Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juillet 2024 (volume 25, numéro 7)
titre article
Lukas Brock

Michael Scheffel, Réalisme magique : l’histoire d’un terme et une tentative de définition : « Le lieu historique du terme »

Traduction de Michael Scheffel, « Der historische Ort des Begriffes », Magischer Realismus: Die Geschichte eines Begriffes und ein Versuch seiner Bestimmung, Tübingen, Stauffenburg, 1990, 194 p., EAN 9783923721467, p. 7‑15.

[Lire en V.O.]

Les travaux de l’historien de l’art Franz Roh

1Comme le suggère l’article du dictionnaire d’Otto Best cité dans l’introduction, le premier usage de l’appellation « réalisme magique » appartient en effet à l’environnement historique des années vingt allemandes. On peut le dater avec précision. C’est l’historien de l’art allemand Franz Roh qui forge le terme en 1923 dans un essai sur les tableaux du peintre munichois Karl Haider. Après avoir donné un bref aperçu de l’art du tout début des années 1920, il propose le développement suivant :

Un mouvement alors, qui commence à germer dans tous les pays européens et que je propose d’appeler post-expressionnisme ; je veux dire par là qu’il conserve certains traits métaphysiques de l’expressionnisme qu’il transforme cependant en quelque chose de tout à fait nouveau. Le terme de “réalisme magique”, qui peut lui aussi être appliqué à l’époque qui est sur le point de commencer, annonce le nouveau, mais renonce en même temps à l’expression de la continuité.

2En ce qui concerne la particularité de ce « mouvement » nouvellement localisé, Roh croit déjà pouvoir repérer dans les paysages de Karl Haider la « connexion de presque tous les éléments importants pour le post-expressionnisme qui est en train de naître ». Se référant à la description du tableau Paysage d’automne de Haider, Roh revient en détail sur ses caractéristiques :

Une grande forme traversant le tableau entier comme une abstraction presque géométrique. Mais celle-ci intègre la figuration la plus pure dans un dessin minutieux. Donc cette imbrication de l’énorme et du minuscule, du macrocosme et du microcosme. Ainsi, dans l’espace aussi, cette « nouveauté » : la rencontre magique du premier plan, des pentes principales du terrain avec le phénomène du lointain comme forme réduite, prenant encore une fois le sens de cette simultanéité magique. [...] Et pour finir : rien de ce déchirement ni du chancellement de l’apparence picturale que l’on connaît de l’expressionnisme plus ancien. Mais le charme d’une capture impitoyable, du figé, de la pétrification.

3Franz Roh applique ainsi le terme de « réalisme magique » à un « mouvement » qui est en train de supplanter l’expressionnisme, qui dominait jusque-là le style de la peinture contemporaine, et l’emploie comme un synonyme de « post-expressionnisme » pour désigner une « époque qui est sur le point de commencer ». Il considère que les tableaux de Karl Haider, mort en 1912, annoncent cette nouvelle époque. Ils semblent se caractériser, selon lui, par une série de paradoxes chargés de tensions : une « simultanéité magique » d’une « abstraction presque géométrique », « imbrication [...] du macrocosme et du microcosme », le tout associé à une impression générale d’une image statique. Dans ce contexte, le rôle du peintre lui-même est redéfini. Pour Roh, il devient un

magicien qui nous enseigne le lien caché entre des choses contraires que nous ne tenions plus ensemble […]. Un maître qui nous donne une vision, dans le lointain et à travers le microscope. Qui nous guide vers l’infiniment grand et fait apparaître comme par magie l’infiniment petit dans le tableau. Qui nous conduit avec amour vers l’idylle sans pour autant nous cacher que, même ici,– comme le vide et le néant – la mort nous attend.

4Le terme de « réalisme magique » semble donc désigner à l’origine chez Roh une forme de représentation réaliste dans laquelle s’exprime une vision particulière du monde. L’artiste, auquel on attribue le rôle d’un magicien, est censé nouer ensemble des choses principalement contraires les unes aux autres, dans une nouvelle totalité qui comprend le « macrocosme et le microcosme ». [...]

5Deux ans après la parution de son essai sur Haider, Roh donne à son étude exhaustive des « problèmes de la peinture européenne la plus récente » (selon les mots du sous-titre) le titre programmatique suivant : Post-expressionnisme. Réalisme magique. C’est sans doute parce que le terme apparaît ici pour la première fois sous forme de mot-clé dans le titre d’un livre que l’on a jusqu’à présent toujours attribué à cette œuvre la paternité du terme. Cette erreur est d’autant plus regrettable que Roh en fait maintenant un usage moins précis que dans son essai sur Haider et qu’il manifeste même un certain désintérêt à son égard. Ainsi, dans la préface de son livre, Roh écrit qu’il « n’accorde aucune valeur particulière au titre “réalisme magique” [...] » et c’est presque sur le ton de l’excuse qu’il ajoute :

Comme l’enfant devait avoir un véritable nom et que « post-expressionnisme » n’exprimait qu’une filiation et une relation temporelle, nous avons ajouté, une fois l’écriture de ce livre achevée, ce deuxième titre. Il nous semblait pour le moins plus approprié que « réalisme idéal » ou que « vérisme » et « néoclassicisme » qui, de fait, ne reflètent qu’une partie du mouvement. Par le mot « surréalisme », on entend pour l’instant autre chose.

6L’usage de ce terme est donc présenté plutôt négativement, justifié par une sorte de raisonnement par exclusion, qui ne s’impose pas le moins du monde. En ce qui concerne sa construction, Roh se limite au constat assez peu éclairant que, contrairement à « mystique », « magique » fait allusion au fait que « le secret n’entre pas dans le monde représenté mais qu’il se tient en retrait derrière lui ».

7Dans l’étude qui suit, Franz Roh a en effet moins l’intention d’établir une nouvelle terminologie que de faire un « pas d’ouverture », de créer un premier contact et de décrire un phénomène qui – nous y reviendrons plus tard – est également réceptionné par d’autres contemporains : le remplacement manifeste d’un expressionnisme, qui domine – selon la datation de Roh – depuis 1890, par un nouveau style aux priorités bien différentes.

8Malgré tout le scepticisme de Roh à l’égard de ce terme qu’il a lui-même forgé, son étude de la peinture post-expressionniste a atteint sa notoriété sous le titre de « réalisme magique ». Dans un souci de complétude propre à l’histoire des concepts, on se doit de montrer quel « enfant » a donc reçu ce nom de baptême si souvent employé par la suite. Et afin de mieux démontrer comment l’historien de l’art compte saisir l’essence de la « peinture la plus récente », il faut prendre en considération d’autres travaux de Roh portant sur le même sujet. Pour l’historien, le nouvel art, qui marque un « tournant » vers 1920, révèle son profil dans la comparaison avec son prédécesseur, l’expressionnisme. Celui-ci se situe, selon Roh, aux antipodes d’un art réaliste au sens strict du terme, c’est-à-dire orienté vers la reproduction exacte du monde figuratif. Contrairement à celui-ci, l’expressionnisme tendrait vers une « forme absolue », une « déformation expressive des objets », une composition « rythmée » et « dynamique »,

une violente agitation des formes entre elles et une compréhension de la vie entière comme un volcanisme d’aspirations et de forces contradictoires.

9Dans les tableaux contemporains de Kay Nebel, Georg Schrimpf, Anton Räderscheidt, ou Alexander Kanoldt, Roh pense au contraire reconnaître la tendance d’un retour à la figuration. Il y voit l’expression d’un « sens accru des réalités » et une tentative « de rétablir la réalité dans la connexion de sa visibilité ». Grâce à une « concentration aiguisée sur les objets », la peinture redeviendrait, après les ivresses extatiques des expressionnistes, un « miroir de ce qui se donne à saisir à l’extérieur ». Malgré cette résurgence des tendances réalistes, Roh précise néanmoins qu’il ne s’agirait pas d’un « nouveau réalisme », au sens d’une référence aux « réalistes » du xixe siècle comme Leibl ou Courbet. « Le nouveau monde des objets » ne se rapprocherait guère « du concept ordinaire de réalisme ». Malgré toute sa fidélité à la réalité dans la représentation, il semblerait trop peu familier, trop « emprunt d’inquiétante étrangeté », trop énigmatique. […]

10Parmi les précurseurs historiques de cette nouvelle orientation artistique, Roh cite tous les styles qui « contiennent l’équilibre le plus intense, une précision objective, une dureté tactile, une immobilité dans la figuration et une tension géométrique ». Il mentionne entre autres le Quattrocento du Nord et du Sud, représenté par Konrad Witz, Piero della Francesca, Mantegna et Carpaccio, l’« originalité moyenâgeuse dans la saisie précise des choses », le mouvement nazaréen et l’« endurcissement classiciste des formes observable chez David ou Ingres ». Résumant ses observations autour de la « peintures européenne la plus récente », Roh établit finalement une sorte de catalogue des signes caractéristiques, en confrontant les positions de l’expressionnisme et du post-expressionnisme :

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Massimo Bontempelli et la revue 900

11Indépendamment de l’historien de l’art allemand Franz Roh et dans un contexte tout à fait différent, l’écrivain et essayiste italien Massimo Bontempelli finit lui aussi par utiliser le terme de « réalisme magique » au milieu des années 1920.

12À l’automne 1926, Massimo Bontempelli fonde une revue trimestrielle à orientation essentiellement littéraire appelée 900 (Novecento), dont le comité de rédaction est composé de personnalités intellectuelles de renommée internationale telles que James Joyce, Georg Kaiser et Pierre Mac Orlan. L’objectif initial de cette ambitieuse entreprise lancée comme une « tentative européenne1 », la fondation théorique et la diffusion pratique d’une forme de littérature qui doit tenir compte de la situation particulière de l’histoire de la pensée en Europe au vingtième siècle. C’est dans cette optique que Bontempelli développe en tant que cerveau et éditeur de 900 un programme esthétique qui se concrétise à mesure que le nombre de publications augmente et qui prend finalement le titre de « réalisme magique ». À l’origine de la tentative de Bontempelli de fonder une nouvelle littérature moderne se trouve la réflexion suivante : le monde est devenu complexe et toujours plus impénétrable, tout ordre prévalant jusqu’à présent se trouvant relativisé. Pour l’humain rendu à lui-même il en résulte une perte d’orientation. Une des tâches essentielles de la modernité, qui a débuté à la fin de la Première Guerre mondiale, serait donc, comme le soutient Bontempelli, de redonner une patrie spirituelle à l’humain, autrement dit

de bâtir à nouveau le Temps et l’Espace (…), de se fabriquer un centre, des rayons, un cercle ; quelques polyèdres ; enfin tout une géométrie spirituelle (*).

13Cette revendication d’une nouvelle « géométrie spirituelle » s’appuie sur une compréhension spécifique de ce qui constitue réellement « le monde » pour l’individu. Bontempelli se réfère ici à deux domaines de réalité qui se constituent chacune à leur manière, à savoir une « réalité extérieure » (*) et une « réalité individuelle » (*) dont la conjonction serait indispensable à l’édification de la véritable réalité humaine qu’il appelle le « monde habitable » (*). Réaménager cette réalité pour l’homme moderne en créant une nouvelle réalité engageante sur le plan général et individuel, voilà le mot d’ordre du moment.

14Pour un tel exploit, on ne saurait nullement miser sur la réflexion philosophique, mais uniquement sur la pratique artistique. Elle seule – et ici Bontempelli pense d’abord à la narration littéraire – serait en mesure de créer la « nouvelle atmosphère » (*) nécessaire, en enrichissant le « monde réel » (*), qui existe objectivement, d’un « monde imaginaire » (*) unificateur qui relit les individus de la société moderne. Pour ce faire, la littérature devrait cependant prendre à nouveau conscience de sa mission originelle : l’« invenzione del mito e della favola ».Grâce à l’« imagination », qui revêt une importance centrale pour Bontempelli, il s’agit d’inventer de nouveaux mythes et légendes :

Il faut apprendre de nouveau à raconter, à combiner des mythes et des fables, à inventer des personnages et des intrigues. (*) […]

15Bontempelli met donc clairement l’accent sur la narration de l’histoire, sur le contenu de la littérature. La question de savoir comment l’histoire est racontée, c’est-à-dire selon quelle forme linguistique, ne lui importe pas, et il affiche ouvertement une « attitude anti-stylistique » (*). La langue est censée être un moyen et non une fin. C’est ainsi que, pour souligner son indifférence à l’égard de la forme linguistique, la revue de l’Italien Bontempelli est publiée non pas en italien mais dans la langue étrangère qu’est pour lui le français – la plupart des contributions sont par conséquent des traductions. La traductibilité devient même pour Bontempelli l’élément constitutif d’une œuvre littéraire moderne : « Une des pierres de touche d’une œuvre “vingtième siècle” sera sa traductibilité » (*).

16En ce qui concerne la matière des mythes et légendes à réinventer pour modifier le « monde habitable » (*), Bontempelli ne pense pas du tout au fantastique, arbitraire à ses yeux, tel qu’on le trouve dans les contes de fées comme Les Mille et Une Nuits. Au contraire, ce serait précisément le monde prosaïque du quotidien qui serait à considérer comme une réalité pleine de mystères et d’aventures.

Plutôt que de la féerie, c’est de l’aventure qu’on a soif ; de la vie même la plus quotidienne et la plus banale, vue comme une aventure miraculeuse, comme un risque perpétuel, et comme une trouvaille continue d’héroïsme et de ruse pour s’en dégager. (*)

17En se rapprochant du quotidien et de l’empiriquement saisissable, on tendrait vers l’abstrait et le miraculeux, vers le « merveilleux nouveau » (*). Il s’agirait de rendre visible une couche plus profonde de la réalité, « de déplacer un coin de la surface de la réalité pour vous faire voir la réalité plus profonde » (*).

18En découvrant au moyen de la description une nouvelle expérience du réel à l’intérieur même du quotidien, comme le préconise l’approche idéaliste et dialectique de Bontempelli, cette expérience est par là même transformée. L’art, ici compris comme la narration littéraire, deviendrait ainsi une pratique magique susceptible de changer la réalité, un « acte de magie au lieu d’une pratique bureaucratique » (*). Et ce serait seulement grâce cette pratique que le « sens du mystère » (*) perdu pourrait être retrouvé et qu’une « géométrie spirituelle » (*) pourrait être conçue, dans laquelle l’« équilibre entre le ciel et la terre » (*) tant recherché serait rétabli.

19À la recherche d’un titre parlant pour le programme ainsi ébauché, Bontempelli parvient finalement de façon très curieuse et en empruntant un chemin semblable à celui de Franz Roh au terme de « réalisme magique ». Parcourant les modèles historiques pour la forme littéraire qu’il vise, l’Italien ne tombe pas, comme on aurait pu s’y attendre, sur certains écrivains particuliers ou sur des écoles littéraires, mais sur les peintres du Quattrocento. Il donne les noms de Masaccio, de Mantegna et de Piero della Francesca – des peintres donc qui avaient également été cités par Franz Roh comme modèles de la peinture post-expressionniste.

20« Par leur réalisme exact, enveloppé d’une atmosphère de stupeur lucide, ils sont étrangement près de nous » (*), écrit Bontempelli. Relevant les caractéristiques de ces peintres, il découvre un paradoxe semblable à celui déjà observé par l’historien de l’art Franz Roh. Guidé par son intérêt pour la saisie minutieuse des phénomènes visibles, le peintre du Quattrocento accèderait à un monde derrière les choses, à un « surnaturel » invisible :

Plus grandes étaient la diligence et la perfection avec lesquelles sa main servait les trois dimensions, et davantage son esprit vibrait dans l’Autre. Plus il se sentait fidèle et jaloux de la Nature, et mieux il parvenait à l’isoler en l’enveloppant de sa pensée figée dans le surnaturel. (*)

21C’est sur ce point précis, c’est-à-dire sur la tension que recouvre l’association entre « précision réaliste » (*) et « atmosphère magique » (*), que Bontempelli entrevoit le lien avec le « Novecentisme » (*) qu’il revendique. Tout comme le font les grands peintres du Quattrocento, le Novecento se préserverait lui aussi d’un simple réalisme de façade aussi bien que de la « fantaisie pour la fantaisie » (*) ; il vivrait ainsi « par le sens magique qu’il sait découvrir dans la vie quotidienne de la nature » (*).