Que signifie une image ?
1En 1988, peu avant la chute du mur de Berlin, Uwe Pörksen, professeur de langue et de littérature allemande à l’université de Fribourg (RFA), s’était intéressé à ces « mots plastiques » (Plastikwörter1) qui se retrouvent dans tous les domaines discursifs mais qui sont vides de toute signification : « identité », « progrès », « relance », « unité », « justice », « sécurité »… autant de termes précis, empruntés au langage scientifique, et progressivement diffusés auprès du grand public par les médias et par les politiques, au point de devenir des idoles ou des formules magiques. Aujourd’hui, dans l’analyse médiatique du discours politique, on parlerait volontiers d’éléments de langage pour désigner ces formules stéréotypées.
2Néanmoins, la constance de leur usage ne suffit pas à décrire l’objet étudié par Uwe Pörksen : ce qui est remarquable, c’est la plasticité de ces mots, le fait qu’ils soient applicables et appliqués à n’importe quelle réalité. Leur emploi est figé mais ils sont utilisés par des personnes qui défendent des conceptions antagonistes du monde, et, surtout, ils peuvent recouvrir les violences d’État par une atténuation de la situation présente ou par une promesse d’avenir. Le contexte de publication — guerre froide et bloc soviétique contesté de l’intérieur — laisserait facilement attendre une critique de la dictature rouge, et, de fait, Plastikwörter: Die Sprache einer internationalen Diktatur s’inscrit dans le sillage des réflexions de George Orwell sur le langage totalitaire. Pörksen précise toutefois, dans la préface à l’édition américaine, que son objectif, plus vaste, vise l’ensemble des discours, mais plus particulièrement les discours médiatiques et politiques, qui devraient tous se soumettre au même mot d’ordre : « Stop transmitting messages of NOTHING2. » Il est question des manipulations du langage mais également de l’élaboration et de la structuration du discours social.
3Plastikwörter mérite d’être (re)lu autant pour ce qu’il apporte en termes d’analyse du discours que pour son ancrage historique. C’est toutefois un autre essai d’Uwe Pörksen qui a retenu notre attention : Weltmarkt der Bilder. Eine Philosophie der Visiotype [Marché mondial de l’image. Une philosophie du visiotype3]. Paru en 1997, l’ouvrage s’inscrit dans la continuité de Plastikwörter. Les mêmes outils d’analyse sont repris mais la réflexion porte cette fois-ci sur les signes visuels. Que signifie une image ? Uwe Pörksen répond à cette question en développant une « critique de l’image » (« Bildkritik », ch. 5), analogue à une « critique du langage » (« Sprachkritik », p. 35), c’est-à-dire qu’il s’intéresse à l’usage des signes visuels. À quelles fins ceux-ci sont-ils utilisés, en tant qu’éléments du discours ?
4Dès la préface de son ouvrage, Uwe Pörksen distingue le signe linguistique du signe visuel au point de vue de leur maniabilité : si nous avons une grammaire permettant d’identifier les signes linguistiques, de les reconnaître, de mesurer leurs effets, de s’en servir clairement, nous ne possédons pas vraiment l’équivalent au point de vue des signes visuels. L’enjeu n’est pas tant de s’intéresser au contenu des visiotypes — à cet égard il existe déjà de nombreux dictionnaires ou lexiques d’images stéréotypées — qu’à leur potentiel d’effets, c’est-à-dire à ce qu’ils produisent comme comportements, comme pensées. Autrement dit, cet essai a pour objectif de proposer quelque chose comme une grammaire minimale pragmatique des visiotypes, afin de dégager à la fois les traits saillants du « style de pensée » (Denkstil) impliqués par ces derniers et leur effectivité globale. Les visiotypes apparaissent en même temps comme des prises générales sur la réalité, uniformisées et standardisées en image, mais aussi comme des représentations en apparence universelles, objectives, vraies, et qui pourtant trahissent des partis pris, des mises en ordre du réel. Si, comme nous le rappelle Uwe Pörksen — ce qui est d’autant plus vrai aujourd’hui à l’heure où la publicité inonde nos rues, où la télévision, les emojis, les vidéos, les séries s’immiscent dans notre quotidien —, « nous sommes une société qui argumente visuellement » (« wir sind eine Gesellschaft, die visuel argumentiert », p. 14), il est alors plus que jamais nécessaire de saisir les modalités de cette rhétorique visiotypique, d’en percer les secrets, afin de ne pas se laisser manipuler par elle à notre insu.
Une image globale du visiotype
5Uwe Pörksen définit le visiotype comme un équivalent visuel au stéréotype, soit un « type de visualisation rapidement standardisé que l’on peut observer de manière générale et qui est favorisé par le développement des techniques d’information » (« die Entwicklung der Informationstechnik begünstigten Typus sich rasch standardisierender Visualisierung », p. 27). Les visiotypes parfaitement intégrés au discours social deviennent des « images clef » (« Schlüsselbilder », p. 28) pour saisir la réalité, désignant « une forme imposée de perception et de représentation » (« eine durchsetzte Form der Wahrnehmung und Darstellung », p. 27), soit une image construite socio-historiquement au sein de l’espace public. Les visiotypes reproduisent avec des signes visuels ce que les stéréotypes formulent avec des mots. Pourquoi forger un concept parallèle quand il aurait été possible de simplement qualifier le stéréotype de visuel ? Principalement parce que les deux types de signe fonctionnent différemment, quoiqu’ils soient pareillement complexes et que leurs usages se répondent. Uwe Pörksen reprend à Peirce son « triangle sémiotique » — selon lequel l’opération de signification induit une relation entre un signe (« representamen »), un objet et un interprétant — et s’arrête plus précisément sur la trichotomie régissant le rapport entre le signe et l’objet. Trois relations sont possibles : le signe peut jouer le rôle d’indice, de symbole ou d’icône. L’icône représente l’objet en fonction d’une ressemblance : le dessin d’un objet ; l’indice implique une relation réelle à l’objet : les rougeurs cutanées qui indiquent une maladie ; le symbole se substitue arbitrairement à l’objet : le code couleur html qui représente le noir par la suite « #000000 » et le blanc par « #FFFFFF ». La différence entre le signe linguistique et le signe visuel tient au fait que le premier est arbitraire tandis que le second procède de manière analogique. En résulte une série de conséquences. Le mot correspond à un code linguistique précis, il est compris au sein d’une communauté qui a appris et acquis le sens arbitraire du signe. Cela suppose également que le sens du mot peut changer et que sa signification varie aisément d’un emploi à l’autre. À l’inverse, l’image est plus universelle, sa forme et sa signification ne dépendent pas d’un code propre à une communauté de sorte qu’elle s’avère plus immédiatement compréhensible et plus facilement transmissible. Un tel pouvoir de diffusion s’explique par la ressemblance à l’objet : contrairement au mot, l’image ne peut pas être nuancée ou redéfinie, elle existe de manière plus autonome. Certes conventionnelle, sa signification, dès lors qu’elle se fige en un visiotype global, impose de transformer l’image si on veut la modifier ou la nuancer.
6Quelles formes peuvent prendre les visiotypes ? Sans le formuler aussi nettement, Uwe Pörksen observe deux grandes catégories de visiotypes, en fonction de leur source. Le visiotype peut soit découler d’une schématisation du réel, simplifié ou symbolisé, soit d’une visualisation de données. Dans le premier cas, il se rapproche du logo (pour ne citer que quelques exemples : la double hélice de l’ADN, l’embryon enceint dans notre planète, le sigle Mercedes), dans le second cas, il prend la forme d’un diagramme, quel qu’il soit (courbe, camembert, arbre, etc.). Ces deux formes ne sont pas tout à fait étrangères l’une à l’autre. Le logo qui simplifie le réel vise, comme le diagramme, à rendre visible ce qui ne l’est pas : avec la double hélice de l’ADN, on donne à voir l’infiniment petit ; avec l’imagerie spatiale, c’est l’infiniment grand qui devient accessible. Parfois également, le diagramme devient lui-même un logo, comme la courbe de croissance de l’humanité ou celle de la bourse, en dents de scie. D’après Uwe Pörksen, la visualisation par diagrammes serait même appelée à devenir majoritaire et à modifier profondément notre rapport à l’image : « L’infographiste, plus encore que le fabricant de l’image spatiale, donne l’impression d’être un démiurge, son œuvre est une “synimage”, une structure synthétique » (« Der Infografiker macht mehr noch als der Hersteller des Weltraumbildes den Eindruck eines Demiurgen, sein Werk ist ein ,Synbild‘, ein synthetisches Gebilde », p. 215). Le pouvoir de l’infographiste est de rationnaliser le réel, de reproduire en signes compréhensibles un ensemble de données rebutantes. Le linguiste écrivait ces lignes en 1997 ; le slogan de Statista, entreprise spécialisée dans l’infographie, œuvrant pour différentes entreprises et des journaux, semble lui donner raison : « Empowering people with data ». La mise en images des données est devenue une promesse d’« autonomisation », comme le relent d’un vieux rêve humaniste de domination du monde naturel par sa maîtrise, infléchi à partir d’un vocabulaire emprunté aux revendications identitaire du xxie siècle. On comprend alors le succès de telles représentations visuelles : en plus d’être accessibles et transmissibles, elles comportent un « fort indice d’avenir » (« starkem Zukunftsindex », p. 88). Elles sont une image du présent en même temps qu’une orientation future.
7La formation des visiotypes suit ainsi une progression du domaine scientifique vers une signification sociale. Uwe Pörksen s’appuie sur les travaux du bactériologiste Ludwick Fleck pour expliquer ce processus de normalisation d’une image. À l’origine du visiotype, se trouve l’hypothèse scientifique : l’image est d’abord une proposition incertaine au service de la recherche, une « esquisse hypothétique » (« hypothetische Skizze ») servant de « béquille de réflexion de l’auteur pour l’auteur » (« eine Denkkrücke des Autors für den Autor », p. 133). À mesure qu’elle s’affermit, cette hypothèse gagne en objectivité au point d’être acceptée comme une réalité. L’esquisse se fige en « dessin de manuel » (« Lehrbuchzeichnung », p. 133). Elle est alors diffusée par un effort de vulgarisation jusqu’à infuser la « science populaire » et acquérir une valeur émotive et évaluative. Dès lors que le discours associé à l’image ne formule plus des interrogations ou des suppositions mais porte un jugement chargé émotivement, on peut considérer que l’hypothèse initiale est devenue un « fait public » (« öffentlichen Tatsache », p. 108) et qu’elle a changé de fonction : « plus le fait public est certain, plus son contenu scientifique s’efface au profit de son contenu social » (« Je sicherer die öffentliche Tatsache, umso mehr entschwindet ihr wissenschaftlicher zugunsten des sozialen Gehalts », p. 117). L’image n’appartient plus aux scientifiques pour décrire le monde, elle s’intègre dans une histoire collective que le tout-venant participe à écrire au quotidien. Il suffit de considérer l’évolution du débat sur les énergies renouvelables pour s’en convaincre, et notamment sur les éoliennes. Innovation technique pour produire une électricité moins polluante grâce à la force du vent, ces longs mats au sommet desquels trônent trois pales sont aujourd’hui le symbole d’un débat de société assez éloigné de l’enjeu énergétique puisqu’on leur reproche principalement de dénaturer le paysage.
8© Aurel, pour Le Monde.
9Encore faut-il préciser que le visiotype n’est pas neutre. Ainsi que le suggère l’illustration d’Aurel, il peut être employé à des fins idéologiques, notamment pour dévier le regard d’un autre débat. Ici, la critique esthétique de l’éolienne cache la défense de la centrale nucléaire. Le risque, selon Uwe Pörksen citant le New York Times, serait que le lectorat finisse par confondre ce qui relève de l’illustration et du reportage (p. 216), que l’information et le divertissement s’amalgament en une « infotainment4 » généralisée. Le linguiste se montre particulièrement critique à l’égard de cette tendance qui n’en est pourtant qu’aux prémisses. L’ancien rédacteur en chef du Badischen Zeitung [Journal de Bavière], Ansgar Fürst, parle d’« une sorte de journalisme de fast-food, qui sert des informations en petites bouchées agréables à un public qui, grâce à cette consommation, devient une élite de l’information » (« eine Art von Fast-food-Journalismus, der Informationen in kleinen, gefälligen Häppchen an ein Publikum verabreicht, das durch diesen Genuß zur Info- Elite geadelt wird », p. 292). Dans ce type d’information, l’image remplace tout à fait le discours et le débat d’idées, alors même qu’un diagramme ne devrait être qu’un support indicatif auquel la parole donne du sens. Uwe Pörksen conclut ainsi à la formation d’un « monde intermédiaire » (« Zwischenwelt », p. 99) : les visiotypes façonnent notre imaginaire au point de normaliser la pensée. Deux exemples dans l’essai : l’image canonique de l’arbre (ch. 16), utilisé au xixe siècle par Darwin et par Haeckel pour schématiser l’évolution des espèces et la généalogie des hommes, mais également par Scleicher qui dessine l’arbre des langues ; la spirale, utilisée par exemple pour résumer graphiquement la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (ch. 33 et 34). Les visiotypes occupent, en somme, ce rôle ambigu où on ne sait plus finalement s’ils représentent ou s’ils font le monde. Sont-ils des clefs pour comprendre l’époque ou des « faiseurs d’ambiance » (« Stimmungsmacher », p. 28) ?
Penser en images
10Que le langage soit un instrument pour justifier tout acte, même le plus amoral, cela appartient à la sagesse populaire : « Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage », dit le proverbe. Il est peut-être moins évident que les images jouent un rôle similaire. Pendant la guerre du Golfe, les images transmises des affrontements montraient la précision des attaques qui ne touchaient que les cibles visées, en épargnant les civils et en évitant les destructions inutiles. Contrairement au proverbe, l’image n’est pas calomnieuse, elle vise cependant le même objectif : façonner une réalité alternative qui légitime une situation autrement inacceptable. La guerre du Golfe est une « guerre propre » (« sauberer Krieg », p. 25), voilà ce que dit l’image. Tromper l’opinion par l’image, le procédé n’est pas nouveau. Il suffit de jeter un œil sur les décennies qui précèdent pour s’en convaincre : les propagandes coloniales ou totalitaires relevaient d’une logique similaire. L’Europe prétendait, encore au début du xxe siècle, avoir colonisé en répondant à sa « mission civilisatrice » mais s’est surtout illustrée par l’exploitation des populations indigènes. Staline fut officiellement le « petit père des peuples » et réellement l’ordonnateur de famines. Uwe Pörksen identifie toutefois un tournant avec la guerre du Golfe. Il n’est pas simplement question de propagande mais d’une nouvelle façon de présenter les événements : tandis que les images documentaires de la guerre manquaient, le reportage photographique a été remplacé par l’information graphique, notamment par des illustrations représentant les armes et leurs performances. La pratique s’est ensuite répandue et généralisée ; après la guerre du Golfe, « la presse écrite est entrée dans l’ère des images » (« die Printmedien sind ins Bildzeitalter eingetreten », p. 27). De fait, quel journal peut aujourd’hui se dispenser d’une communication visuelle ? Aucun, a priori¸ et d’autant moins à l’heure des réseaux sociaux tels Instagram ou Tiktok qui reposent principalement sur le partage d’images et de vidéos.
11On observe d’ailleurs que le recours aux images, devenu systématique, déborde aujourd’hui largement le cadre de l’information. Uwe Pörksen se demandait en 1997 : « Va-t-on bientôt gagner des élections avec une courbe de menace, une courbe d’humeur et une courbe de promesse ? » (« Wird man Wahlen demnächst mit einer Drohkurve, einem Stimmungsträger und einer Verheißungskurve gewinnen? », p. 291). Or les élections récentes, et les débats qui les ont accompagnées semblent attester la crainte du linguiste. Non seulement mener campagne sur les réseaux sociaux est devenu un enjeu majeur, mais le rôle potentiellement dangereux des sondages est également discuté à chaque élection. Uwe Pörksen en discutait déjà le fondement démocratique :
Meinungsforschung ist kein demokratisches Instrument; sie ist in Diktaturen so brauchbar wie in Demokratien mit freien und geheimen Wahlen. Sie erschwert die Erörterung des Sachdienlichen, behindert die Debatte. Das liegt in erster Linie an ihren Mitteln, ihrem Zeicheninventar. (p. 292)
Les sondages d’opinion ne sont pas un instrument démocratique ; ils sont aussi utiles dans les dictatures que dans les démocraties où les élections sont libres et secrètes. Elle rend difficile la discussion de ce qui est pertinent, elle entrave le débat. Cela est dû en premier lieu à ses moyens, à son inventaire de signes.
12Le signe visuel est devenu une façon d’argumenter, pour partager plus efficacement et plus simplement des idées. Il constitue un appui dans l’organisation des données, ayant ce pouvoir de rendre plus parlant le langage lui-même. Précisons le propos afin de respecter le principe d’une critique de l’image : bien qu’il soit « la forme raccourcie d’un argument » (« die abgekürzte Form eines Arguments », p. 138), le visiotype n’est pas limité au rôle de support, il se suffit à lui-même pour imposer un discours et ses conséquences. En ce sens, il touche autant à la publicité qu’à la propagande, il participe d’une imagologie générale, d’un « marché mondial des images ». À preuve, la réduction du marxisme à une série d’images et de slogans par le régime soviétique : Stakhanov est autant un mythe que l’on raconte que l’image de l’ouvrier dévolu à sa tâche, le marteau à la main. L’image comme le langage peuvent servir à transmettre, à persuader, à contrôler, à orienter, et ainsi à dominer.
13Les visiotypes jouent un rôle politique et idéologique d’autant plus efficace qu’ils synthétisent un très haut niveau de généralisation à une matérialité frappante. En tant que représentations abstraites, ils parviennent en apparence à transmettre un savoir conceptuel et, en tant qu’objets maniables, ils semblent nous donner prise sur le réel. La mise en courbe des données permet de rationaliser le monde, de faire valoir un sentiment de parfaite objectivité, l’illusion d’une scientificité. Comme l’image se laisse saisir d’un seul coup d’œil, la donnée acquiert une force d’évidence. Cependant, le travail graphique trahit une charge symbolique et idéologique, soit par la reprise, soit par la création de « stéréotypes connotatifs ». L’image évoque un ensemble de références qui finit par remplacer le discours lui-même. Cela est notamment dû au fait que les visiotypes fonctionnent rarement seuls : ils s’inscrivent le plus souvent au sein d’une « chaîne » (« Kette », p. 68) qui se présente comme valide universellement — telle image, telle idée serait nécessairement liée à telle autre, etc. Ainsi, malgré son objectivité apparente, l’image renvoie à un langage abstrait et autonome, totalement détaché de la réalité décrite, elle finit par devenir elle-même une image-clef, une image globale, porteuse de symboles, et appelant par son dispositif même des solutions idéologiquement orientées. Par où l’on comprend en quoi son évidence matérielle tout autant que son abstraction sont foncièrement politiques.
14Par exemple, l’augmentation de la population humaine est chiffrée puis représentée par une courbe exponentielle. Puis, à cette courbe est associée l’image d’enfants en état de sous-nutrition, celle d’une ville surpeuplée ou n’importe quelle photo qui semble découler directement des chiffres donnés et qui en infléchit pourtant l’objectivité. Un récit, argumentatif, se crée malgré tout. Chaque image, justifiée par la précédente, complète le raisonnement jusqu’à revenir éventuellement au graphique initial. Maillon après maillon, la visée idéologique de la chaîne se révèle. La courbe exponentielle de la population mondiale n’a plus alors la sobriété d’un résultat scientifique, elle se termine par une flèche rouge qui indique, par sa disposition même et par son code-couleur, la menace d’une telle croissance. La chaîne visuelle peut dès lors recommencer et être orientée en fonction du but poursuivi. Elle peut servir à sensibiliser, en faveur d’un don charitable ; à apeurer, en suggérant l’idée d’une guerre pour la nourriture ; ou encore à promouvoir des solutions radicales, tel l’eugénisme, pour répondre au danger en limitant la croissance démographique. L’usage idéologique de l’image est très net. Ces raisonnements visiotypiques ne correspondent qu’en apparence à des chaînes logiques aboutissant à des conclusions nécessairement vraies. Bien plutôt, ce qu’elles mettent en évidence, c’est le fait que leur force pragmatique réside en ce qu’elles pavent la voie à des comportements stéréotypés, à des réponses socialement attendues, qui masquent cependant des vues idéologiques.
15Uwe Pörksen souligne finalement combien ces chaînes sont acquises par l’habitude et construites sociohistoriquement, en proposant la règle qui suit : plus le niveau d’abstraction est élevé dans un visiotype, plus il sera facile de le colorer arbitrairement d’objectivité à l’aide de « grandeurs » conceptuelles, et mieux il s’intégrera dans une chaîne visuelle de raisonnements.
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17Weltmarkt der Bilder. Eine Philosophie der Visiotype offre finalement une critique particulièrement convaincante de l’image, riche en exemples concrets et en illustrations. L’époque à laquelle nous lisons l’essai a peut-être orienté notre propre regard vers les considérations idéologiques et politiques d’Uwe Pörksen. Par ce biais, on peut déjà se rendre compte de l’intérêt d’un tel ouvrage pour l’analyse du discours social contemporain : le visiotype paraît indissociable aujourd’hui du langage des médias. Mais nous pouvons facilement étendre l’utilisation des outils qu’Uwe Pörksen théorise pour prendre la mesure de l’influence des images stéréotypées dans la façon dont on se représente le monde et dont on le représente. Pour finir, ce que le linguiste analyse en termes de médiatisation de la pensée par le signe visuel peut également nous servir pour l’analyse des effets de composition poétique ou romanesque, quand ceux-ci sont inspirés par des formes géométriques ou par des suites chiffrées, ainsi que pour mettre en perspective les rapports qu’entretiennent textes et images.