La dernière reine
1Mme de Staël avait prévenu le tribunal révolutionnaire : « En l’immolant, vous la consacrez à jamais ». 250 ans après la naissance de l’archiduchesse autrichienne, des moissons régulières de publications viennent sans cesse confirmer la perspicacité de la prédiction. Dans le sillage des récentes célébrations en tous genres et après les biographies de Simone Bertière, Évelyne Lever ou Antonia Fraser, après surtout le film de Sofia Coppola, la collection « Bouquins » propose un volume dédié à la dernière des reines de France. Catriona Seth, qui en est l’auteur, se démarque pourtant de ces précédents en offrant à la fois une synthèse et une mise en perspective critique de cette très abondante littérature.
2L’ensemble est constitué de trois grands volets : un essai introductif, une anthologie de textes, et enfin un dictionnaire de 250 articles, depuis « Adélaïde de France » jusqu’à « Zweig, Stefan », en passant par « Alimentation », « Cléry », « Inoculation », « Musique », « Prénoms », « Teint », ou « Varennes-en- Argonne », sans compter de multiples annexes (chronologie, bibliographie, index).
3Une telle disposition permet de multiplier les angles, conformément à l’idée inaugurale d’une identité sinon insaisissable, du moins multiple et diverse, diffractée selon les témoignages, les époques, les positions idéologiques, et même les identités sexuelles. L’ensemble est en outre traversé par une question centrale et récurrente : comment distinguer personne publique et personne privée, personnage historique et figure mythique ? L’essai très stimulant de Catriona Seth repose sur l’idée de cette identité systématiquement niée ou mise à mal. Les marchandages de la politique internationale — on cède une princesse autrichienne à la couronne de France —, plus tard une iconographie incontrôlée et jamais satisfaisante esquissent la figure d’une femme qui ne s’appartient pas, bientôt livrée aux rumeurs les plus scandaleuses. Objet d’exécration, Marie-Antoinette est aussi la victime paradoxale d’une accélération du temps qu’elle avait contribué à promouvoir, en s’engageant « dans le mouvement au lieu de représenter l’immuable ».
4Les documents présentés dans l’anthologie font l’objet d’introductions très précises. Disposés dans l’ordre chronologique, ils peuvent tous se lire selon la problématique de l’intime et du public. En relèvent au premier chef les lettres de Marie-Antoinette à sa mère, Marie-Thérèse d’Autriche, correspondance dont Catriona Seth offre ici l’édition la plus complète jamais procurée. Si la dauphine y évoque sans détours des questions qui semblent très intimes — la consommation de son mariage, la possible impuissance de son mari (« il est bien constitué, il m’aime et a bonne volonté, mais il est d’une nonchalance et paresse qui ne le quittent jamais que pour la chasse ») —, c’est que le corps de la princesse ne lui appartient pas, déjà. D’où les évocations incessantes, et déroutantes, d’un corps qui rattrapera d’une autre façon la reine Marie-Antoinette.
5Telle sera en effet la grande affaire des auteurs des pamphlets. Catriona Seth édite le plus ancien d’entre eux, Les Amours de Charlot et Toinette, vraisemblablement issu des milieux proches de la Cour : en 1779, il fantasme sur le mode burlesque les amours illicites de la reine avec son beau-frère, le comte d’Artois. Très loin de la veine ordurière, ce texte ouvre pourtant la voie à la littérature la plus violemment pornographique qui proliférera après l’affaire du collier et pendant la Révolution.
6La période révolutionnaire est représentée à travers les témoignages (Edmund Burke, Mme de Charrière) diversement disposés, à tous égards, de contemporains de Marie-Antoinette. À un pamphlet d’inspiration poissarde, succède, beaucoup plus effrayante, une brochure intitulée « J’attends le procès de Marie-Antoinette » qui rompt avec l’obscénité au profit d’une glaciale prosopopée de la Guillotine ; dans ce texte où la rhétorique judiciaire est justifiée par l’imminence du procès, les attendus prennent la forme d’un « j’attends » qui scande le texte, lui-même renfermé sur les mots suivants : « Viens à la machine qu’on nomme Guillotine ».
7Au procès lui-même, le volume accorde une large place en fournissant de très riches matériaux historiques : les Réflexions sur le procès de la reine par une femme de Mme de Staël précèdent les pièces du procès lui-même. Les chefs d’accusation se mêlent, parfois se contredisent : Marie-Antoinette est accusée pêle-mêle d’être à l’origine de la ruine de son pays pour avoir fait passer des sommes considérables à l’Autriche, d’avoir organisé la disette d’octobre 1789 ; elle est dite responsable de la journée du 10 août… Le point d’orgue est évidemment l’accusation d’inceste :
la veuve Capet, immorale sous tous les rapports, et nouvelle Agrippine, est si perverse et si familière avec tous les crimes, qu’oubliant sa qualité de mère et la démarcation prescrite par les lois de la nature, elle n’a pas craint de se livrer avec Louis-Charles Capet, son fils, et de l’aveu de ce dernier, à des indécences dont l’idée et le nom seul font frémir d’horreur.
8L’accusation, lancée par Hébert, conduit au périodique de ce dernier, Le Père Duchesne, qui fait part « au sujet du raccourcissement de la louve autrichienne » de « la plus grande de toutes les joies du Père Duchesne ». Les références animalières, ponctuées de foutre, jalonnent les deux feuilles reproduites ici.
9Après la mort de la reine, les mémoires prennent le relais : ceux de Soulavie, d’Élisabeth Vigée-Lebrun, de la baronne d’Oberkirch, du comte d’Hézecques, ou, plus pathétiques, de Madame Royale, restée seule au Temple après les exécutions de ses deux parents, de sa tante et la mort de son frère et de Rosalie Lamorlière qui relate les derniers jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie, où elle la servit jusqu’à son exécution. Ce sont ensuite les historiens et les écrivains qui succèdent aux témoins : on ne trouvera ici ni Alexandre Dumas, ni Stéphane Zweig dont les œuvres, largement diffusées, sont écartées au profit de textes moins connus ou moins accessibles : une Mascarade à Trianon d’Arsène Houssaye ressuscite sur le mode de la fantaisie la reine du Hameau et du jardin anglais ; elle y rencontre Rousseau pour parler jardins et nature…
10Plus sérieusement, la biographie des frères Goncourt, intégralement reproduite, multiplie témoignages et analyses. Les auteurs s’attachent en particulier à élucider les origines de la haine violente que suscite Marie-Antoinette :
Louis XVI aimait la reine. Il l’aimait d’un amour que les Bourbons n’avaient accordé jusqu’alors qu’à leurs maîtresses ; et c’est une remarque fort juste d’un contemporain, qu’en héritant d’un pareil amour, Marie-Antoinette avait aussi hérité des haines et des ennemis d’une maîtresse de roi.
11Ils observent également la concentration sur la personne de la souveraine des inimitiés successives de la Cour, de la Ville et même de l’Europe entière au point qu’elle ne suscitera « que des sympathies froides dans sa maison même, dans cette patrie à laquelle elle devait tant d’ennemis ».
12Parce qu’elle évite les fadeurs de l’« École trumeau », la biographie des Goncourt s’attire les éloges de Barbey d’Aurevilly, lui-même fanatique de « cette gladiatrice de la beauté, de l’esprit, de la grâce suprême, cette jeune épouse qui ressemble à l’Archange du mariage chrétien ». On s’étonnera de voir en Barbey, comme en Léon Bloy, présent lui aussi dans le recueil, un précurseur très inattendu des gender studies : « À l’heure où elle apparaît dans l’Histoire, Marie-Antoinette y représente toutes les femmes légitimes ; et quand la révolution la frappe, ce n’est pas seulement une femme, mais c’est le Droit même de la Femme qui tombe frappé et décapité avec elle ! ». Léon Bloy, en des formules inspirées, interroge la fascination qu’exerce le personnage historique :
La reine Guillotinée, première du nom, règnera par-dessus tous les diadèmes des empereurs et des rois et par-dessus le tortil d’abjection de nos burgraves parlementaires.
13Au rebours de l’hagiographie inconditionnelle, qu’il condamne pour sa niaiserie (« Tout cela est conçu dans ce goût marécageux de pleurnichage faux et exécrable dont l’imagerie dévote paraît avoir le secret et qui découragerait même du vice, si d’aussi bêtes images en étaient manufacturées »), Léon Bloy observe que « Marie Antoinette n’est si profondément touchante, elle ne s’empare des âmes avec une si profonde puissance d’émotion que parce qu’elle n’est pas une sainte ».
14Enfin trois études récentes referment l’anthologie : elles insistent sur la profonde misogynie d’une révolution virile. Une nouvelle ligne de fracture s’impose : les troupes antimonarchistes se sont adjoints les puissants renforts de la phallocratie ambiante. Chantal Thomas (« L’héroïne du crime », in La Carmagnole des Muses, Jean-Claude Bonnet dir. 1988) étudie les pamphlets pornographiques qui cristallisent la haine du pouvoir absolu sur la personne de la reine, dont le corps, supposé se prêter aux pires abjections, est livré en pâture au public. C’est dans la continuité de cette analyse que s’inscrivent les travaux de Lynn Hunt (« La Mauvaise mère », in Le Roman familial de la Révolution française, 1995) et Sarah Maza (« Le collier de la reine », in Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, 1997). Toutes deux soulignent la responsabilité de Rousseau, et de sa Lettre à d’Alembert de 1758, où, s’en prenant au métier de comédien, le philosophe de Genève stigmatisait aussi le rôle grandissant des femmes dans l’espace public. Marie-Antoinette est devenue pour les révolutionnaires le principe et l’emblème de cet affaiblissement du pouvoir mâle — sa collusion possible avec des intrigants de bas étage n’arrange évidemment rien — et de l’insupportable confusion des titres et des sexes.
15On retiendra enfin que le dictionnaire qui fait suite à l’anthologie la corrige à certains égards, rectifie le tir, restaure l’histoire dans ses droits tout en reconduisant dans son principe même — la multiplication des angles — l’idée qui fonde l’entreprise.
16Au fil de sa propre existence et de ses développements littéraires, Marie-Antoinette est devenue l’héroïne d’un roman noir, trop noir, en comparaison duquel toute littérature a pu paraître insignifiante. Tel est l’avis des Goncourt. Évoquant les lectures de la reine au Temple, ils observent :
Mais quels livres dont la fable ne soit petite et l’intérêt médiocre, auprès du roman de ses infortunes ?
17La reine de papier peut naître, et c’est à elle, bien plus qu’à la figure tragique d’une princesse abandonnée, que rend justice la somme de Catriona Seth. Le lecteur, auquel sont proposés des documents jusqu’alors peu connus ou difficilement accessibles, est invité à confronter les regards, à croiser informations et points de vue, et à prolonger la rêverie par la réflexion.