Uwe Pörksen, Marché mondial des images. Une philosophie des visiotypes : ch. 6, « La planète rendue malade » ; ch. 7, « La courbe exponentielle de la population mondiale » ; ch. 25, « Critique de la langue et critique de l’image. Les visiotypes comme norme sociale »
Ch. 6 : La planète rendue malade
1En 1992, un nouveau substantif a été forgé : « Erdsicht » [vue de Terre]. Une exposition à Bonn, dans la Bundeskunsthalle, en face du quartier gouvernemental, avait pour sous-titre « Global Change » et s’intitulait « Erdsicht ».
2Ce mot m’a dérangé. Il ne sonne pas tout à fait terre-à-terre, en fait il ne l’est pas. Qui est la personne qui voit ici ? Dans la première salle, la planète tourne sur trois écrans, on voit, en appuyant sur un bouton, de manière cinématographique, le défrichage de la forêt tropicale ainsi que la montée des océans, l’Europe électrifiée de nuit et l’assèchement de la mer d’Aral, le trou dans la couche d’ozone et la fonte de la calotte glaciaire en Antarctique. Le dispositif ne laisse de côté aucune thématique brûlante : c’est une somme [Totale] à tous points de vue. L’impression générale d’objectivité se voit renforcée par le fait que c’est Hans Joachim Friedrichs1, une institution de l’information télévisuelle allemande, qui en fait le commentaire.
3Mais un panneau souligne que la « vue » [Sicht] ne peut dériver ici que partiellement de la « vision » [Sehen]. « Les données satellites constituent la base des animations de “Global Change”. Des centaines d’images isolées en provenance de satellites météorologiques américains ont été combinées, à l’aide d’une technique informatique spécifique, en une mosaïque uniforme de la Terre en trois dimensions. Les nuages ont été retirés, des couleurs et de la brume ajoutées. — Vous avez la possibilité de survoler douze régions du globe ». Il s’agit donc d’animations, de mosaïques en trois dimensions. Un souffle artistique terrien donne vie aux données satellites. Les auteurs du catalogue ne se lassent pas d’aller contre l’impression que cette vision est ici une vision, et mettent le plus grand soin à montrer qu’il s’agit d’un processus complexe proactif ; ils ont enregistré les données, les ont analysées à l’aide d’outils informatiques, les transformant ainsi en un objet reconnaissable par l’œil humain et adapté à ses habitudes visuelles. Les capteurs des satellites diffèrent fondamentalement de ceux de l’œil humain par leur spectre et leur mode de réception. Et le traitement des données consiste à filtrer un flot de data, à sélectionner, à fusionner une série d’images dont les contours nets sont le résultat d’un calcul. « Même des données qui n’ont jamais été obtenues sous cette forme depuis l’espace, mais par d’autres moyens, peuvent être traitées de la sorte. Ainsi un modèle topographique de la Terre peut-il être projeté sur une sphère et apparaître comme une photographie spatiale » (p. 47).
4Autrement dit :
5Les images spatiales ont un statut tout à fait nouveau. Elles ne constituent pas une « image » au sens métaphorique et plus ancien du terme — ainsi que l’était l’orbe dans la main du souverain ou le « merigarto », le jardin marin comme image de la Terre que nous rencontrons au xiie siècle — ni une représentation [Abbild] comparable à un reflet [Spiegelbild] que la lentille d’un télescope, d’un microscope ou d’une caméra est capable de produire ; ni image, ni représentation, mais alors quoi donc ? Les commissaires de l’exposition parlent de « puzzle », de « mosaïque » dont les éléments ont été composés, ajoutés et soustraits, obtenus par calcul, façonnés ultérieurement pour notre univers représentatif [Anschauungswelt] : des « synimages » [Synbilder]. Il faut dire adieu à l’idée de reflet immédiat.
6Dans cette exposition, la « vue de Terre » avait assurément cette somme comme cible. Les créateurs du mot ont eu raison de laisser de côté la petite syllabe « an- », qui renvoie à un rapport spatiotemporel2. L’espace et le temps ont ici une signification particulière : nous en sommes maîtres, ils sont devenus extrêmement mobiles, d’une disponibilité remarquable. La vision [das Sehen] – sans parler du fait qu’elle n’en est pas une — ne correspond pas (comme le prévoyait la grammaire) à un processus temporel ni à une activité qui peut être localisée à travers un emplacement et un angle de vue. Un panorama circulaire du Rhin, s’étendant de la frontière néerlandaise à Karlsruhe, fait l’objet du commentaire suivant : « Dans la mesure où le satellite Landsat ne survole la même zone que tous les 18 jours, il faut parfois plusieurs années pour produire une mosaïque sans nuages. » Le temps n’entre pas dans l’image, pas plus que le rapport à l’espace. Elle est a-perspectiviste. La sensation d’espace [Raumgefühl] face à ces images a quelque chose de paradoxal. Ce sont des images fantomatiques de l’au-delà qui tournent devant nous, tout proches, petites et dépendantes [betreuungsbedürftig]. D’autant plus proches qu’elles sont lointaines. C’est justement à cause de la distance astronomique qu’elles nous arrivent si maniables [handlich].
7La planète photographiée à une distance astronomique devient non seulement maniable, mais aussi disponible. « L’image de la planète bleue — n’est-elle pas petite et facile à appréhender ? — suggère la possibilité de contrôler des phénomènes qui, jusqu’à présent, étaient imposés à l’existence humaine », écrit Wolfgang Sachs dans son fabuleux essai Satellitenblick, qui précède son autre texte Der blaue Planet. Zur Zweideutigkeit einer modernen Ikone. « Il existe une affinité évidente entre l’image de la Terre et les ambitions de gestion de la planète »3. — La formule « vue de Terre » percera-t-elle ?
8La vue de Terre règne sur la Terre, tel est le paradoxe, et après avoir parcouru l’exposition, on pouvait penser que « Terre » n’était pas seulement pensée dans cette configuration en tant qu’objet vu [gesehenes Objekt], mais tout autant, et, à juste titre, comme sujet voyant [sehendes Subjekt] : non seulement une souffrance de la Terre, mais aussi une saisie [Ergreifen] émanant d’elle et dans laquelle sa perspective prédomine. « Erd- » devient ici une sorte de préfixe, comme dans Fernsicht [vue à longue distance] et Nahsicht [vue de près], qui caractérise plus précisément le mot de base « Sicht ». Dans la dernière salle, alors que Vénus, la Terre et Mars tournent sur trois écrans, on entend finalement ces paroles réconfortantes : « C’est le moment de la prise de conscience, de la vue de Terre » [Zeit zur Einsicht, zur Erdsicht]. Une telle notion présuppose toutefois l’unité du concept, lequel doit être rassemblé en un sujet si l’on veut que « vue de Terre » soit un génitif qui renvoie au sujet Terre ou, en termes techniques, un génitif subjectif, genitivus subjectivus.
9On excusera ces réflexions de détail, mais, dans les petites particularités grammaticales qu’abrite l’expression « vue de Terre », on perçoit un vaste déplacement du regard et des concepts, une rayure sur la lentille [Knick in der Linse]. La vue de Terre redoublée, par en haut et par en bas, est un changement qui n’a rien d’anodin.
Ch. 7 : La courbe exponentielle de la population mondiale
10Le thème des salles suivantes est la population mondiale, et ici, on a eu recours à une autre technique d’illustration : l’installation.
11Un relief représentant la Terre sur le sol figure l’augmentation de la population humaine, des mégapoles prenant l’ampleur de monts Everest : sur le mur, une ligne rouge, la courbe exponentielle de la population, s’élève comme un mauvais présage [Menetekel]. Pour l’an 2100, on prévoit vingt milliards d’êtres humains.
12Un jouet macabre se trouve dans une petite pièce. La Terre y est symbolisée par un cube de verre dans lequel des boules de polystyrène vert se multiplient et sont évacuées à travers un tube de verre. Le nombre d’éléments entrant, par le haut, symboles des nouveaux citoyens de la Terre, est constamment supérieur au nombre de ceux qui sortent par le bas. Le rapport est de 4,8 à 1,7 par seconde, les cadrans du taux de natalité sur les quatre faces du cube tournent trois fois plus vite que ceux du taux de mortalité… Le cube est rempli aux deux tiers.
13Une classe d’élèves passe, certains les épaules rentrées, d’autres en plaisantant. « C’est du délire. J’y crois pas ». « D’une certaine manière, c’est rassurant. Si une catastrophe climatique tue 20 000 personnes », dit la voix d’un plus jeune en désignant le cadran avec un sourire, « ça changera rien ».
14« T’as raison », dit un autre plus âgé. « Pendant la Seconde Guerre mondiale, 50 millions de personnes sont mortes, mais après il y avait encore plus de gens qu’avant ».
15Un appareil vidéo accroché au mur projette, par la simple pression d’un bouton, la croissance de la population mondiale de l’an 1 à l’an 2020. Un point blanc sur les continents figurés en noir correspond à un million d’habitants ; on trouve en-dessous de la carte une suite de nombres et, à côté, la chronologie historique : « 410 — Chute de Rome… 951, 952, 953… 1000 — Vikings ». La carte sombre est d’abord parsemée de points blancs et reste longtemps constante, Inde, Chine sont plus densément peuplées, jusqu’à ce que, à l’Époque moderne, le nombre de points blancs augmente en Europe, s’accroisse de manière fulgurante depuis 1900, puis 1950, de sorte qu’on ne voie plus les terres et que le revêtement blanc de la présence humaine recouvre complètement des parties entières du globe.
16Un immense pouvoir de pression propre aux objets [Objektdruck] émanait des images de cette exposition. Cela était sans doute dû au fait que le contenu du message était presque exclusivement médiatisé par des objets et non par des mots, volatiles et mouvants. L’objectivation sensorielle donnait ad absurdum l’apparence d’une plus grande objectivité. Les images rendaient le temps visible ; la courbe abrupte sur le mur, le cube se remplissant, le film avec ses points blancs illustraient l’urgence du temps.
17Et le concept universel de « population mondiale » s’est vu doté d’une matérialité représentative ; il est devenu maniable en tant que monogramme [Bildkürzel], en tant que « grandeur ». Les données se pressaient, donnaient prise, formulaient un problème de la manière la plus marquante.
18Proposaient-elles déjà une solution et une stratégie ? Certains visiteurs ont perçu ainsi les installations et se sont permis d’en imaginer la conduite à tenir la plus évidente.
19« Ils voudront tous avoir de quoi manger ». « Avant tout, ils se feront tous la guerre ».
20Si le visiotype de la Planète bleue, image familière et maniable, contient déjà une invitation à en prendre soin dans le contexte planétaire, la courbe exponentielle de la population mondiale devient un impératif de manière encore plus directe : cette dernière exerce une pression dans une certaine direction, c’est pour ainsi dire un nombre transformé en flèche.
21Les deux visiotypes que sont « La planète rendue malade » ainsi que « La courbe exponentielle de la population mondiale » se rejoignent largement dans leurs caractéristiques. On ne s’y attendrait pas forcément ; avons-nous à faire ici à un profil conceptuel public typique [Begriffsprofil], ou plutôt à un profil représentatif [Anschauungsprofil] ?
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Tous deux ont une portée globale ;
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ils s’appuient sur une base de données numériques abstraite et éloignée des sens ;
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ils sont d’une concrétude digne d’un jouet pour enfant ;
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ils sont caractérisés par la représentation d’un mouvement linéaire infini, ce qui en renforce la dimension temporelle ;
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ils constituent un objet de recherche infiniment extensible ;
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ils suggèrent l’idée d’une intervention dans le modèle, que ce soit par la gestion planétaire de « cette terre qui est la nôtre », ou bien par l’arrêt de la croissance de la population à l’aide du préservatif, du stérilet et de la stérilisation, voire de l’extermination ;
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ils sont des ressources inépuisables face au besoin d’information ;
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ils représentent moins une promesse qu’une menace générale ;
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ils insistent de manière vague sur la nécessité d’un remède.
22Mais l’idée véhiculéee par ces monogrammes est-elle « pertinente » ? Il ne s’agit pas tant de savoir si les prévisions d’évolution de la population, par exemple, sont exactes, bien que cette question soit également légitime, car il y a trop d’inconnues et les chiffres varient énormément. Alors que le tableau rouge — le mauvais présage — sur le mur de l’exposition Global Change indiquait 20 milliards d’habitants à la fin du siècle prochain, le Spiegel qui vient de paraître rapporte, en se référant à une analyse de la Deutsche Stiftung Weltbevölkerung, que « pour la première fois depuis des décennies, la croissance de la population mondiale, qui compte actuellement environ 5,72 milliards de personnes, se stabilise »4. Les prévisions pour l’année 2050 oscillent autour de 5 milliards, soit environ le nombre de personnes vivant actuellement.
23Mon propos ici est le suivant : le monogramme pose-t-il une question de départ pertinente ? Le terme qu’il contient est-il juste dans le sens où l’on peut construire avec lui et à partir de lui ? Est-il transposable au niveau de l’action sociale et politique ? Ou alors fait-il partie de ces idées dont Carl Gustav Jochmann disait, en 1829, dans une glose sur le « danger des abstractions politiques », qu’elles donnent lieu à des malentendus ridicules et incitent à être utilisées dans le monde des réalités politiques de même que le mathématicien se rapporte à des grandeurs connues ou inconnues dans ses équations5 ?
24Au printemps 1636, alors que Paris semblait menacée, l’Éminence grise de Richelieu, le doigt sur la carte, proposa de s’emparer des forteresses habsbourgeoises sur la rive droite du Rhin et le général Bernard de Saxe-Weimar rétorqua : « Mais, mon Père, votre doigt n’est pas un pont ! ». Cette réponse pourrait être le leitmotiv de notre questionnement sur le sens des abstractions sociales, telles le globe terrestre et la population de la Terre, en tant qu’elles mettent en ordre des grandeurs.
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Ch. 25 : Critique de la langue et critique de l’image. Les visiotypes comme norme sociale
25Dans l’introduction, au chapitre 56, j’ai indiqué que la langue et l’image sont critiquables au même niveau, sur le seul niveau du code social. — C’est ce que je vais justifier plus précisément ici, tout d’abord dans le domaine de la langue.
26La critique de la langue [Sprachkritik] est une critique de la manière dont on use de la langue, de ce que l’on a appelé en France l’usage7, de la norme acquise par l’exercice [eingeübt] ou par l’habitude [eingerissen]. Cette idée reste souvent dans le domaine de l’impensé ; on rétorquera naïvement que la langue est innocente, un simple instrument, que ce qui est en question, c’est seulement la chose. On vise certes la chose, mais pas seulement : la langue n’est pas du tout étrangère à l’affaire, elle possède même un caractère double à cet égard. D’un côté, elle semble être un instrument mouvant et infini, et de l’autre une institution sociale naturalisée [eingebürgert] susceptible d’être trompeuse, puisqu’elle possède l’inertie des institutions.
27On peut le voir, tout d’abord, dans le mot en tant que prise [Zugriff], dans la norme dominante de son usage et, pour finir, dans les règles d’utilisation des genres textuels, dans la norme générique. L’instance de la norme s’impose au niveau de l’usage en favorisant la prédominance des variantes. Car la créativité infinie de la langue ne vaut qu’en principe, comme cas limite et pure théorie. Elle est l’une de ses deux vérités : l’abstraite. On ne peut que l’accepter si l’on part, comme Saussure, du simple face-à-face de la « langue » et de la « parole8 », de la langue comme système et de la parole infiniment et arbitrairement variée que ce dernier rend possible par le lexique ainsi que la grammaire. Dans la réalité linguistique, cette simple dichotomie est incomplète et donc fausse. La langue est à l’origine socialement intégrée, l’« instrument » qui semble si mouvant est lui aussi fondamentalement restreint. Entre la langue en tant que système et la diversité infinie rendue possible par ce système, dans chaque expression concrète, agit une instance : c’est elle que le romaniste Coseriu (1970) a introduite sous le nom de « norma ». Elle n’a généralement pas le même caractère obligatoire inconditionnel que les règles de la grammaire, mais elle agit comme une contrainte sociale et culturelle. Elle suggère qu’un mot comme « développement », qui s’est imposé dans un certain sens dans le contexte public, ne soit plus entendu et utilisé que dans cette signification. Une multitude de conventions de pensée sont stockées dans la langue, de l’usage des mots à la construction des phrases, en passant par les images et les expressions ou leur style. C’est l’usage qui détermine les modèles linguistiques des genres textuels, des styles situationnels socialement ancrés.
28Il ne faut pas ici rabattre immédiatement cette dimension sur le pouvoir obscur du « discours » ; tout au contraire. Les normes et les formes sociales sont ce qui facilite la vie ou ce qui la rend possible. Elles ont été introduites dans la langue comme des supports qui ont fait leur preuve dans une chaîne de situations, remodelés et reconnus, tenus pour vrais. L’image dont on a hérité de la langue comme thésaurus, comme trésor, n’est pas fortuite. Son organisation mouvante est un réservoir d’expériences et de bonnes manières ; dans les situations délicates, elle dispense de l’expression personnelle.
29Cela n’empêche pas que « l’ordre du discours » puisse être un ensemble de règles rigoureusement standardisé qui, comme Foucault en fait l’hypothèse9, a un effet disciplinaire comme une police, ou qu’une petite série de concepts-clés agréables, utilisés d’une certaine manière, puisse inonder la société d’affirmations et en obtenir une approbation aveugle.
30Dans les visiotypes, l’« instance intermédiaire », dont il vient d’être question, est l’instance principale. Ils sont à plus d’un titre encore norma, parfois même des modèles exemplaires de norme sociale ; de là vient leur fort effet de création, de validation et d’établissement des normes.
31Ludwik Fleck montre de façon saisissante à l’aide d’exemples visuels comment la vérité peut être établie en tant qu’accord, en tant que consensus. Dans son article « Schauen, Sehen, Wissen10 », il donne l’exemple suivant dans le domaine des images d’instruments d’optique :
32Au xixe siècle, on a découvert un tout nouveau monde sous le microscope. Lorsqu’il s’agit des contours des cellules individuelles, des micro-organismes, la comparaison est aisée parce qu’ils rappellent des formes simples de la géométrie : des bâtonnets, des billes, des spirales. Mais dès lors qu’il faut décrire des figures de groupes, une structure spécifique qui découle de la reproduction des bactéries, l’affaire est bien plus difficile, dans la mesure où il faudrait apprendre à voir des formes très différentes de celles que l’on rencontre dans la vie quotidienne. Nous pouvons suivre comment les représentations imagées fluctuaient d’abord, comment l’on percevait diverses figures fantastiques tirées du quotidien, l’une venant chasser l’autre, puis comment une image se fixait, le nombre de comparaisons diminuant quasiment d’année en année, d’auteur en auteur, et comment, à travers les discussions et les corrections mutuelles, une nouvelle figure fixée s’élevait si clairement qu’elle devenait elle-même un cliché sanctionné par le collectif dont on se servait en voyant les nouvelles figures qui apparaissaient par la suite.
33— C’est là une observation révélatrice. Les images et les concepts se forment dans les échanges les plus étroits entre un groupe et son époque. Ce n’est que ces dernières années que l’on s’est rendu pleinement compte à quel point les « formes artistiques de la nature » de Haeckel, les dessins fascinants des micro-organismes marins, très admirés par les artistes, sont des documents issus de la Lebensphilosophie de la fin du xixe siècle et de l’Art nouveau [Jugendstil] naissant11.
34On peut pousser très loin cette idée et trouver, comme en témoignent les recherches récentes, un nombre incalculable d’exemples historiques.
35Fleck, indépendamment de l’existence en amont de prothèses, a étudié très tôt l’œil humain en tant qu’organe d’une communauté de vision [Sehgemeinschaft] susceptible de se transformer dans l’histoire. Il a esquissé, à travers l’exemple de l’histoire des dessins anatomiques, l’activité de vision [Sehtätigkeit] de cette communauté relative à un regard caractéristique de son époque [Epochenblick]. Les illustrations, les dessins, les images en disent souvent plus sur l’appartenance à une époque que sur la chose elle-même. Les signes visuels font pour lui, à un degré encore plus élevé que la langue pour Wilhelm von Humboldt, partie d’une « vision du monde » [Weltansicht]. La cristallisation d’une image en une figure est séparée de ce à quoi elle renvoie par un monde intermédiaire conceptuel. Ce dernier est édifié, pour ainsi dire maillé [gegittert], par la communauté, à savoir par des habitudes de vision [Sehgewohnheiten] que l’on exerce, par le regroupement et la normalisation d’impressions en une « figure » ou un « cliché ». Nous voyons ce que nous avons appris à voir. Ce que l’adepte de la science apprend devant le microscope apparaît à Fleck, chercheur accompli sur le typhus, comme une sorte de consécration. Il fait l’expérience d’une « disposition dirigée » : sur la base de sa formation, de la transmission scientifique et de la discussion au sein du groupe, se forge « la disposition spécifique à percevoir une certaine forme particulière »12. C’est ainsi que se compose une norme visuelle, une image canonique. Une notion scientifique peut être transmise et figée en se logeant dans le « système stylistique ». « Son déploiement ultérieur la transforme en une pensée évidente — dans le cadre du style —, en une figure spécifique, immédiatement reconnaissable, en un “objet” vis-à-vis duquel les membres du collectif doivent se comporter comme devant un fait existant en dehors d’eux et indépendant d’eux. Voilà ainsi comment semble évoluer ce que nous appelons “réel”13. »
36Fleck élargit le scepticisme épistémologique qui concerne l’observateur individuel et son agencement sensoriel — la critique « constructiviste » dont il est beaucoup question aujourd’hui — à une perspective sceptique qui inclut le « collectif ». Le sujet connaissant est le groupe ou la « communauté », dont il a dit qu’elle était, entre le sujet et l’objet, « dangereuse comme une force élémentaire ». Il se place pour ainsi dire dans une perspective socioconstructiviste. Ce qu’il observe et appréhende avec une conceptualité pertinente peut tout à fait se retrouver dans les types de visualisation scientifiques et publics des dernières décennies. J’ai souligné à de nombreux endroits la proximité de la visiotypie avec la norme sociale, mais j’ai tendance à penser que Fleck ne choisit lui aussi qu’un unique point de vue possible et qu’il ne s’intéresse qu’à un seul aspect de la question. Si cette clé de compréhension de l’histoire des sciences est érigée en doctrine générale et en dogme, on se retrouve rapidement face à des difficultés et on s’embourbe, on tombe dans des pièges. Si tout n’est qu’histoire…
37Les critiques des sciences naturelles qui lui empruntent ici leurs instruments se révèlent nécessairement hors-sol : des prophètes sans messages, des émissaires du néant. De plus, ils sont désemparés face à l’expérience indéniable des scientifiques, à savoir que la nature se conforme à leurs lois et à leurs prévisions. Il ne peut pas s’agir d’une simple « harmonie des illusions14 ». Il semble bien qu’il y ait une sorte de connaissabilité [Erkennbarkeit] (ce que Fleck ne nierait sans doute pas).
38La conviction d’Einstein selon laquelle l’univers est fondé sur les mathématiques, qu’il existe une harmonie préétablie entre une théorie mathématique du monde physique et l’expérience, trouve son pendant lorsque le logicien, mathématicien et physicien Peirce écrit :
La pensée ne requiert pas nécessairement un cerveau. On la retrouve dans le travail des abeilles, dans les cristaux ainsi que dans l’ensemble du monde purement physique, et on ne peut plus nier qu’elle existe réellement, que les couleurs, les formes, etc. des objets sont réellement là15.
Thought is not necessarily with a brain. lt appears in the work of bees, of crystals, and throughout the purely physical world and one can no more deny that it is really there, than that the colors, the shapes, etc., of objects are really there.
39L’esprit s’incarne toutefois dans des signes :
Non seulement la pensée est présente dans le monde organique, mais elle s’y développe. Or, de même qu’il ne peut y avoir de Général sans Cas particuliers pour l’incarner, de même il ne peut y avoir de pensée sans Signes16.
Not only is thought in the organic world, but it develops there. But as there cannot be a General without Instances embodying it, so there cannot be thought without Signs17.
40La position de Peirce est malgré tout fluctuante. Un auteur dont la théorie de la connaissance est déterminée par le fait que le médium des « signes » est central, ne peut pas croire unilatéralement à la « réalité » de ce qui est reflété dans ces signes ; il remarque le fossé qui les sépare de celle-ci. Oehler parle ainsi de sa position intermédiaire, oscillant entre idéalisme et réalisme :
Le réalisme et l’idéalisme ne sont pas pour lui des contraires mutuellement exclusifs, ils sont au contraire complémentaires dans la mesure où le réalisme souligne l’objectivité de notre connaissance, l’idéalisme la relation entre l’objet et notre subjectivité. Ce qui lui importe avant tout, c’est la connaissabilité du réel et la négation de la chose en soi. De cette manière, il évite les exagérations spécifiques aux deux positions. Il est soucieux de l’économie de la pensée non seulement en tant que scientifique, mais aussi en tant que philosophe. Il ne pouvait certes pas ignorer que, dans cet exercice d’équilibriste, il accentue tantôt davantage l’une des positions, tantôt l’autre. Cette oscillation est typique de sa synthèse du réalisme et de l’idéalisme18.
41La vérité, pour reprendre les termes de Jean Paul, se trouve donc au milieu [Viertelsmitte]. On trouve de nombreux défenseurs de cette position au sein des débats de ces dernières années19. Je partage cette position sans être autorisé à contribuer au débat philosophique. Il s’agit ici d’un essai sur les signes visuels et linguistiques, voici mon idée : si Peirce, en bon libéral et démocrate, voit dans l’entente sur les signes ainsi que dans le va-et-vient qui permet, au sein d’une communauté, de parvenir à un accord sur la « bonne » manière de désigner les choses, un moyen de trouver la vérité20, ce n’est à nouveau qu’à moitié vrai. Le consensus est un argument, mais peut aussi, comme le montre Fleck, prouver le contraire.
42La critique de l’image est une décomposition des visiotypes en leurs éléments, afin de saisir, par ce processus, ce qu’ils contiennent comme potentiel d’effets. Ce qui m’intéresse au plus haut point, c’est de reconnaître le passage de l’outil scientifique à l’outil social, de distinguer ce qui, dans ces images, sert à la compréhension des faits et ce qui est norme sociale et fonde la signification sociale. — Il faudrait décliner des exemples.
43La figure de la double hélice possède une grande valeur explicative.
44Mais autour du noyau de la vérité, que nous laissons reposer sur lui-même, se trouvent, comme dans un oignon, plus de sept couches sociales :
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la tendance, pour ne pas dire la propension, à illustrer est elle-même déjà l’expression d’une norme sociale ;
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la part de sémantique sociale semble augmenter avec le degré de publicité [Öffentlichkeitsgrad] du signe ;
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le signe est réglé pour celui qui le reçoit, une figure ainsi que sa lecture sont accolées à une norme d’usage ; face à lui, il est non pas analphabète, mais aniconique ;
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la norme est fixée dans la « scientific community » ou, publiquement, par des institutions puissantes ;
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elle suit, scientifiquement ou même publiquement, un style relatif à l’époque et ses standards techniques en développement ; elle est rodée ou décrétée ;
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dans le cas du visiotype universel, la signification sociale est produite, entre autres, par une présence ubiquitaire ; il n’en va pas autrement dans l’omniprésence des portraits de Lénine ;
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en s’appuyant sur un vieux stock d’images, un « praeidol » ;
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par un ton lié à son époque ;
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par l’assemblée des sentiments menaçants et des promesses qui lui sont associées, disponible dans le climat de la société ou implantée en elle…
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par le gigantesque champ d’application, de l’utilité pratique.
45Les couches sociales de l’oignon ne sont ici qu’à peine suggérées. Grâce à elles, les amorces de visiotypes peuvent devenir des points de cristallisation de la conscience d’une époque et de sa réalité sociale : une grande puissance. — Face à ce poids de la norme sociale, on peut avoir l’impression qu’il n’y a pas d’autre vérité que celle de la convention historique. Mais avant de tirer des conclusions aussi vastes, il faut s’entendre très précisément sur ce que l’on entend par convention [Übereinkunft] :
46On pourrait comprendre par ce terme que la réalité est une construction. Qu’elle trouve son origine dans un accord temporaire entre individus. Ce serait l’hypothèse la plus large, une hypothèse de principe. Elle n’est pas abordée ici.
47Mais il serait aussi possible de se référer « seulement » à la dimension historique de l’accord, d’envisager son processus d’expansion et de le suivre dans les trois institutions sociales que sont l’équipe de recherche, la science et la société :
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l’objet de la connaissance, « la nature », est plurivoque. Dans sa conception se rencontrent en un cas particulier le reflet d’un côté de l’objet ainsi que le schéma perceptif d’un groupe ;
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l’« objet » est plurivoque, mais en face de lui, dans « la » science, il y a un modèle épistémique uniforme, une règle du jeu obligatoire pour la recherche de la vérité, une perspective dominante. Dans la conception de l’« objet » se rencontrent désormais le reflet d’un côté de l’objet ainsi qu’une double convention : celle du schéma perceptif concret qui se rode dans un groupe et celle de la conduite générale de la perception, de l’idéal de la connaissance21 ou du paradigme22 ;
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l’« objet » est plurivoque, mais en face de lui, dans « la » société, il y a un schéma perceptif concret globalement imposé, comme la « double hélice », ainsi qu’une conduite de la perception largement contraignante, comme la biophysique. Dans la conception de l’« objet » se rencontrent alors le reflet d’un côté de l’objet et une triple convention : celle du schéma perceptif concret, celle du modèle épistémique et celle de sa validité générale.
48La norme de la compréhension scientifique de l’objet a été rabattue sur une forme de pensée générale et une norme sociale. Ce qui en ressort comme regard sur l’objet n’est pas nécessairement faux, mais est, selon toute vraisemblance, scientifiquement et publiquement certifié conforme, une partialité cimentée.