Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juillet 2024 (volume 25, numéro 7)
titre article
Corentin Jan

Rudolf Münz, Théâtralité et théâtre. Réflexions liminaires dans le cadre du projet de recherche « Histoire du théâtre »

Traduction de Rudolf Münz, « Theatralität und Theater. Konzeptionelle Erwägungen zum Forschungsprojekt “Theatergeschichte” », Theatralitätund Theater. Zur Historiografie von Theatralitätsgefügen, édité par G. Amm, Berlin, Schwarzkopf und Schwarzkopf, 1998 [1989], EAN 3896021990.

[Lire en V.O.]

I

1Le Congrès de l’Association des artistes de théâtre de RDA a confié aux historiens du théâtre de RDA la mission et la tâche d’écrire une histoire du théâtre. […]

2Si l’on met de côté toutes les autres difficultés que l’on peut rencontrer, la situation théorique et méthodologique actuelle de l’historiographie théâtrale est la suivante : sur beaucoup de points, tout le monde est relativement d’accord sur la façon dont il ne faut pas procéder ; quant à la manière dont on peut et doit procéder, rien n’est moins assuré.

3D’une part, on peut noter une certaine unanimité concernant ce à quoi un tel projet ne doit pas ressembler, si l’on souhaite correspondre aux exigences scientifiques de cette fin de millénaire :

  • une représentation positiviste, linéaire, chronologique et descriptive, au sens d’une « histoire d’exploits fondée sur de grandes œuvres1 » ; on a déjà exposé la raison méthodologique de ce refus2 ;

  • une représentation sous la forme d’un déroulé historique de biographies et de monographies, aussi exhaustive qu’elle puisse être ;

  • une démarche à la méthodologie similaire pour toutes les époques et périodes historiques ;

  • un simple « supplément » à une histoire générale, à une histoire culturelle ou aux histoires d’autres arts.

4D’autre part, on peut noter une certaine unanimité sur la nécessité :

  • de circonscrire et décrire au sein du mouvement historique général les processus complexes de transformation et les changements historiquement décisifs de la fonction du théâtre « en soi » ou, pour le dire autrement, d’écrire à la place de l’histoire du théâtre national allemand une histoire nationale du théâtre allemand3, en tenant compte d’une part des relations entretenues avec d’autres cultures théâtrales et d’autre part des exemples et modèles propres à notre territoire – là cela est possible – ;

  • de prendre absolument en compte l’évènement que constitue l’émergence du prolétariat, du mouvement ouvrier et du socialisme, raison pour laquelle le milieu du 19e siècle constitue le point de départ, guidant l’analyse non seulement en « aval », mais aussi en « amont », avec en ligne de mire de la réflexion le théâtre de la RDA ;

  • d’employer des méthodes d’analyses avec une forte capacité d’abstraction ;

  • de dépasser des difficultés de taille, qui ne relèvent pas seulement de l’état insatisfaisant / catastrophique des connaissances empiriques dans notre propre domaine (cf. notre retard significatif vis-à-vis de toutes les autres disciplines artistiques), mais également surtout de la nécessité que nous avons de reprendre et adapter le savoir développé ailleurs (sur la fête, le carnaval, l’utopie, la culture du rire, etc…) – autant de phénomènes qui ne sont pas l’objet propre d’une seule discipline universitaire.

5À ce stade de la conception du projet, nous prévoyons l’écriture d’une histoire du théâtre en sept tomes, dont les trois premiers seront consacrés à la culture théâtrale du précapitalisme et du capitalisme naissant, le quatrième au théâtre à l’époque du capitalisme avancé, de l’impérialisme et de l’émergence du socialisme et le cinquième au théâtre de la RDA. Un sixième tome offrira un aperçu général et territorialisé du théâtre en RDA et le septième consistera simplement en une chronologie générale. Pour le moment, la question de savoir s’il faut inclure une analyse par genres théâtraux ainsi qu’une description différenciée du théâtre dans d’autres pays germanophones reste ouverte.

6Dans ce qui suit, je proposerai quelques réflexions introductives concernant le contenu des trois premiers tomes.

II

7Ces premières remarques imposent une division de l’objet d’analyse en trois parties. Cette division correspond à une triple approche théorique et méthodologique de la théâtralité et du théâtre compris comme phénomènes sociaux.

8En ce qui concerne l’usage, répandu à travers les disciplines, du concept de théâtralité, il est nécessaire dans l’état actuel de la recherche de saisir que, mis à part son utilisation métaphorique et journalistique,

  1. son champ originel d’application est celui de la représentation de soi quotidienne et de la culture des rites, des fêtes et des célébrations,

  2. qu’y correspond un usage spécifique au sein de l’historiographie théâtrale.

9Dans tous les cas, il est nécessaire d’opérer une analyse historicisée du phénomène de la théa et de sa fonction d’ostentazione4, sans lesquels le concept de théâtralité est vide de sens et inutile. Alors que le jeu et la fête comptent parmi les « universaux anthropologiques » fondateurs de tout culture, il faut attendre la croissance de la population au moment de l’émergence des villes — et la satisfaction décroissante des désirs qui l’accompagne — pour que gagne en importance « ce qu’en grec on nomme simplement le “spectacle”, la théa. Les villes amies et les sanctuaires s’envoient les uns aux des émissaires pour participer au ‘spectacle’. En grec, ces émissaires se nomment “gardiens du spectacle”, theoroi, leur domaine d’activité est la theoria. Paradoxalement, le mot et le concept de ‘théorie’ proviennent de la culture des célébrations antiques. Si la philosophie les a hissés au statut de ‘réflexion théorique’, c’est parce que le ‘spectacle’ abstrait de la pensée lui apparaissait comme quelque chose de festif et réjouissant5 ». Pour le citoyen grec, il y avait trois types de « spectacle » : la procession (pompé), la compétition sportive (agon) et les danses accompagnées de chants et de musique (choroi), pendant lesquelles on pouvait avoir recours à des éléments symboliques et ostentatoire : même si ces derniers étaient issus de jeux et de fêtes archaïques, on devait y abandonner l’unité originelle de la culture (cosmique) du rire (séparation du sacré et du profane, du comique et du tragique, de l’esprit et du corps…). Ce « spectacle » a ensuite été « dérobé par les chanteurs du bouc, les tragodoi6 », à qui on a consacré une construction architecturale spécifique : le théâtre. Le caractère interactionniste et communicationnel de tous ces phénomènes — véhiculé principalement par le corps (biologique et social) — ne fait pas de doute et c’est justement cela que la société s’est employée à réguler. Les exemples de la procession, de la compétition sportive, des danses et du jeu théâtral le montrent clairement. De ce point de vue, l’agora, le temple, le stade et le théâtre sont nécessairement et intimement liés, par-delà la seule période antique. Le processus historique menant au « théatron » et l’invention du théâtre par le biais de « l’ostentazione » (= fait d’exhiber, de montrer à voir, de mettre en spectacle, mais aussi vantardise, hypocrisie) prennent sens en tant que remplacement des « valeurs réelles » (transmises par le biais de symboles) de la culture archaïque du jeu, de la fête et du rire par les « valeurs d’exhibition », c’est-à-dire par « l’art ». Paradoxalement, le théâtre n’y est souvent pensable que comme synthèse d’autres arts, en excluant généralement ce qui fait son fondement véritable, le « corps ». Les débats à ce sujet déterminent pour une large part l’histoire du théâtre et ont été à l’origine d’une diversité extraordinaire de phénomènes, qui se sont souvent juxtaposés les uns aux autres.

10Afin d’analyser et de mesurer cette diversité, l’historiographie théâtrale récente différencie plusieurs types structuraux de théâtre, dont les contours conceptuels ne sont pas aisés à cerner. On se propose de considérer le théâtre et « théâtre » comme deux types fondamentaux. Pour le dire rapidement, on entend par théâtre l’art théâtral (« pur ») au sens le plus large du terme ; par « théâtre », on entend un certain comportement de/des êtres humains dans le domaine extra-artistique : représentation de soi quotidienne (gestes, vêtements, maquillage…), jeu des rôles sociaux, comportement lors d’évènements sociaux (cérémonies, parades, rassemblements...), formes de divertissement quotidiennes.

11Tout au long de l’histoire (du moins de l’histoire de la féodalité), les deux phénomènes n’ont cessé d’entretenir une relation étroite, malgré les normes visant à les séparer nettement l’un de l’autre. Cette relation est pour une grande part socialement déterminée et doit être interprétée à l’aune du processus historique de formation de l’identité personnelle.

12Pendant des siècles, on observe au sein des deux phénomènes une forte tendance à la normalisation du comportement ; pour cela, c’est la nature qui constitue le critère principal de jugement. « Le comportement déviant » se voit alors qualifié de « contre-nature », ainsi que de « théâtral » (au sens négatif de simulé, d’hypocrite, de trompeur). Historiquement, cela donne lieu à deux grandes formes de réaction :

  1. le rejet systématique de toute « théâtralité7 » (dans l’art comme au quotidien) et la valorisation des époques de non-théâtre, se caractérisant par l’idéalisation de la réalisation de l’identité.

  2. l’émergence d’un autre type structurel, le ‘théâtre’, qui s’oppose explicitement au théâtre et au « théâtre » et qui offre un regard critique sur la « théâtralité » de ces deux adversaires, la « dé-masque ». Son outil est ainsi très souvent le masque (c’est là sa facette destructrice) et il ne cesse de faire des références historiques à la situation « pré-théâtrale » de « l’âge d’or » (c’est là sa facette constructive). Ce ‘théâtre’ donne à voir de façon appuyée et consciente son aspect « contre-nature », c’est-à-dire ultra-artificiel. Son principal représentant, Arlequin, n’avait pas « de modèle dans la nature » et se présentait comme le « génie de la vie8 ».

13Non-théâtre + « Théâtre » + Théâtre + ‘Théâtre’
=
Théâtralité d’une époque

14La théâtralité ainsi comprise s’exprime dans une relation, et non dans un comportement. Elle n’a dans un premier temps aucune charge axiologique. Elle désigne une relation historique mouvante et dynamique entre le théâtre et le « théâtre ». C’est un système, dont les éléments ne cessent d’entretenir des relations conflictuelles et de reposer sur des parallélismes ; seules les nécessités de l’analyse autorisent à les observer isolément. En ce sens, la théâtralité — à la différence de l’usage de la notion dans d’autres sciences sociales — est en réalité le fil rouge à partir duquel on peut analyser l’histoire.

15À cause du peu de recherches présentement consacrées au théâtre, sans même parler du cas du « théâtre », la mise en œuvre de ce principe méthodologique présente de très grandes difficultés. C’est pourquoi nous faisons le choix de présenter dans les trois premiers tomes une description « pure » des grands types structuraux de théâtralité, sous la forme d’une esquisse provisoire. […]

161. Une première forme d’émergence d’une théâtralité se donnant à voir sans scrupule trouve son origine dans la nécessité sociale pour certains individus (chamanes, prêtres, princes, souverains) d’abandonner la relation d’unité primitive, collective, indifférenciée et symbiotique et de se placer – en tant que « non impliqués » – au-dessus de la sphère de la production matérielle immédiate, ce qui les force à jouer un rôle dans la réalité, c’est-à-dire de représenter fictivement quelque chose qu’ils ne sont pas9.

17En règle générale, ce paraître-plus-qu’être advient, pour ce qui est de sa production, indépendamment des capacités individuelles (des « traits de caractère »), il n’est donc pas seulement décorrélé de la recherche d’une identité personnelle, mais il exige souvent plutôt des instructions démoniaques ou divines. Le phénomène a plutôt lieu en public, il a une dimension corporelle. Sur un plan sensible, les « moyens artistiques » qui lui correspondent sont orientés vers une finalité (ornementale) : masque, costume, gestes corporels, métamorphose cosmétique (déterminée socialement) du corps naturel, etc. Un problème particulier, qu’il nous faut encore clarifier, concerne le « degré de tromperie » sur lequel ce paraître-plus-qu’être repose (rôle de l’idéologie entendue comme « fausse conscience », volonté d’atteindre la perte de conscience et l’extase, nécessité des religions en tant « qu’opium », relative pauvreté langagière et donc « spirituelle », etc.) ainsi que l’analyse des normes sociales qui le régissent (valeurs, interprétation des symboles, formes de mouvement, jeux de temporalité, etc.).

18Dans tous les cas, il s’agit là d’une forme qui contribue à une théâtralité de représentation, dans la vie comme dans l’art — ce qui n’a rien de négatif en soi ; les relations entre ces deux domaines sont par ailleurs particulièrement fécondes.

19Il est nécessaire de prendre tout particulièrement en compte les éléments suivants :

  • la relation à la (domination de la) nature y est ambivalente, avec une influence plutôt forte de la « nature primaire » (personnalité et processus primaires10) ;

  • la satisfaction de la jouissance de « tous » y est complexe. Le principe de plaisir est dominant, mais est en grande partie restreint et limité dans le temps ; la sauvegarde de la jouissance productive sous la forme de la « dépense » non-productive peut être vue comme l’exemple paradigmatique de cette forme de théâtralité, d’autant plus que celle-ci s’accomplit en public et ne cesse de miser toujours plussur sa valeur d’exhibition (cf. les saucisses et les pains géants « dépensés » par diverses autorités) ;

  • la relation à l’art théâtral (au sens strict) se caractérise, presque génétiquement, par les éléments suivants :

  • le jeu ne peut plus en aucun cas être rapporté à une quelconque forme de production (au sens d’un exercice des facultés sociales et productives qui se concrétisent dans des réalisations). Il doit être « pur » aux deux sens du terme :

  1. lors des tournois, de la chasse, des combats de chevaliers, des danses etc. en servant la représentation de soi,

  2. en étant un simple « divertissement », y compris pour le cas du cirque et du « jonglage », en détournant les principes des formes de communication qui avaient un double sens (cf. par exemple le funambulisme).

20Cette dynamique décisive s’amorce déjà au milieu du 12e siècle dans le domaine culturel ;

  • se trouve alors rejeté le théâtre conçu comme un jeu conscient (et artistique) de rôle (cf. par exemple les cultures anciennes du Proche Orient, mais également les diverses formes du mime) ;

  • si le théâtre peut avoir lieu, c’est à condition de faire preuve d’une grande théâtralité publique (cf. par exemple les cultures théâtres d’Extrême Orient) ;

  • l’apogée de cette forme de théâtralité se trouve dans le discours sur le « théâtre du monde » :

  1. chez Calderón et dans le théâtre baroque de manière générale,

  2. dans la conception de la Création divine comme « théâtre »,

  3. dans la « théâtralité » du Concile de Trente ou du Congrès de Vienne.

21En l’occurrence, le point décisif est que cette forme de théâtralité ne donne lieu à aucune communication, aucun accord social sur les contenus sociaux qu’elle dissimule (production – appropriation – répartition). C’est pourquoi ses principaux moyens stylistiques d’expression sont le monologisme et le sérieux, et ce malgré la relative tolérance envers le rire (social) et l’intégration de tout un « héritage » culturel — à la condition qu’il soit fondamentalement remodelé — (cf. le carnaval, les masques, certain éléments folkloriques et mythiques, dont l’exemple le plus absurde est sûrement la représentation du « monde renversé ») qui ne doivent pas nous tromper.

22L’horizon social dominant de cette théâtralité est clairement féodal, noble et aristocratique.

23Un tome […] pourrait présenter isolément ces phénomènes — de la Genèse de Vienne au « théâtre du monde » de Calderón, en passant par les Ludi Caesaraei et l’opéra. La relative faiblesse de l’empreinte laissée par cette théâtralité sur notre territoire (surtout à la suite de la Réforme) ne doit pas être analysée négativement comme un « manque », elle peut être vue positivement comme une « vertu » (cf. l’attitude de Thomas Müntzer, de Hus, des anabaptistes par rapport au théâtre et à la théâtralité11).

242. Il est fort probable qu’une deuxième forme de théâtralité, aimant cette fois à se tenir cachée, trouve son origine dans la nécessité sociale d’envisager le sujet et de la personnalité (insomma) comme la condition indispensable de la confrontation avec la nature et sa domination (= la productivité). Dans un premier temps, cette nécessité ne peut être pensée et revendiquée que sous la forme d’un programme, d’un idéal, d’une utopie, d’un but.

25Cette volonté de plus-être-que-paraître est pour une grande part dépendante des facultés individuelles (des « traits de caractère ») ; elle est liée à la recherche d’une identité personnelle, mais cette dernière n’a pas pour outil le corps, mais l’esprit. Elle est éloignée des aspects sensibles, beaucoup plus centrée sur la dimension langagière et a une fort part idéologique. Elle est par définition dirigée contre la première forme de théâtralité, elle trouve chez cette dernière — puisqu’elle lui est supérieure, car orientée vers la production — la résistance la plus énergique, ce qui renforce chez elle les éléments qui tendent vers une théâtralité de l’individuation (cachée, dissimulée). Ces éléments sont :

  • l’affirmation de l’identité personnelle

  • l’internalisation de normes indispensables à la « domination de la part naturelle de l’homme » et

  • la ruse non moins indispensable vis-à-vis des formes du pouvoir, afin de mettre en œuvre cette productivité.

26C’est pourquoi cette forme de théâtralité — dans ses manifestations quotidiennes et artistiques — ne doit pas non plus être interprétée d’emblée négativement.

27Plus encore que dans la première forme de théâtralité, le problème particulier qu’il reste à clarifier est celui du « degré de tromperie » : contre l’usage clairement assumé et offensif du masque de l’apparence extérieure et du jeu des rôles sociaux dans la première forme (masque, costume, maquillage, cosmétique, simulation), il s’agit ici de se dissimuler derrière un masque défensif, caché, en premier lieu le masque de la langue, puis le masque du caractère. C’est la maxime de vie cartésienne qui fait figure de paradigme : « A bien vécu celui qui a su rester caché12. » La langue comme instrument (de la connaissance, de la transmission de la vérité) et comme masque : entre ces deux pôles s’étend un champ gravitationnel très actif, dont ont surgi les performances brillantes de « l’art de la représentation » de Galilée13. David Hume s’est soulevé contre cette propension à un bavardage plat, dont il observait l’expansion dans le domaine scientifique :

La victoire n’est pas remportée par ceux qui possèdent la lance et l’épée, mais par ceux qui tiennent les trompètes, par les joueurs de tambour et les musiciens de l’armée14.

28Analyser et comprendre l’usage de moyens théâtraux dans les ouvrages scientifiques – du dialogue aux techniques de l’ironie, du renversement parodique à l’alternance consciente entre ouverture provocatrice et dissimulation inviolable – ainsi que la posture auctoriale correspondante est indispensable pour comprendre l’art théâtral conçu et autorisé dans cette forme de théâtralité.

29Il est nécessaire de prendre tout particulièrement en compte les éléments suivants :

  • la relation à la (domination de la) nature est univoque et unifiée, elle est tournée vers la « seconde nature » (personnalité et processus secondaires) :

  • la satisfaction de la jouissance de « tous » obéit inévitablement au principe de réalité (par exemple par le report des satisfactions immédiates, la capacité à la négation et à la limitation, le rejet des pulsions ou l’épreuve de la réalité et la différenciation entre exigence et contentement). L’idéal ascétique, renforcé par le masque de la langue et du caractère, peut être considéré comme l’exemple paradigmatique de cette forme de théâtralité ;

  • les relations avec l’art théâtral et à la théâtralité de la première forme de théâtralités ont historiquement très diverses – selon le pouvoir économique et politique en place – et peut faire l’objet de changements radicaux. Elles peuvent se caractériser par les éléments suivants :

  • rejet radical dans le cas de persécutions dogmatiques ou terroristes (cela concerne autant le théâtre des cours féodales que les théâtres populaires des ouvriers et paysans) ;

  • remplacement du « jeu des rôles » par des « images vivantes » ;

  • tolérance envers le jeu à seules fins de divertissement et de reproduction de la force de travail – accompagnée d’une élimination absolue du « double sens » de certaines pratiques au profit d’une technique raffinée (cf. encore une fois le funambulisme : la traversée des chutes du Niagara devient une prouesse circassienne) :

  • valorisation des « sens du lointain » (vue, ouïe…) et dévalorisation des « sens du proche », dichotomie entre les organes supposés bas et « sensibles » et les organes supposés élevés et « intelligibles » du corps (avec des effets directs sur la théorie du jeu théâtral) ;

  • idéal / idole de l’identification entre art et nature.

30Le point décisif réside là aussi dans le fait que cette forme de théâtralité ne donne lieu à aucune communication, aucun accord social sur les contenus sociaux qu’elle dissimule (production — appropriation — répartition) ou sur les questionnements individuels primordiaux (illusion de l’identité du moi, problème de l’être-soi-même sans pouvoir être propriétaire de soi). C’est pourquoi les principaux moyens stylistiques d’expression sont ici encore, sous une forme encore plus prononcée, le monologisme et le sérieux, accompagnés d’un rejet absolu du rire et d’un désintérêt envers « l’héritage culturel », et ce malgré les « réformes » typiquement entreprises dans cette forme de théâtralité (réforme faisant passer du rire social au sourire individuel de l’humour, du carnaval au Fasching15, du masque au masque de caractère, des traditions théâtrales au « théâtre national »).

31L’horizon social dominant de cette forme de théâtralité est bourgeois et capitaliste. Un tome – le troisième ? — pourrait représenter isolément ces phénomènes — des jeux du carnaval à la formation des grands théâtres nationaux bourgeois.

323. On peut situer une troisième forme d’émergence du théâtre dans les pratiques ludiques du principe d’Arlequin : se situant « au milieu du monde », elles exercent une fonction complémentaire à celle des récits mythologiques des origines et de leurs interprétations […], puis se retrouvent « en dehors du monde », lorsque ce dernier devient lui-même un véritable « monde inversé », c’est-à-dire le monde de la société de classe.

33Leur terreau est nécessairement la culture du rire, si l’on entend par rire un phénomène social doté d’une double fonction :

  1. Le rire comme expression de l’humain par excellence, source de dépense et de promotion de la vie (la médecine moderne a montré qu’une minute de rire correspond à 45 minutes de gymnastique) : en ce sens, le rire est un « triomphe de la mort »

  2. Le rire comme protection du corps contre son « absorption par l’esprit ». En tant que topos, Arlequin est alors considéré comme le génie de la vie.

34Les activités du principe d’Arlequin sont donc le lieu d’expression d’une fonction essentielle et ambivalente, qui repose sur :

  1. la conservation des valeurs humaines fondamentales (des besoins) en harmonie avec la nature.

  2. le dévoilement des deux premières formes de théâtralité, que le principe d’Arlequin vient compléter. […]

35Son but premier est d’aboutir à un accord social et collectif sur les questionnements vitaux fondamentaux, raison pour laquelle la communication et le dialogisme sont ses moyens d’expression privilégiés : ces derniers reposent sur le mouvement corporel considéré pour lui-même, les jeux de transformation, les interactions non verbales (le langage y est considéré comme un outil de production intellectuelle et un instrument du pouvoir politique au sein du « monde inversé »).

36La fête sociale est son « lieu » de prédilection.

37En règle générale, il ne donne lieu à aucune production artistique, à aucune « œuvre », mais à des processus. L’usage clairement exposé de l’artifice, de l’abilità et de l’artificialità n’est pas tourné vers les valeurs d’exhibition mais vers les valeurs réelles. C’est pourquoi les manifestations du principe d’Arlequin sont le plus souvent directement liées à la satisfaction de besoins réels et sensibles, sans pour autant s’y réduire.

38L’histoire de ce principe a un cours non-linéaire ; elle se caractérise par de puissants atavismes issus de cette discontinuité. Cette histoire est essentielle pour comprendre les principes au cœur des grandes évolutions historiques du théâtre. Que cette « histoire », même après avoir subi un discrédit et une persécution pluriséculaires, ait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui montre bien qu’elle a une fonction irremplaçable au sein de la genèse du sujet et de la réalisation du genre humain. Qu’est-ce que cela signifie ?

39Avec la nécessaire émergence des processus secondaires (correspondant à la « seconde nature »), on sait que les réalités de l’identité primaire ne disparaissent pas automatiquement, mais sont refoulées, par l’action dominante des processus secondaires, à l’arrière-plan et au fin fond de la société. On peut énumérer ces réalités fondamentales, autrefois dominantes mais désormais en apparence incompatibles avec l’ordre nouveau :

  • l’indistinction des objets et de la relation entre objet et sujet,

  • la coexistence des contraires,

  • l’interchangeabilité de la partie et du tout,

  • les associations alogiques, non hiérarchisées et polarisées,

  • le manque de catégorisation,

  • le caractère imagé de l’expérience,

  • l’association arbitraire de choses et de représentations à des significations imaginaires et à des contenus affectifs.

40On retrouve dans cette liste les principaux « objets » des manifestations du principe d’Arlequin. Le rôle y est moins philosophique que fonctionnel (dans le contenu des évènements spectaculaires, cela se manifeste par une absence de dimension intellectuelle, source d’une stupéfiante monotonie).

41Ces processus sont nécessairement accompagnés de conflits intenses. L’identité primaire, marginalisée et régulée par le principe de plaisir, exerce, depuis la place refoulée qui est la sienne, un effet subversif sur l’ordre de la « seconde nature », qui est quant à lui régi par le principe de réalité. Certes, elle ne domine plus que l’inconscient et ne trouve son épanouissement que dans des états alternatifs de conscience comme les rêves, les délires, les visions ou les utopies. Cependant, elle parvient à subvertir l’ensemble du domaine secondaire, en intervenant au niveau de l’imaginaire. Sous sa plus haute forme, elle se manifeste sous l’aspect d’un « paradis » perdu (« l’âge d’or ») intimement lié au corporel, au sensible, au productif (elle est donc tout autre chose qu’une « idylle », un « pays de cocagne » peuplé par des fainéants et des fous).

42La question primordiale pour notre recherche est de savoir comment qualifier plus avant cette subversion et sa régulation. Une telle subversion ne doit pas être considérée comme uniquement destructrice et négative. Sa signification réside dans le fait que l’imaginaire joue un très grand rôle, voire un rôle décisif, dans le développement du sujet et de la personnalité. Le point essentiel est que ce phénomène permet de se figurer quelque chose qui n’est pas ou qui n’est pas encore. C’est pourquoi il serait trompeur d’imaginer que les activités du principe d’Arlequin se limitent à des formes imitatives.

43L’imaginaire pénètre tous les domaines de la vie, mais il occupe une place particulière dans le jeu. Les manifestations du principe d’Arlequin jouent avec des facteurs grâce auxquels le sujet accède à un imaginaire originel, qui le pousse à conscientiser et internaliser une première image du corps, qui lui servira de fondement à l’image qu’il a de lui et de l’être humain. Ces facteurs sont par exemple :

  • le regard

  • l’habillement (le costume)

  • l’image du miroir / de l’inversion

  • le masque

44Ce que la première forme de théâtralité postule (l’homme fait à l’image de Dieu) et ce que la deuxième forme de théâtralité tente d’imposer (le « caractère » conçu comme somme de qualités identifiables […]), cette dernière forme ne cesse de le remettre en question afin d’aboutir à un autre accord. Si cela est nécessaire, elle n’hésite pas à faire appel à des représentations marginalisées, par exemple à des images de « corps démembrés » ou de membres corporels isolés et autonomes, à la fusion de membres avec des objets naturels etc. En ce sens, le principe d’Arlequin a recours au chimérique et au grotesque, qui permettent d’insister sur le processus d’apprentissage de ce qu’est être humain.

45Il suffit de constater que se forme ainsi entre l’homme et la nature un espace de jeu, que la métapsychologie appelle « champ intermédiaire » et qui est sans doute le lieu où se déploie la créativité, pour comprendre l’importance toute particulière des phénomènes de cette forme de théâtralité. Cette dernière correspond à une forme de théâtre – fondée sur la communication, le jeu, le dialogisme – qui s’oppose résolument au « théâtre ». Elle a pour cela besoin de prendre pour idéal le libre jeu de la multiplicité des identités personnelles, afin d’assurer la réalisation productive du genre humain.

46C’est pourquoi nous consacrerons le premier tome de cette histoire du théâtre à ces phénomènes, depuis l’émergence de la société de classes jusqu’à la Révolution française.