du théâtre qui collerait trop au canon du théâtre national allemand. En se focalisant sur les grandes œuvres, la Theaterwissenschaft allemande n’a fait ainsi que reprendre à son compte l’idéologie bourgeoise sur laquelle s’est bâti ce récit national, dont les sources remontent principalement au xviiie siècle. C’est en effet à cette période que s’élabore en Allemagne une véritable réforme du théâtre, inscrite dans le projet des Lumières : des auteurs et théoriciens comme Gottsched ou Lessing formulent la nécessité d’un répertoire théâtral spécifiquement national, qui ne peut être fondé que sur une écriture dramatique précise. Les ramifications de ce projet sont bien connues : littérarisation de la pratique théâtrale, invention par Lessing de la tragédie bourgeoise, rejet des formes propres aux troupes ambulantes et aux pratiques théâtrales populaires (improvisation, figure du Hanswurst et de l’Arlequin, héritage de la commedia dell’arte), projet d’un théâtre national… Aux yeux de Rudolf Münz et de Joachim Fiebach, cette réforme bourgeoise du théâtre s’apparente à une entreprise de disciplinarisation, qui ne saurait prétendre être l’objet d’analyse exclusif de l’historiographie théâtrale. Dans une optique clairement marxiste et brechtienne, il s’agit alors de dévoiler les conditions idéologiques de cette histoire théâtrale bourgeoise, mais aussi de remettre au jour une histoire souterraine des pratiques oubliées ou occultées. C’est justement ce qu’entreprend dans les années suivantes Rudolf Münz, en publiant une longue monographie sur « l’autre théâtre » allemand des Lumières, sur la persistance, malgré les rejets et persécutions, de formes théâtrales populaires tout au long du xviiie siècle, qui remettent en question la téléologie linéaire de la réforme théâtrale bourgeoise5. Ce questionnement reste naturellement au cœur de ses préoccupations lors des décennies suivantes, comme en témoigne le texte proposé ici en traduction, où il expose les fondements méthodologiques d’une histoire du théâtre allemand en plusieurs tomes qui ne verra jamais le jour : au lieu d’écrire une « histoire du théâtre national allemand », il faut établir une « histoire nationale du théâtre allemand » ouverte aux contacts avec d’autres cultures européennes, voire extra-européennes.

Du formalisme à l’historicisme

5Le but du texte est clair : proposer une assise théorique et méthodologique solide à une historiographie théâtrale décloisonnée et attentive aux manifestations multiples de la théâtralité dans la société. Le caractère programmatique de l’essai tend cependant à opacifier en partie ce projet : les ellipses sont nombreuses, tout comme les références allusives à des travaux de recherche passés ou en cours ; l’éventail des phénomènes pris en compte – du théâtre bourgeois aux textes de Galilée en passant par la théâtralité du Concile de Trente – donne le vertige ; les arrière-plans théoriques, affichés (marxisme, psychanalyse…) ou non (Foucault…), ne sont pas nécessairement explicités. Cela n’a pas empêché ce texte écrit en 1989 et repris en 1998 dans un recueil des écrits de Rudolf Münz de devenir la pierre angulaire de nombreux travaux qui ont tenté d’en appliquer les principes et d’en prolonger les intuitions. La principale raison de ce succès réside dans la définition très singulière que le théoricien donne du concept de théâtralité. Pour en clarifier les enjeux, il convient donc de l’inscrire dans le débat plus général qui agite les études théâtrales — mais pas seulement — au sujet de cette notion.

6Comme je l’ai indiqué, le concept de théâtralité vise en général à circonscrire ce qu’il y a de spécifiquement théâtral dans le théâtre. Dans la lignée des recherches sur la littérarité, l’optique y est le plus souvent formaliste, dans le sens où il s’agit de définir des critères de démarcation stables permettant de différencier le propre des phénomènes théâtraux. On se souvient ainsi de la définition canonique de Roland Barthes, pour qui la théâtralité,

c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur6.

7La proposition de Barthes s’inscrit pleinement dans une volonté provocatrice de démarcation par rapport à une définition littéraire du théâtre. La plupart des propositions suivantes chercheront à s’éloigner de cette confrontation à la littérature, mais prolongeront ce geste de définition d’une nature propre, de recherche des « paramètres communs à toute entreprise théâtrale depuis l’origine7 ». Il ne s’agira pas ici de rendre compte du foisonnement international de cette discussion8. On peut néanmoins noter que cette dernière prend plus généralement place dans un contexte où se manifeste, bien au-delà des études théâtrales, un intérêt croissant pour les phénomènes de théâtralité. En parallèle des tentatives formalistes, de nombreuses disciplines ont en effet recours au concept, au premier rang desquelles la sociologie interactionniste. Dans le sillage de cette tradition états-unienne, Erving Goffmann tente ainsi d’analyser les mises en scène de soi que les individus mènent au quotidien dans leurs interactions avec les autres9. Dans ce cadre, la théâtralité devient une véritable « propriété du quotidien10 ». Face à ces usages (parfois abusifs) de la métaphore théâtrale, de nombreux commentateurs tentent de prendre en compte cette double facette du concept, qui permet de qualifier des œuvres strictement théâtrales comme des phénomènes sociaux où se met en place une certaine forme d’ostension, de mise en scène et de relation entre observateurs et observés11. En Allemagne, la discussion est par ailleurs médiée par la figure de Brecht, qui avait déjà mis en lumière cette théâtralité quotidienne dans les textes qu’il consacre au « théâtre de la rue », prototype d’une épicisation du théâtre dramatique12.

8Néanmoins, cette attention à la nature plurielle de la théâtralité artistique et sociale aboutit rarement à des définitions qui délaisseraient un formalisme intemporel et anhistorique au profit d’une approche plus sensible à la diversité historique des phénomènes qualifiés de « théâtre ». C’est justement là toute l’originalité du projet de Rudolf Münz. En bon marxiste et héritier de la pensée de Brecht, son geste principal consiste à historiciser le concept. Sous sa plume, la théâtralité n’est plus le nom d’une nature propre du théâtre, mais devient celui d’une relation conflictuelle entre plusieurs phénomènes sociaux liés au théâtre. Dans une approche foucaldienne, Rudolf Münz privilégiera même le concept de Theatralitätsgefüge (dispositif de théâtralité). Dans cette perspective, parler de théâtralité, c’est avant tout parler de « théâtralité d’une époque » (Theatralität einer Epoche, p. 70). On ne saurait se limiter à une définition unique et transhistorique. Au contraire, la principale innovation de cette approche réside dans la possibilité d’analyser les contacts et les conflits entre des formes différentes de théâtralité à différents moments de l’histoire du théâtre et de la société. Ces formes de théâtralité reposent cependant sur un principe et une structure communs. D’un côté, toutes ont à voir avec des phénomènes d’ostension (Rudolf Münz parle d’ostentazione et de Zur-Schau-Stellen, de « donner-à-voir », p. 68-69) : s’il y a quelque chose que les phénomènes théâtraux — du théâtre d’art à la mise en scène de soi dans la vie quotidienne — ont en partage, c’est une certaine façon de se donner aux regards extérieurs. Mais la recherche d’un dénominateur formel commun s’arrête là.

9De l’autre côté en effet, la théâtralité d’une époque se définit avant tout par la relation dynamique et donc mouvante entre quatre grands types de phénomènes sociaux, différenciés dans le texte par des choix typographiques qui ne sont pas forcément faciles à suivre. L’analyse devra bien sûr prendre en compte le théâtre au sens le plus classique du terme, c’est-à-dire les différentes manifestations de l’art théâtral dominant. Mais ce dernier ne saurait être considéré isolément : il doit être mis en relation avec la théâtralité quotidienne (mise en scène du pouvoir, fêtes, cérémonies, rites…), que Rudolf Münz nomme « théâtre ». On retrouve là les deux objets classiques de la recherche sur la théâtralité (du théâtre et de la société), mais le théoricien allemand complète cette typologie par deux autres phénomènes. D’une part, l’historiographie théâtrale ne saurait faire l’impasse sur les formes de rejet du théâtre (discours théâtrophobes, censure…), qui s’attaquent souvent aux deux premiers types : le non-théâtre n’est pas qu’une norme extérieure à la théâtralité d’une époque, il participe pleinement à sa définition. D’autre part, Rudolf Münz prolonge son intérêt pour un « autre théâtre » en qualifiant de ‘théâtre’ des pratiques spectaculaires « ultra-artificielles » (supra-artifiziell, p. 70) et subversives, qui n’hésitent pas à « démasquer » (ent-larvt, p. 70) les mécanismes au cœur des modes dominants d’ostension du théâtre et du « théâtre ». La théâtralité est quant à elle définie comme le réseau relationnel dynamique entre ces quatre grands types de pratiques, tel qu’il se donne à voir à un moment donné de l’histoire. On peut reformuler cette quadripartition, où chaque élément doit être pensé en relation avec les autres, de la façon suivante :

  • théâtre : formes hégémoniques de l’art théâtral à une époque donnée

  • « théâtre » : recours à des formes théâtrales dans la vie sociale (mise en scène du pouvoir, rites, fêtes, cérémonies…)

  • non-théâtre : ensemble des discours et dispositifs dénonçant ou s’opposant au théâtre (discours théâtrophobes, censure…)

  • ‘théâtre’ : formes théâtrales dominées, qui misent sur une artificialité revendiquée (pratiques carnavalesques, giulari, commedia dell’arte…) et s’opposent par cela au théâtre et au « théâtre »

10Le déplacement opéré est majeur : l’approche de Rudolf Münz est résolument tournée vers une historicisation des formes de théâtralité, plutôt que vers une définition esthétique décontextualisée des phénomènes théâtraux. Elle transmet à la recherche future un travail d’une très grande ambition : pour écrire l’histoire du théâtre, on ne saurait désormais plus se contenter des grandes œuvres de l’art théâtral. Il faut également étudier les relations (de parallélisme, de contact, d’opposition) qu’elles entretiennent avec la culture spectaculaire plus générale d’une époque, tout en étant attentif aux adversités auxquelles le théâtre se confronte et aux pratiques qui le subvertissent. Toute époque se caractérise donc par des jeux de pouvoir entre ces types, dont il convient de retracer finement les manifestations. Enfin, un tel décloisonnement de la discipline provoque inévitablement une diversification des objets d’études : les spectacles et les pratiques strictement théâtrales restent au cœur du travail bien sûr, mais elles sont mises en regard d’autres pratiques sociales et des discours sur le théâtre (topos du theatrum mundi, etc.). Afin de donner un exemple d’application concrète de ce programme, Rudolf Münz achève donc sa réflexion par la présentation de trois grandes formes concurrentes de théâtralité observables dans le théâtre de l’époque moderne. La Theatralität der Repräsentation (p. 72, « théâtralité de la représentation »), propre aux sociétés européennes féodales, mise sur une ostension affichée que l’on retrouve sur scène, mais aussi dans la mise en scène du pouvoir. Sa fonction est avant tout idéologique : en affichant sa nature foncièrement théâtrale, elle met en scène des individus séparés du reste de la communauté et fige dès lors des rapports de pouvoir. Ses manifestations sont très diverses et vont des cérémonies politiques et de la culture spectaculaire des cours à l’opéra, à l’esthétique baroque et aux mises en scène du Concile de Trente ou du Congrès de Vienne. Elle se voit progressivement supplantée par une Theatralität der Individuation (p. 74, « théâtralité de l’individuation »), propre à la culture bourgeoise et capitaliste. Ici, la théâtralité est bien présente, mais elle est cachée sous le culte moderne du naturel : le masque est toujours là, mais il s’agit désormais du masque de la langue et du caractère individuel. Là encore, les manifestations de cette forme sont très diverses : elles sont particulièrement présentes dans l’art théâtral à partir du xviiie siècle et des grandes réformes de l’art du comédien, mais elles trouvent de premières formulations dans des domaines plus inattendus, comme celui de l’écriture scientifique à partir de Galilée. Dernière forme de théâtralité : le Harlekin-Prinzip (p. 77, « principe d’Arlequin »), terme par lequel Rudolf Münz désigne des pratiques théâtrales critiques des deux premières formes de théâtralité et en ce sens intimement liées au ‘théâtre’, cette dernière composante de toute théâtralité d’une époque capable de démasquer les idéologies et faux-semblants des scènes officielles (théâtre) et du spectacle du pouvoir (« théâtre »). La figure d’Arlequin et ses avatars (Hanswurst, les giulari, les fous…), présentes sur les scènes comme dans la culture quotidienne populaires, cristallisent une théâtralité affichée et intimement liée à une culture du rire subversive et par conséquent dangereuse. Malgré les tentatives de normalisation et de domestication, cette forme de théâtralité a su à de nombreuses reprises s’immiscer jusque dans les pratiques artistiques et sociales les plus visibles — Rudolf Münz cite ainsi régulièrement le cas de Molière — et a réussi à subsister sous de nombreuses formes jusqu’à aujourd’hui.

Portées d’un programme

11Le texte programmatique de Rudolf Münz annonçait la parution d’une monumentale Histoire du théâtre en sept tomes, dont l’écriture serait guidée par les principes théoriques et méthodologiques exposés par le théoricien. Le projet ne s’est jamais réalisé. Néanmoins, ses propositions ont eu une portée qui a largement dépassé les bornes historiques qu’il semblait alors avoir en tête, à savoir l’époque moderne, de la Renaissance au triomphe du capitalisme au xixe siècle. Ce succès provient en grande partie du fait que l’historien est parvenu à proposer un modèle qui prend en compte la diversité des phénomènes de théâtralité sociale et artistique, sans pour autant renoncer à un concept solide de théâtre au profit de notions plus larges comme celle de « performance », comme on a pu l’observer dans les Performances Studies états-uniennes. Par ailleurs, si Rudolf Münz prolonge d’une certaine manière l’intérêt initial des études théâtrales germanophones pour les questionnements anthropologiques, sa description de la théâtralité ne fait pas pour autant du théâtre d’art un dérivé de formes spectaculaires originaires comme le rite, comme le font chacun à leur façon Victor Turner ou Richard Schechner13. L’approche est donc moins généalogique que diachronique et invite à délaisser la recherche de formes élémentaires du théâtre pour se concentrer sur les contacts à certains moments de l’histoire entre théâtralité artistique et théâtralité sociale.

12Dans le paysage de l’Allemagne unifiée, l’institut d’études théâtrales de Leipzig occupe une place toute particulière au sein de la discipline, dont il devient le seul représentant est-allemand14. Ce sont d’abord les élèves et collègues de Rudolf Münz qui vont y prolonger le geste historiographique initial. Stefan Hulfeld propose ainsi très tôt une relecture et une clarification des concepts au cœur du « dispositif de théâtralité » : sous sa plume, le théâtre — les formes officielles du théâtre artistique — devient « art théâtral », le « théâtre » — désignant la théâtralité sociale normée — « théâtre de la vie » et le ‘théâtre’ — qui qualifie les formes de théâtralité artistiques et sociales subversives — « jeu théâtral15 ». Cette terminologie remaniée lui sert à prolonger l’intérêt de son professeur pour le théâtre des Lumières, comme le fera un peu plus tard Friedemann Kreuder16. Des projets plus ambitieux ont également vu le jour : Andreas Kotte se sert ainsi de la typologie de Rudolf Münz pour écrire une introduction générale à l’histoire du théâtre européen17 et pour proposer sa propre théorie de la théâtralité18, tandis que Gerda Baumbach s’est employée à écrire une anthropologie de l’acteur en Occident en recourant comme son collègue à une diversité remarquable de sources19.

13Je terminerai avec deux exemples récents, montrant la diversité d’application d’une approche méthodologique qui se voulait moins rigide qu’ouverte aux recherches futures. S’intéressant aux processus de catégorisation raciale sur les scènes allemandes contemporaines, Hanna Voss s’est ainsi proposé d’extraire le modèle de Rudolf Münz du contexte historique moderne. Afin d’étudier les formes de communication des stéréotypes raciaux entre les plateaux et la société, elle relit des affaires récentes de blackfacing à partir des concepts de théâtre et de « théâtre », tout en s’interrogeant sur les conditions de possible d’un ‘théâtre’ dans ce contexte, d’un jeu parodique de désassignation identitaire sur la scène20. Ingo Rekatzky s’inscrit quant à lui plus directement dans le sillage des travaux de Rudolf Münz, lorsqu’il s’intéresse au cas de l’opéra de Hambourg au tournant du xviie et du xviiie siècle. Mais il renouvèle en profondeur les analyses classiques de la réforme théâtrale des Lumières, en déplaçant l’attention un petit peu en amont. Un siècle avant la tentative d’édification d’un théâtre national à Hambourg, à laquelle le nom de Lessing est attaché, « l’Opéra du Marché aux oies » (1678-1738) est le premier théâtre à s’installer durablement dans l’espace urbain dans le Nord protestant de l’Allemagne. Son existence n’est pas de tout repos : durant ses premières années, il fait l’objet de vives attaques de la part de pasteurs piétistes, qui dénoncent des représentations impies qui mélangent le ciel et la terre et vont jusqu’à remettre en question la légalité même de toute activité théâtrale en pays chrétien (non-théâtre). Cette première querelle du théâtre à Hambourg finira par se résoudre au bénéfice des artistes, mais Ingo Rekatzky montre bien comment ces derniers ont dû aseptiser leur discours et leurs pratiques pour ne donner aucune prise à la théâtrophobie adverse (théâtre). En ce sens, les évènements du tournant du siècle annoncent la grande réforme théâtrale des Lumières, dans le sens où le théâtre doit y prouver qu’il est avant tout une représentation de la réalité et de la nature et qu’il ne prétend en aucun cas intervenir dans les questionnements ultra-mondains : la querelle prépare le terrain à la dévalorisation des pratiques théâtrales populaires et subversives (‘théâtre’) qu’un Gottsched entérinera quelques années plus tard21.

14La théorie de Rudolf Münz n’est pas exempte de défauts : dans son caractère elliptique, elle court le risque d’un systématisme dont il faut être vigilant. Il me semble cependant que son approche cherche moins à établir un système qui déterminerait les grandes évolutions de l’histoire du théâtre européen qu’à fournir un ensemble conceptuel souple, laissant une grande liberté aux chercheurs et chercheuses dans le choix des phénomènes qu’ils/elles souhaitent étudier et des sources pour le faire. Il reste à espérer que la traduction de ce texte suscitera auprès du public francophone un intérêt pour cette approche historique et décloisonnée de la théâtralité.