Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Catriona Seth

L’enfant trouvé ou comment combler les lacunes de l’histoire

The foundling or how to fill in history’s gaps
Conférence au Collège de France, 17 février 2023

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1« Je suis un enfant trouvé. » La phrase est prononcée par un personnage familier à nombre d’entre nous, soit grâce à des lectures enfantines, soit parce que les adaptations pour grand écran et en dessin animé lui ont permis, avec Joli-Cœur, Vitalis et les Barberin, de peupler notre imagination : Rémi, le héros de Sans famille, le roman d’Hector Malot, paru en 1878.

2Dans les récits fondateurs religieux et politiques, l’enfant trouvé joue un rôle central. Songez à Moïse, à Cyrus ou à Romulus et Remus. Il figure dans la tradition littéraire dès les origines avec la Sémiramis de Diodore de Sicile ou Théagène et Chariclée d’Héliodore. Parmi les enfants trouvés littéraires du XVIIIe siècle, la période dont je m’occupe le plus souvent, il y a Tom Jones, héros éponyme de Fielding. Son histoire a marqué l’Europe grâce à la version française de La Place, best-seller des Lumières. Un frontispice de Gravelot, gravé par Pasquier, ouvre l’édition de 1750. Un homme en robe de chambre et bonnet de nuit et une domestique munie d’un bougeoir entourent un lit. Un bébé qui s’accroche au doigt de l’homme y repose. De tels personnages, à l’origine de la plus romanesque des fictions, ont leur source dans la réalité. Je vais m’appuyer sur des textes littéraires et des recherches dans les archives pour tracer certains parallèles. J’évoquerai, en me concentrant sur le XVIIIe siècle, sans m’interdire des incursions vers d’autres périodes, le lieu de découverte des enfants, les raisons de leur abandon, la manière dont on les identifie, avant d’envisager certaines raisons pour lesquelles l’enfant trouvé constitue une figure paradigmatique de la littérature1.

3Je partirai de l’enfant dont nous avons connaissance lors de sa découverte. Le nom même d’enfant trouvé, ainsi que son équivalent dans d’autres langues – foundling en anglais, Findling en allemand, trovatello en italien, par exemple –, est un premier marqueur de chance sur la trajectoire de l’enfant, qui n’a pas simplement disparu, sans laisser de trace.

Les lieux de la découverte

4Tom Jones est trouvé douillettement dans un lit. Les enfants sont parfois placés dans une église, sur un autel ou un banc, voire dans un confessionnal. Ils sont au chaud (plus qu’à l’extérieur) et devraient, suppose-t-on, bénéficier de la protection de Dieu comme de ceux qui les découvrent dans un lieu saint. On trouve à l’occasion un enfant dans une auberge, lieu de passage par excellence, ou à la porte d’un commissaire ou d’un hôtel particulier. Le commissaire portera l’enfant à l’hôpital où il sera pris en charge. Le propriétaire de l’hôtel particulier, espère-t-on, pourrait rejouer l’histoire de la fille de Pharaon avec Moïse, et élever le petit inconnu comme son propre enfant. Le but est qu’il soit découvert et sauvé. Dans la fiction comme dans la réalité, l’abandon d’enfants en Europe à la période moderne n’est pas l’équivalent socialement acceptable de l’infanticide. C’est particulièrement vrai pour les villes – nombreuses notamment en France et en Italie – disposant d’un tour d’abandon. Le dispositif permettait au parent, du côté rue, de poser l’enfant, sans être vu des religieux qui récupéraient le bébé à l’intérieur de l’institution.

Les raisons des abandons

5Dans la littérature, les enfants trouvés sont parfois victimes de jalousies familiales ou politiques. Abandonné avenue de Breteuil, dans de beaux vêtements, Rémi, dans Sans famille, est le fils d’une riche Anglaise dont un parent lorgne sur l’héritage. La question des raisons de l’abandon surgit souvent. Une chanson anonyme feint d’interroger l’Enfant trouvé éponyme :

Est-ce une mère criminelle
Qui t’a repoussé de son sein ?
Ou plutôt un père infidèle
A-t-il été ton assassin ?…
Es-tu le fruit de l’indigence,
Ou fruit d’un malheureux amour ?
Fils du crime ou de l’imprudence,
À qui des deux dois-tu le jour ?

Si d’un préjugé trop sévère
Tu fus la victime en naissant ;
Oh ! qu’elle dut gémir ta mère,
Quand on lui ravit son enfant !…
A-t-elle au moins, dans sa détresse,
Embrassé ce bien précieux ?
As-tu reçu de sa tendresse
Des pleurs et d’éternels adieux2 ?…

6Les parents qui laissent leur enfant ont mauvaise presse – de nos jours encore, dans différents pays (dont le Royaume-Uni), un procès peut leur être intenté. Un roman de Ducray-Duminil, Les Cinquante Francs de Jeannette (1802), vilipende une mère : « Ô marâtre ! Ô femme atroce ! en abandonnant ton enfant, tu fus plus féroce que la lionne, que la panthère ! exécrable humanité3 !… » Avait-elle le choix ? De nos jours, les abandons sont rares. Au XVIIIe siècle, c’est une occurrence fréquente : en 1770 on abandonne près de 35 % des enfants nés à Paris. 36 enfants trouvés sont enregistrés à Rouen en 1702. La moyenne annuelle atteint 600 au cours des dernières années de l’Ancien Régime, pour une ville de 100 000 habitants. Le chiffre témoigne de changements sociologiques qui accompagnent la migration de jeunes travailleuses vers les centres urbains. Une domestique ou une ouvrière célibataire ne peut pas élever sa fille ou son fils et n’a généralement personne à qui le confier, surtout sans soutien du père, alors qu’à la campagne, le cercle familial étendu permettait une prise en charge collective des enfants. Au XVIIIe siècle, la pauvreté, compliquée parfois par la menace de l’éviction ou de la prison pour dettes, était la raison la plus fréquente de l’abandon d’enfants. Les ouvriers à la pièce ou ceux qui exercent le commerce ou l’agriculture à petite échelle n’ont pas les moyens d’entretenir une famille nombreuse. Il y a une corrélation claire, les archives le montrent, entre le nombre d’abandons et les épisodes climatiques extrêmes comme des canicules ou des inondations. Au XVIIIe siècle, en Europe, on meurt encore de faim. Nous lisons dans des billets laissés avec des enfants que leur mère est morte en accouchant, qu’elle est seule et n’a pas les moyens de payer une nourrice ou est malade, comme dans ce témoignage normand : « je vous la laisse en bon état et je vous prie d’en avoir bien soin jusqu’à ce que j’aie gagné un lit pour me coucher car je couche par terre depuis que je suis sortie de chez vous et je suis devenue enflée de la fièvre. Je vais à la Madeleine. Je la reprendrai4. »

7Les enfants trouvés viennent souvent de paroisses pauvres. Confier un enfant à une institution pouvait être vu comme une manière de lui garantir une vie meilleure. Cela met en perspective une lettre à propos d’un célèbre abandon d’enfants. L’auteur, qui s’adresse ainsi à Mme de Francueil le 20 avril 1751, dans une lettre chiffrée, avant les accusations du Sentiment des citoyens, n’est autre que Jean-Jacques Rousseau : « J’ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés ; j’ai chargé de leur entretien l’établissement fait pour cela. Si ma misère et mes maux m’ôtent le pouvoir de remplir un soin si cher, c’est un malheur dont il faut me plaindre, et non un crime à me reprocher. Je leur dois la subsistance, je la leur ai procurée meilleure ou plus sûre au moins que je n’aurais pu la leur donner moi-même. » Rousseau envisage deux avenirs possibles pour ses enfants. Il réduit à l’état de fiction rejetée celui de leur coexistence avec un géniteur incapable de les soutenir et les imagine travailleurs manuels : « par la rustique éducation qu’on leur donne, ils seront plus heureux que leur père ». D’aucuns y voient un sophisme mais certains documents d’archives entrent en résonance avec ses arguments d’autant que, comme le rappellent Les Confessions, il n’a pas épousé Thérèse Levasseur.

8L’illégitimité, même sans la pauvreté, pouvait constituer une raison d’abandon. En 1793, dans Georges et Gros-Jean, ou L’Enfant trouvé, Fait historique, en un Acte et en Vaudevilles, Léger montre l’intervention néfaste d’un juge de village soucieux de la réputation des siens : « Je suis d’une inquiétude mortelle… Le moyen dont je me suis servi pour enlever de chez la nourrice le fruit réprouvé d’une faiblesse coupable aurait-il réussi ? À quelle extrémité la faute de ma nièce me réduit-elle ! Et combien il m’en coûte pour exposer ce malheureux enfant ! Mais enfin, l’honneur, le préjugé, tout exige ce sacrifice5. » Pour l’enfant comme pour la mère, la bâtardise est une tache. La chanson anonyme destinée à l’enfant trouvé citée ci-dessus l’indique : « Ta naissance n’est point ton crime, / Et pourtant l’on t’en punira. » Les enfants illégitimes n’héritaient pas de leurs parents et certaines professions leur étaient interdites comme s’ils portaient la tare de l’immoralité supposée de leurs géniteurs.

9Parfois des parents de familles aisées abandonnaient leurs enfants mais les surveillaient de loin. Jean le Rond d’Alembert (laissé à l’église de saint Jean le Rond) reçoit des visites du chevalier Destouches (sans doute soit son père, soit le représentant de celui-ci) chez sa nourrice6. Dans des cas où les parents ne souhaitaient ou ne pouvaient pas se marier, parfois parce qu’ils avaient déjà contracté une union ou fait vœu de célibat, parfois parce qu’ils n’avaient pas encore atteint leur majorité et n’avaient pas obtenu le consentement de leurs parents à leur union, l’abandon de l’enfant pouvait sembler être la seule issue, comme dans ce cas rouennais :

Mesdames Des Raisons Sescrette forcent Le pere et La mere de Ce malheureux enfant de se Confier a vos soins ils vous Lenvoyent dont Ce jour 26 8bre 1775 et ils vous Le Recommandent particulierement, en attendant quun jour plus heureux Leur procurent Le plaisir de le Reclamer et de Luy faire connoistre ses auteurs : ils ont Lieu desperer qu’ils ne Tarderont pas a voir paroistre Le moment si desiré et ils sempresseront de vous Temogner Leur reconnoisse des soins que vous avez bien voulu prendre et donner aCe depost qui leur est tres precieux. Comme ils seroient Tres flastée de scavoir Lendroit ou il sera envoyé en nourice vous les obligeré sensiblement Mes Dames, si vous voulé les en instruire par Le porteur du present affin qu’ils puissent Laider en secret de leurs secours – Cet enfant est Baptise et nomme Suzane Julie on desire qu’il soit Eleve sous ce nom cest une attention que ces pere et mere attendent de votre indulgence cet enfant qui est une fille a été Baptisée ce jour 26 8bre Jour de Sa naissance.

10Suzane Julie meurt trois mois plus tard. Ses parents auraient-ils cherché à la récupérer si elle avait survécu ?

11J’ai lu des milliers de billets laissés avec des enfants trouvés dans différentes villes de France, mais aussi ailleurs, à Londres, par exemple, ou à Bergame. Je n’ai trouvé qu’un seul cas dans lequel des parents semblent se débarrasser d’un poupon gênant7. Le ton de persiflage est inattendu : on croirait une blague de mauvais goût. Pourtant la présence du document dans les archives hospitalières témoigne de son authenticité. L’aisance d’expression du scripteur laisse croire que le petit garçon laissé avec ce mot devait être le produit d’une liaison entre un homme éduqué et une femme qui n’était pas son épouse :

Permettez-moi mesdames de vous adresser mon petit compliment. J’ai eu bien de la peine à trouver votre maison. J’y suis enfin parvenu. Je suis né le 9 de mars 1760 après avoir causé à ma mère des douleurs d’autant plus aiguës qu’elle était obligée de les étouffer. Je suis baptisé le même jour. Mon nom c’est Pierre Nicolas. Cinq lettres alphabétiques composent celui de mon père avec un peu d’arrangement il ne vous sera pas difficile de le deviner. Ayez compassion de ma jeunesse. J’espère qu’un jour je pourrai vous être de quelque utilité, car je suis né pour les grandes choses, je suis sacrifié à la politique c’est l’ordinaire des petits indiscrets cependant ceux dont je trouble la tranquillité me recommandent à vos affections avec promesse de vous en dédommager quelque jour. L’on m’aurait muni de quelque argent si l’on eût pu le confier aux personnes qui m’ont procuré l’honneur de votre connaissance. Ce qui est différé n’est pas perdu. Mes parents vous saluent et moi je vous souhaite le bon jour et me recommande à vos bontés. De la ville… Province de Normandie.

12Dans ce texte étonnant, l’enfant prend la parole. Il dérange. L’hôpital des enfants trouvés se voit confier la responsabilité de l’élever. Le ton qui choque sert de repoussoir à une réalité autrement plus sombre : l’abandon d’enfant est souvent vécu comme une tragédie.

Identifier un enfant

13Si un enfant était abandonné parce que ses parents étaient pauvres ou dans l’impossibilité de se marier, un changement de circonstances pouvait conduire au souhait (ou à la capacité) de le récupérer. Dans une ville comme Rouen, les abandons n’étaient pas considérés comme définitifs. Les autorités consignaient dans des procès-verbaux tout ce qui touchait à la découverte du petit abandonné : le lieu, la date, l’heure – souvent de nuit, pour cacher l’acte –, le détail de l’habillement et ainsi de suite. Les précisions vestimentaires sont fascinantes. Les tenues sont taillées dans des habits usés d’adultes et rapiécées avec des imprimés ou tissus bariolés. Les vêtements passent de main en main, du patron au domestique, et sont souvent revendus et ajustés.

14Les enfants, même pauvres, étaient parfois munis d’un trousseau. Leurs parents se sacrifiaient pour eux. Henri Coissiez, laissé à quatre mois à cause de « la pure indigence du père et de la mère », a « six béguins, six mouchoirs blancs, six chemises à brassières, deux brassières… ». Plus rarement, des vêtements somptueux prouvent que la pauvreté n’était pas le motif de l’abandon. Laissée le 19 janvier 1788, Suzanne Augustine Élisabeth a « 10 bandes, 11 béguins, 2 pierrots, 6 cornettes à bords, 4 cornettes plates, 2 bonnets piqués, un bonnet de lait, 10 chemises à brassières, 9 fichus, 1 têtron muni de mousseline brodée, 6 mouchoirs, 1 camisole de grenache, 2 molletons couverts d’indienne, 6 langes de toile, 12 couchettes, 2 taies d’oreiller, un oreiller, une couverture de laine, 1 serviette d’œuvre ». Elle a eu de la chance : par l’intermédiaire du docteur Blanche, le chirurgien présent à sa naissance, ancêtre de l’aliéniste et du peintre, ses parents se sont évertués à la reprendre sans trahir le secret de ses origines.

15Certains laissaient l’enfant avec un objet distinctif comme dans L’Enfant trouvé, ou Mémoires de Menneville, un roman de 1753 :

Monsieur Gersan de Montfort, gentilhomme irlandais, se retirait assez tard chez lui, lorsqu’en tournant le coin du pont Notre-Dame, il aperçut à la lueur d’une lanterne un paquet de linge, et entendit se plaindre un enfant nouveau-né. Ému de compassion, il le prit dans ses bras, et le porta chez le commissaire. L’enfant se trouva un garçon ; il était entouré de langes très propres, et portait au col une espèce de reliquaire et un billet dans lequel on marquait qu’il avait été baptisé. Le commissaire reçut la déposition de Monsieur de Montfort, et fit porter l’enfant aux Enfants-Trouvés. Je suis cette tendre victime8.

16Le passage contient tous les éléments requis : le lieu, l’heure (tard le soir), la visite au commissaire, les vêtements propres, un billet indiquant que l’enfant a été baptisé et un objet. Le reliquaire individualise l’enfant mais le place aussi sous la protection d’un personnage saint. Dans un roman antérieur, un personnage souligne l’importance accordée par l’hôpital des enfants trouvés de Paris à de telles babioles, quelle que soit leur nature :

Les mères que l’indigence réduit à peupler cette maison, malgré la tendresse naturelle qui les engagerait à élever elles-mêmes leurs enfants, si elles se trouvaient dans une moins malheureuse situation […] ne manquent jamais de leur attacher au cou, aux bras ou à quelque autre partie de leur tendre corps un brevet caractérisé, qui puisse les leur faire reconnaître dans l’occasion : et cette marque est si sacrée qu’on n’y touche jamais9.

17L’objet le plus souvent laissé, au siècle des Lumières, est un bout de ruban. Un ruban prend peu de place, peut être noué ou découpé, servir de support à l’écriture… Les rubans étaient des cadeaux traditionnels d’un galant à sa bonne amie – ruban est aussi le terme utilisé pour désigner le pourboire versé par un client à une prostituée. Le ruban permettait de rafraîchir une tenue ou un bonnet. En laissant un ruban avec un enfant, une femme abandonnée laisse peut-être la marque de la séduction avec le fruit de la liaison malheureuse. On trouve parfois avec les enfants d’autres objets comme des croix, médailles et images pieuses – les signes religieux sont plus fréquents en Lorraine qu’en Normandie. Ces objets, appelés « remarques », sont souvent utilisés dans le théâtre ou le roman pour identifier un enfant des années plus tard. Félix, ou L’Enfant trouvé (1777) de Sedaine, le héros, devenu adulte, découvre « toutes les hardes dont tu étais enveloppé lorsque je t’ai trouvé, un hochet d’argent avec un petit anneau d’or, de la dentelle, un ruban rouge et le procès-verbal de ta trouvaille fait et signé par feu notre pasteur10 ». Si les retrouvailles de fiction reposent souvent sur l’identification d’un objet11, voici l’exemple historique d’un ruban coûteux dont la mère garde sans doute un morceau en espérant s’en servir pour récupérer plus tard son fils : « imbout de ruban de Sois Couleur merdois des deus Cotés avec une Raiie Rouge Eblan dan Le milieus des fleur de diferante Couleur ».

18Rousseau laisse son premier enfant avec un chiffre, quelque chose qui permet de la reconnaître, sur une carte à jouer, d’après Les Confessions :

On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée Mlle Gouin, qui demeurait à la pointe St-Eustache, pour lui confier ce dépôt, et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J’allai l’y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j’avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l’enfant, et il fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L’année suivante, même inconvénient, au chiffre près qui fut négligé12.

19On pourrait spéculer sur l’aspect de hasard des jeux, le choix d’une carte particulière, un chiffre fétiche, une dame de cœur, etc., tout en rappelant que le revers non imprimé des cartes du temps servait à en faire des fiches ou les supports de notes diverses – dont le brouillon des Rêveries du promeneur solitaire. Les archives témoignent de pratiques de ce genre : un valet de cœur, avec un ruban bleu pâle, est noué le 13 septembre 1783 au cou de Sophie, abandonnée à Rouen. On y lit « enfant recommandé » et « qui ne me soit pas donné d’autre nom », ce qui laisse entendre que ses parents entendent la récupérer. Rousseau permet de supposer que cela pouvait être le cas pour sa fille aînée – et il y a eu par la suite des tentatives par l’intermédiaire de Mme de Luxembourg – mais aussi que, le pli de l’abandon pris, il n’a plus été question d’individualiser sa progéniture.

20Entre le 4 novembre 1776 et le 20 octobre 1777, 255 des 375 enfants trouvés à Rouen sont laissés avec un message écrit alors que les taux d’alphabétisation sont loin d’atteindre ce niveau. De plus, le degré d’illettrisme est souvent en étroite liaison avec le niveau de vie13. Les messages dictés offrent une occasion exceptionnelle et émouvante d’entendre les voix des analphabètes ou du moins de ceux dont l’histoire garde peu de traces. Parmi les « excuses », comme on appelle les billets laissés avec les enfants trouvés, certaines, qui sont incompréhensibles, comme les dessins d’enfants qui pour nous sont des gribouillages mais pour eux sont censés avoir une valeur figurative, témoignent de la valeur quasi mystique accordée à l’écrit par ceux qui ne le maîtrisent pas. Au sein de certains messages, des confusions de pronoms avec le « je » utilisé aussi bien pour l’enfant que pour la mère laissent entendre que le cordon ombilical n’est métaphoriquement pas coupé et que la séparation est douloureuse.

21Les billets laissés offrent des informations diverses. En voici un exemple authentique (l’orthographe est modernisée) :

Donnez-moi le baptême sous les noms de Pierre Noël et prenez soin de moi. Mes parents ne tarderont pas à venir récompenser vos soins généreux. Leur situation m’arrache à leurs larmes ce 6 de 1777 à Rouen.

22Une identité est attribuée. L’enfant a reçu ses prénoms avant le baptême, ce qui marque à la fois la laïcisation de la société et l’émergence de l’individu. Cela laisse aussi entendre qu’on a déjà imaginé un avenir pour l’enfant.

23En l’absence d’indications, comment peut-on (ou doit-on) nommer un enfant ? Nombre d’institutions italiennes ont recours à une petite série de patronymes qui identifient les enfants trouvés comme tels, parfois de manière stigmatisante, comme della Ruota (du tour d’abandon) ou esposito (exposé). D’autres noms mettent en évidence l’absence de données comme Diolosa (Dieu – seul – sait, sous-entendu, d’où vient celui qui porte ce nom) ou l’abréviation ECO, Ex Caelo oblatus (offert par le Ciel) qui serait à la base d’un patronyme célèbre dans les lettres, celui d’Umberto Eco14. Pour donner un nom particularisant, certaines institutions se reportent au lieu ou aux circonstances de découverte de l’enfant. Porté à l’hôpital de Nancy, un bébé se voit attribuer le nom de… Carreau en souvenir de la fenêtre brisée du commissaire par le caillou lancé pour l’alerter. Félix, l’enfant trouvé de la pièce de Sedaine a été recueilli le 17 mai, jour de la saint Félix. Son prénom en fait mémoire. Il avait une identité antérieure – il a 15 jours lorsqu’il est découvert – mais son nouveau nom le place sous un patronage et annonce, pour le lecteur cultivé, que ce petit abandonné n’est pas vraiment à plaindre. On découvre à la fin de la pièce son ascendance noble. Il sera retrouvé.

24Même s’ils abandonnent leur enfant, certains parents donnent une indication de nom déjà conféré par le baptême ou alors souhaité pour leur progéniture. Rappelons ce qu’écrit Bernardin de Saint-Pierre : « Un enfant se patronne sur son nom. » Il ajoute : « Notre nom est le premier et le dernier bien qui soit à notre disposition ; il détermine, dès l’enfance, nos inclinations ; il nous occupe pendant la vie et jusqu’après la mort. Il me reste un nom, dit-on. Ce sont les noms qui illustrent ou déshonorent la terre15. » En donnant un nom, le parent offre un cadeau intangible, un héritage immatériel dont on ne peut comprendre les enjeux sans explication. Ne nous sommes-nous pas tous demandés pourquoi nous portions notre prénom : en mémoire d’un proche ? par admiration pour une personne célèbre ? en souvenir d’un lieu ? etc. Si un enfant était laissé avec des habits chauds, ceux-ci ne dureraient pas au-delà de quelques mois. Le prénom resterait. J’ai souvent laissé mon imagination divaguer sur les raisons pour lesquelles une femme a laissé son enfant en Normandie avec un billet demandant que les prénoms Fidèle Amant lui soient donnés.

25Un héros romanesque, Menneville, raconte qu’il a été recueilli par une noble dame et doté d’une identité supposée :

À l’âge de cinq ans, suivant l’usage, exposé avec d’autres enfants dans l’Église de Notre-Dame, je fus choisi par Madame la marquise de Senoncourt, qui, dans une maladie dont elle relevait, avait fait vœu d’élever un de ces jeunes abandonnés. Elle me plaça auprès de son fils et de sa fille, à peu près de même âge que moi, et ordonna à la Gouvernante de ne mettre aucune distinction entre nous trois. Pour cimenter même davantage l’amitié qu’elle voulait voir régner entre nous, elle publia que j’étais son neveu que sa sœur venait de lui confier en partant pour aller rejoindre son époux aux Indes16.

26Le petit trouvé devient le produit d’une fiction imaginée par la marquise qui l’a adopté. Par son autorité, la dame de condition joue le rôle d’un romancier avec son personnage, créant pour lui, par un acte de parole, des antécédents fictifs ou plutôt le rattachant par un effet de réel à une famille existante qui n’est pas la sienne en termes génétiques.

Retrouver son identité

27Le but des procès-verbaux détaillés de ceux qui recueillent les enfants comme des objets particularisants avec lesquels ils sont laissés est, je l’ai dit, de permettre d’éventuelles retrouvailles.

28Dans le roman de Ducray-Duminil, « Jeannette » est adoptée par de riches nobles, M. et Mme d’Eranville, « sans que père, mère, supérieurs quelconques, aient jamais le droit de la réclamer » (t. I, p. 46). Elle est habillée de manière recherchée, choyée par ceux qui l’ont recueillie, les appelle « Maman » et « Papa ». Tout va pour le mieux jusqu’au jour où le couple a un enfant génétique. « Tout était changé pour Jeannette : elle sentait qu’elle n’était plus qu’une pauvre fille des Enfants-Trouvés, élevée par charité, et qui devait, par ses services, reconnaître les bontés qu’on avait pour elle » (t. I, p. 30). Renvoyée vers son état antérieur d’enfant sans antécédents connus, elle n’a plus de véritables espérances. Or Monsieur d’Eranville, sur son lit de mort, révèle l’existence d’un billet trouvé sur Jeannette lorsqu’elle a été découverte nue dans une allée :

Ma femme et moi nous avons enfermé soigneusement cet écrit, assez vague d’ailleurs, et nous n’avons jamais voulu en faire usage ; mais, si tu en as besoin, Jeannette, tu t’en serviras […] Jeannette, si tu m’en crois, tu resteras dans l’ignorance où tu as vécu jusqu’à présent. À quoi te servira-t-il de retrouver des parents qui ont été assez dénaturés pour t’abandonner, qui peuvent à présent abuser de leurs droits imaginaires pour te tourmenter ? S’ils sont pauvres, quel bien en attendras-tu ? S’ils sont opulents, tu t’exposeras à leur mépris, aux vexations peut-être d’héritiers avides dont ta présence détruira les espérances. (t. I, p. 125-126).

29Le mot permettra de découvrir l’identité de Jeannette :

Cette enfant s’appelle Jeanne Vic…
baptisée le jour d’hier ; mais sa nais…
son père. Si vous plaignez la cru…
défaire, n’accusez ni son cœur ni…
sa mère. La fatalité qui a poursui…
sera peut-être de les persécuter. Un jour,…
trouvés, où l’on est prié de garder ce…
connaître. (t. II, p. 56)

30L’essentiel se devine. Les archives contiennent quantité de billets mutilés, de demi-pièces, de rubans qui s’effilochent et qui sont autant de témoins de tragédies individuelles, celles d’enfants qui ne devaient jamais retrouver leurs familles. Dans le roman, un rebondissement permet de réunir les deux moitiés du billet.

Cette enfant s’appelle Jeanne Victoire Déricourt : elle a été
baptisée le jour d’hier ; mais sa naissance a comblé les malheurs de
son père. Si vous plaignez la cruelle destinée qui le force à s’en
défaire, n’accusez ni son cœur ni son indifférence pour
sa mère. La fatalité qui a poursuivi ces infortunés, se las-
sera peut-être de les persécuter. Un jour, on se présentera aux Enfants-trouvés, où l’on est prié de garder ce précieux dépôt qu’on ira re-
connaître. (t. II, p. 68-69)

31Les parents de Jeanne Victoire étaient menacés d’une lettre de cachet. L’hôpital des enfants trouvés leur a semblé être le meilleur endroit pour laisser leur fille. Ils ont cherché sans succès à la récupérer. Elle retrouve son nom grâce au message et obtient une identité sociale. Pendant tout le roman, elle nous a été montrée comme éloquente et charmante dès ses jeunes années. La science nous invite encore, de nos jours, à nous interroger sur l’influence de nos origines et de notre ADN sur qui nous sommes et comment nous agissons. Une autre héroïne de fiction à la parenté mystérieuse, la Marianne de Marivaux, a une noblesse de regard, une distinction innées, que rien ne permet d’expliquer si ce n’est l’origine aristocratique que nous sommes invités à lui supposer.

32On pensait qu’il y aurait, s’ils se rencontraient, une reconnaissance immédiate de parents et d’enfants séparés. Un exemple figure dans un tableau de Baudouin, La Fille qui reconnaît son enfant à Notre-Dame parmi les Enfants-trouvés, ou la force du sang, évoqué par Diderot. Plutôt que de montrer, comme le fait l’artiste, une jeune femme tenant et embrassant l’enfant qu’elle vient de reconnaître dans le banc des enfants trouvés de Notre-Dame, voici ce qu’il faudrait dépeindre :

Veut-on faire sortir la force du sang dans toute sa violence et conserver à la scène son repos, sa solitude et son silence ? voici comme il fallait s’y prendre et comme Greuze s’y serait pris. Je suppose qu’un père et qu’une mère s’en soient allés à Notre-Dame avec leur famille composée d’une fille aînée et sa sœur cadette de l’autre. L’aînée reconnaît son enfant ; à l’instant emportée par la tendresse maternelle qui lui fait oublier la présence de son père, homme violent à qui sa faute avait été cachée, elle s’écrie, elle porte ses deux bras vers cet enfant ; sa sœur cadette a beau la tirer par son vêtement, elle n’entend rien. Pendant que cette cadette lui dit tout bas : Ma sœur vous êtes folle, vous n’y pensez pas ; mon père… la pâleur s’empare du visage de la mère et le père prend un air terrible et menaçant : il jette sur sa femme des regards pleins de fureur et le petit garçon pour qui tout est lettre close, bâille aux corneilles. La sœur grise est dans l’étonnement ; le petit nombre de spectateurs, hommes et femmes d’un certain âge, car il ne doit point y en avoir d’autres, marquent, les femmes de la joie, de la pitié, les hommes de la surprise ; et voilà ma composition qui vaut mieux que celle de Baudouin17.

33Dans le projet de tableau, la mère ne doute pas : elle reconnaît d’instinct son enfant. D’autres ont des inquiétudes. Quand Mme de Luxembourg tente de retrouver sa fille, Rousseau avoue son malaise : « Si à l’aide du renseignement [la carte chiffrée] on m’eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’était bien en effet, si on ne lui en substituait point un autre, m’eût resserré le cœur par l’incertitude, et je n’aurais point goûté dans tout son charme le vrai sentiment de la nature18. » La question de la valeur de la preuve est posée. Elle l’est implicitement par ceux qui tentent d’inscrire dans la chair de l’enfant ce qui permettra de les identifier à tout jamais. Je ne ferai état que d’un seul cas réel, celui d’un garçon muni de ce billet : « il est né aujourd’huy un enfant mâle qui est marqué sur La poitrine a droit de quatres fourchons de fourchettes on prie ces dames de Le faire baptiser et de Le nommer jean françois et on prie ces d’ames d’en avoir bien soin fait a roüen Le premier juillet 1775. » Le nourrisson n’est pas baptisé. Sa reconnaissance comme individu prime sur son salut dans un pays où le catholicisme est religion d’État et l’identité fondée sur l’inscription dans un registre paroissial. Celui qui a marqué Jean-François a créé un signe distinctif, comme celui d’Ulysse : une cicatrice. Mais venons-en à la scène de reconnaissance ratée la plus remarquable de l’histoire littéraire, en tout cas au XVIIIe siècle :

Bartholo : Le fat ! c’est quelque enfant trouvé !
Figaro : Enfant perdu, docteur ; ou plutôt enfant volé.
Le comte revient : « Volé, perdu », la preuve ? il crierait qu’on lui fait injure !
Figaro : Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands n’indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu’on avait prise de me faire des marques distinctives témoigneraient assez combien j’étais un fils précieux ; et cet hiéroglyphe à mon bras…
Il veut se dépouiller le bras droit.
Marceline, se levant vivement : Une spatule à ton bras droit ?
Figaro : D’où savez-vous que je dois l’avoir ?
Marceline : Dieux ! c’est lui !
Figaro : Oui, c’est moi.
Bartholo, à Marceline : Et qui ? lui !
Marceline, vivement : C’est Emmanuel.
Bartholo, à Figaro : Tu fus enlevé par des bohémiens ?
Figaro, exalté : Tout près d’un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d’or n’arrêteront pas mes illustres parents.
Bartholo, montrant Marceline : Voilà ta mère.
Figaro :… Nourrice ?
Bartholo : Ta propre mère.
Le comte : Sa mère !
Figaro : Expliquez-vous.
Marceline, montrant Bartholo : Voilà ton père.
Figaro, désolé : O o oh ! aïe de moi !
Marceline : Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois ?
Figaro : Jamais19.

34Dans sa Lettre modérée, Beaumarchais livre une version plus complète des origines du héros. Avant de délaisser la mère de Figaro, « que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon », le médecin « a fait rougir sa spatule, il en a timbré son fils à l’occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble ». Après des aventures rocambolesques, le garçon est enlevé par des bohémiens et son avenir prédit ainsi :

Après avoir versé le sang dont il est né,
Ton fils assommera son père infortuné :
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et devient heureux et légitime. (p. 274)

35Figaro est Emmanuel – ironiquement « Dieu avec nous ». Il porte son identité à même sa chair. Le quatrain en vers, qui rappelle la prédiction faite à propos d’Œdipe, laisse entendre que nous aurions affaire à un enfant d’illustre naissance. Il n’en est rien. Des indices sont fournis par les beaux langes, ainsi que par la tradition romanesque dans laquelle princes et héros sont enlevés, pas des nourrissons nés dans des familles ordinaires. La seule preuve dans le cas de cet enfant-ci est sa cicatrice, la marque d’un instrument chirurgical, dont la raison d’être et le sens sont indéchiffrables avant l’intervention de Marceline. La trace cutanée n’est lisible que par ceux auxquels elle est destinée : les géniteurs susceptibles de vouloir retrouver leur enfant. Or Figaro/Emmanuel côtoie depuis belle lurette ses deux parents mais le « cri du sang » n’a jamais résonné, ni pour lui, ni pour eux. Tout au plus pourrait-on suggérer que les visées matrimoniales de Marceline constituent un témoignage mal aiguillé de sentiments instinctifs qui l’attirent vers le jeune homme dont elle ignore l’identité. La pièce de Beaumarchais désenchante les intrigues traditionnelles. Les rêves de Figaro ne vont pas se matérialiser. Il n’a pas de parents riches. Il n’a pas été enlevé dans l’espoir d’une rançon. La marque ne confirme pas sa noblesse. Si la flétrissure physique imposée par le père, sorte de matérialisation de la bâtardise de ce fils jamais désiré, permet les retrouvailles, les rêves de chacun – et de Figaro en particulier – ont brouillé une réalité moins heureuse et fait surgir des espérances cruellement déçues.

Pourquoi tant de trouvés littéraires ?

36Les enfants trouvés étaient plus nombreux au XVIIIe siècle que de nos jours. Les auteurs, de ce point de vue là, envisagent un problème social en les intégrant dans la fiction. Il y a aussi des raisons littéraires pour leur présence au sein de tant de récits. Si Figaro vient désenchanter la figure de l’enfant trouvé, c’est une preuve de l’existence du paradigme qui invite à s’interroger sur sa fréquence.

37Dans une nouvelle des Mille et une folies de Nougaret, une femme vertueuse tombe enceinte des œuvres d’un prince qui l’abandonne pendant sa grossesse : « L’infortunée Thérèse fut réduite à vendre ses nippes. Le temps de ses couches approchait ; elle ne songeait qu’avec horreur à l’instant où elle deviendrait mère […] ; ce qu’on ne doit qu’au crime, peut-il avoir des charmes ? Elle donna le jour à un garçon, et jeta sur lui un œil indifférent : on porta le petit Prince aux Enfants-trouvés20. » Désormais inutile pour l’intrigue, l’enfant disparaît. C’est un cas inhabituel. Au contraire, les enfants trouvés, vus de l’autre côté du seuil, sont des personnages littéraires idéaux.

38De l’enfant trouvé, on ne sait rien. Les indices, s’ils existent, peuvent être mal interprétés ou ignorés – comme pour Figaro. Terrain d’expérience idéal, emblème de la tabula rasa apparente, l’enfant trouvé met à l’épreuve la question de la valeur relative de l’inné et de l’acquis, qui interroge les hommes et femmes des Lumières. Il est difficile de prédire son devenir. À une époque où l’individu s’affirme et revendique une existence particulière plus importante que les titres nobiliaires, un romancier pouvait se jouer de personnages dont on ne connaît pas l’état21.

39Dans certains des billets authentiques, un nouveau-né paraît s’annoncer. Abandonné, il devient un être autonome. L’enfant, l’infans, étymologiquement celui qui ne parle pas encore, est doué de parole. Un être de fiction est créé.

40Pour qu’il y ait une histoire, il faut que le trouvé ait survécu. Dès le titre de nombreuses fictions, nous avons l’indication partielle de son sort. L’Enfant trouvé ; ou Mémoires de Menneville montre qu’il a survécu et mené une vie assez intéressante pour rédiger ses mémoires. Un cas plus clair encore est celui de L’Enfant trouvé, ou L’Histoire du chevalier de Repert, écrite par lui-même (1783). Le héros-narrateur a reconquis sa place dans la société comme un personnage noble, le chevalier de Repert. Au centre de l’intrigue, dans les fictions d’enfants trouvés, une quête des origines accompagne et enrichit ce qui est souvent un Bildungsroman.

41Une étude de Marthe Robert propose de séparer le roman de l’enfant trouvé et celui du bâtard, or ceux-ci peuvent se confondre. L’enfant trouvé s’extrairait de la réalité et inventerait un monde nouveau dans lequel il peut s’imaginer des parents fortunés et un avenir heureux. Sans héritage tangible, l’enfant devient le produit de son éducation. Parfois on le trouve gracieux, intelligent ou sensible et on se prend à lui imaginer un passé. En même temps, il menace la stabilité des familles et l’organisation économique des ménages comme en témoigne le sort réservé à la jeune Jeannette après la naissance de l’enfant génétique de ses parents adoptifs. Dans la réalité, l’enfant abandonné est considéré par nombre de commentateurs comme un facteur de désordre potentiel, porteur d’éventuelles tares physiques ou comportementales, reflet de l’existence déréglée que l’on suppose à ses parents. Rares pourtant sont les histoires comme Der Findling (L’enfant trouvé) de Kleist, rédigé vers 1805-1806, dans lesquelles l’enfant incarne une corruption extérieure qui infecte un corps sain. En général, les histoires d’enfants trouvés sont rassurantes. Elles tendent à montrer qu’on ne peut vous priver de ce qui vous est dû, même si vous rencontrez des obstacles sur votre chemin. Avec la montée des revendications individuelles antérieures à la Révolution, dues en partie à l’alphabétisation accrue et à une amélioration du mode de vie, la question de la valeur de l’être humain est posée différemment. La fiction permet à chacun de s’imaginer héros le temps de la lecture. L’enfant trouvé nous invite à prendre en charge notre destin dans une expression de ce que Kant considérait comme le programme des Lumières.

42En 1760, le marquis de Caraccioli s’adresse ainsi à son Livre à la mode : « Je vous abandonne comme un enfant qu’on expose, qui devient tout ce qu’il peut, et dont on ne connaît point la mère22. » Mis sur le marché, le texte est comme le nouveau-né abandonné devant un hôtel particulier. On espère qu’il sera recueilli et défendu par des personnalités riches et puissantes, mais il pourrait mourir sans avoir été remarqué23.

43Dans l’avertissement d’un roman qui fait allusion dès son titre à La Nouvelle Héloïse par le patronyme partagé des deux protagonistes, Henriette de Wolmar ou la Mère jalouse de sa fille, Brument affirme « c’est un bâtard que j’expose ; qu’il devienne ce qu’il pourra24 ». L’œuvre est un bâtard de l’imagination de Rousseau puisqu’elle est en réalité de Brument. Elle pourrait plaire au lectorat friand des aventures lémaniques mais rien n’est sûr. Elle pourrait aussi disparaître sans laisser de trace comme tel enfant abandonné. Ajoutons que « plagiaire », en termes étymologiques, désigne celui qui enlève des enfants, ce qui confirme combien le rapprochement entre texte et progéniture est naturel25.

44Revenons à Rousseau. Certains suggèrent que sa progéniture n’a jamais existé. Paule Adamy-Fernandez est catégorique : « Rousseau, en un mélange de conscience malheureuse et de certitude d’innocence, a inventé des enfants abandonnés26. » L’enfant trouvé, en latin, est un inventus, celui qui a été découvert, mais aussi celui qui a été inventé. Supposons un instant que la critique ne se trompe pas. Les enfants imaginaires, êtres de fiction, sont l’équivalent des œuvres littéraires de celui qui a tenté d’abandonner sur le maître-autel de Notre-Dame le manuscrit de ses dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques.

45Genre sans lettres patentes, à la différence des tragédies classiques ou des poèmes épiques dont la généalogie remonte à l’Antiquité, le roman est un bâtard littéraire. Les bouleversements de la Révolution française, qui aboutissent à la mise à mort du père du royaume, Louis XVI, par la volonté du peuple si nous en croyons l’historiographie, rendent les Français orphelins, mais aussi parricides. Dans la reconstitution de familles exilées ou séparées, s’invente ce que Lynn Hunt, l’historienne américaine, a appelé le roman familial de la Révolution. Dans la fiction, les enfants sans origines, les individus errants au passé bigarré se multiplient. Les fortunes se font et se défont.

46Dans les récits qui ont bercé notre enfance, comme Oliver Twist ou Sans famille, la littérature rassure sur le sort des petits abandonnés : leurs épreuves n’auront qu’un temps. Elle cicatrise les blessures et réunit ceux qui ont été séparés.

47Figure structurante de traditions littéraires multiples, l’enfant trouvé incarne l’essence du romanesque. Il est l’illustration du banal rendu mémorable – le but de toute littérature – et un éventail de combinatoires égal à nul autre. Lui-même un début in medias res, il tend dans deux directions, un avenir qui nous sera conté et un passé qui lui échappe et nous échappe. Son histoire nous pousse vers l’avant, en le suivant dans son développement, mais en le tirant aussi vers l’arrière et une tentative de se découvrir. Comme l’intrigue romanesque, la littérature peut légitimer, c’est une de ses fonctions. Elle peut aussi rejeter…

48Revenons pour terminer à l’enfant trouvé évoqué en ouverture, Rémi. Son nom enchaîne deux notes de musique, « ré » et « mi », les deuxième et troisième degrés de la gamme de do majeur, mais omet le premier, « do » ou « ut ». C’est un individu qui surgit dans l’histoire sachant que ses débuts lui échappent, nous échappent, comme une gamme sans fondamentale. Il lui faudra, pour son équilibre, comme pour celui d’un morceau de musique, trouver sa résolution et donc retrouver l’accord fondamental. N’est-ce pas aussi ce que fait la littérature en nous déstabilisant, en nous invitant à envisager des multitudes de possibilités, en prenant des risques, en acceptant de nous relever si nous sommes abattus, en nous accompagnant dans nos rêves les plus fous comme dans la banalité du quotidien, en rendant ainsi, de manière souvent imprévisible, notre vie plus profonde et plus diverse et en l’enrichissant de mille manières, y compris celles que nous n’avions jamais osé imaginer ?