Créer un canon littéraire international. Roger Caillois et le programme des « Œuvres représentatives » de l’Unesco
1Au lendemain de la Première Guerre mondiale fut fondée la Société des nations qui visait à pacifier les relations internationales. Un rôle particulier était dévolu au travail intellectuel en vue de la réalisation de cet objectif : une commission de coopération intellectuelle fut mise en place, ainsi qu’un Institut international de coopération intellectuelle. Paul Valéry fit partie des experts sollicités (Cattani, 2019). Qui mieux que lui pouvait incarner cet idéal ? Lui qui ne cessait de marteler que « La Société des nations suppose une Société des esprits ». Pour créer cette Société des esprits, il fallait pouvoir se connaître. En 1931 fut créé l’Index Translationum de l’Unesco, qui visait à recenser annuellement les traductions dans le monde entier. Le centre de gravité du marché de la traduction était alors l’Europe.
2Valéry assignait d’ailleurs à l’Europe un rôle tout particulier dans la formation de cette Société des esprits. On comprend d’autant plus son désarroi face au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard s’il consacre ses premiers cours du Collège de France en 1940 aux « réserves intellectuelles de l’Europe », en rapport avec les circonstances, comme il le précise. Ces réserves requièrent selon lui « la présence, l’action de présence de créateurs » (Valéry, 2023, 12 janvier 1940 : 603).
3Or cet objectif de favoriser les échanges interculturels fut repris après la guerre par l’Unesco, qui était l’héritier de l’Institut international de coopération intellectuelle (Maurel, 2010). Refondé sous l’égide des États-Unis, l’Unesco déplaçait cependant les objectifs de l’Institut de deux façons : en promouvant une conception moins élitiste de la culture ; en internationalisant les échanges par-delà l’Europe. Le programme des « œuvres représentatives » lancé en 1947 visait non seulement à recenser mais aussi à soutenir les traductions d’œuvres littéraires, en particulier à partir des langues non occidentales. Ce projet, dont la gestion fut confiée à un autre écrivain français, Roger Caillois, allait accélérer le remplacement du canon européen gréco-latin des classiques par un canon des littératures vernaculaires modernes, contribuant ainsi à l’unification d’un champ littéraire mondial ou, pour reprendre le titre du livre de Pascale Casanova (1999) d’une « République mondiale des lettres ».
4L’étude présentée ici fait partie d’une recherche sur le rôle des intermédiaires et médiateurs culturels dans la circulation des œuvres (Sapiro, 2024). En effet, loin de voyager librement dans le ciel des idées, les productions culturelles doivent, pour passer les frontières entre les cultures, être prises en charge par un ensemble d’acteurs, qu’il s’agisse d’individus ou d’institutions. C’est a fortiori le cas pour les œuvres littéraires qui, à la différence des arts plastiques et de la musique, requièrent une médiation supplémentaire afin de passer les frontières : celle de la traduction.
5L’intérêt pour les intermédiaires culturels est ancien en sociologie de la culture et en histoire culturelle : Pierre Bourdieu, notamment, leur avait consacré un article intitulé « La production de la croyance », dans lequel il développait l’idée que ce sont ces intermédiaires qui produisent la valeur des œuvres et l’adhésion du public (Bourdieu, 1977). Cependant, la médiation interculturelle n’est devenue un objet à part entière des sciences humaines et sociales que depuis la fin des années 1990, en lien étroit avec la critique du « nationalisme méthodologique ». Elle s’est d’abord développée autour des travaux sur les « transferts culturels » (Espagne et Werner, 1988) puis dans le cadre de l’histoire et de la sociologie des échanges culturels internationaux (Heilbron et Sapiro, 2002). Elle est un des angles privilégiés d’une « histoire croisée » (Werner et Zimmermann, 2003) transcendant l’approche comparatiste qui tend à réifier les cultures nationales, mais c’est aussi un lieu d’observation privilégié des rapports de force inégaux entre elles.
6J’ai découvert le rôle d’intermédiaire culturel joué par Roger Caillois dans les archives de la maison Gallimard, où il a créé et dirigé la collection « La Croix du Sud » dédiée à la littérature ibéro-américaine. Recruté à l’Unesco en 1949, il s’est vu en effet confier deux ans plus tard ce programme de soutien à la traduction appelé « Œuvres représentatives », qui va encourager l’ouverture des frontières géographiques du marché de la traduction aux cultures non occidentales. Les riches archives de l’Unesco révèlent les enjeux de la genèse de ce programme, que je vais présenter en première partie, avant d’analyser le travail de Caillois à l’Unesco parallèlement à son travail éditorial chez Gallimard1.
Genèse du programme des « œuvres représentatives »
7Créé après la guerre en lieu et place de l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des nations, comme on l’a dit, l’Unesco se donne pour objectif d’intensifier les échanges interculturels, tout en promouvant une conception plus démocratique de la « culture », qu’elle constitue pour la première fois en catégorie d’intervention internationale (Bustamante, 2014).
8Lors de sa première session, tenue en novembre et décembre 1946, la Conférence générale de l’Unesco a considéré que « la traduction et la diffusion des classiques constituaient l’un des meilleurs moyens de développer chez les différents peuples la bonne volonté, la compréhension et le respect mutuels ».
9À la suite de quoi l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté à l’unanimité, le 14 décembre 1946, le projet visant à faire traduire les classiques dans diverses langues des États membres des Nations Unies. Cette résolution (n° 60) considère :
-
que la traduction des classiques est un projet de caractère international présentant une importance capitale pour le développement de la coopération internationale dans le domaine culturel ;
-
qu’il y a une relation étroite entre l’heureuse réalisation de ce projet et toutes les activités de l’Unesco qui tendent à élever le niveau général de la culture parmi tous les peuples du monde ;
-
que certaines nations ne disposent pas de facilités ni de ressources suffisantes pour assurer la traduction exacte dans leur langue d’un grand nombre de classiques ;
-
que cette traduction contribuerait grandement à assurer leur développement dans le domaine culturel.
10Elle charge donc l’Unesco de rédiger un rapport élaborant « des recommandations sur les mesures à prendre, et comportant en particulier des renseignements sur les méthodes qui permettront de choisir les grandes œuvres en toute objectivité, sur les besoins des différentes régions culturelles, et des suggestions sur l’assistance d’ordre général à fournir en vue de la traduction, de la publication et de la distribution2 ». Ce rapport doit être présenté au Conseil économique et social le 1er juin 1948.
11L’Unesco entreprend d’étudier ce projet en vue de présenter un plan d’action lors de la deuxième Session de la Conférence générale, prévue à Mexico en novembre 1947. Ce projet se pose quatre objectifs qui soulèvent nombre de difficultés quant à leur réalisation :
-
établissement d’une liste de classiques mondiaux ;
-
recensement des traductions qui existent actuellement dans les différentes langues ;
-
établissement d’une liste des besoins de chaque pays, des lacunes et des ouvrages dont il faut assurer la traduction et la diffusion en conséquence ;
-
accords sur les mesures à prendre pour assurer dans tous les cas la traduction et la diffusion de ces ouvrages.
12En ce qui concerne la traduction et la diffusion, l’Unesco entend assurer un rôle de coordination, sans avoir à engager son propre budget. Les représentants officiels de chaque pays sont sollicités pour désigner des experts en vue de la constitution des listes et commenter le projet. Des garde-fous sont néanmoins envisagés pour éviter les biais, à travers l’énonciation de critères définissant ce qu’est un classique :
-
Peut être considéré comme classique, toute œuvre, à quelque domaine de l’esprit qu’elle appartienne, (littérature, philosophie, science ou religion), qui est jugée suffisamment représentative d’une culture ou d’une nation et qui demeure comme un monument dans l’histoire du génie humain et dans l’évolution des hommes vers la civilisation.
-
tout classique, encore qu’il puisse exprimer une culture particulière, a pour caractéristique de passer la limite de cette culture et de la représenter non seulement dans le cadre d’une nation, mais aussi auprès des autres nations.
-
les œuvres classiques s’adressent à un public de culture générale, et non pas seulement à des spécialistes.
-
la durée étant l’une des caractéristiques de l’œuvre classique, on s’accorde à considérer comme classique celles qui auront subi l’épreuve du temps et qui auront conservé leur valeur humaine à travers plusieurs générations. On peut donc s’accorder, pour des raisons pratiques, à ne considérer comme classiques que les ouvrages dont la publication est antérieure à 1900. Pour les œuvres plus récentes, l’Unesco a envisagé un projet complémentaire concernant la traduction et la diffusion des principaux ouvrages littéraires contemporains.
-
une priorité devrait être donnée, en principe, aux œuvres susceptibles d’accroître la compréhension réciproque entre les nations, le sentiment de la communauté humaine et le respect des particularités nationales.
13Ces critères appellent plusieurs remarques. On relèvera tout d’abord la tonalité évolutionniste de ces critères, à savoir l’idée d’un progrès vers « la civilisation » une et unique, alors qu’en anthropologie, cette notion a depuis les années 1920 été remplacée par celle de « cultures » au pluriel ; Caillois, qui se trouve en adéquation avec cette conception, aura à ce propos un conflit avec Lévi-Strauss invité à prononcer en 1952 une conférence à l’Unesco, et qui choisira le thème de « Race et histoire » ; Caillois lui reprochera son relativisme culturel, ce qui lui vaudra des tensions à l’Unesco3.
14Le deuxième point à relever est l’inscription nationale des œuvres, lesquelles doivent être « représentatives » d’une culture nationale (ce qui n’était pas le cas des classiques grecs et latins, et qui exclut en même temps les minorités), tout en transcendant cette culture pour la représenter auprès des autres nations. Ce critère correspond à l’internationalisme qui guide la politique des Nations Unies et de l’Unesco. Dans un autre document rendant compte d’une réunion du 5 mai 1947, Jean Thomas, assistant du directeur général et bientôt directeur du département des activités culturelles, précise que la liste devrait comprendre « toutes les œuvres ayant une signification universelle et une valeur permanente4 ».
15Le quatrième critère ajoute la dimension idéologique à la fois humaniste et pacifiste du projet : « compréhension réciproque entre les nations », « sentiment de la communauté humaine », « respect des particularités nationales ».
16Le troisième critère se rapporte à la visée de démocratisation culturelle qui anime l’Unesco, et qui rencontre l’intérêt des industries culturelles en plein essor – l’accessibilité au grand public cultivé, par opposition à la communauté des spécialistes (cette notion renvoie à la « bourgeoisie cultivée », considérée comme un « public intermédiaires entre les élites et les masses5 »).
17Il est précisé, en évoquant le cas des classiques allemands, que l’enquête ne saurait être limitée aux États membres des Nations Unies. Par ailleurs, un critère supplémentaire – dont le caractère arbitraire est reconnu – est adopté pour s’assurer que la « représentativité » des œuvres transcende les circonstances de leur apparition : seules les œuvres publiées avant 1900 seront retenues.
18Ces critères ont suscité nombre de commentaires de la part des représentants officiels des gouvernements, parmi lesquels la difficulté à définir un « classique » et les problèmes de traduction, souvent liés aux conditions sociales d’exercice de cette activité. La date de 1900 ayant été notamment considérée comme inappropriée pour les jeunes nations (l’exemple de l’Australie est cité), le projet d’un programme parallèle pour les œuvres contemporaines a été envisagé. La notion de classique sera finalement abandonnée au profit de celle de « grands livres » (great books), à savoir les « ouvrages considérés comme les plus universels6 », puis « d’œuvres représentatives ». Elle englobe désormais la philosophie, les sciences sociales et les sciences de la nature7.
19Une commission d’experts est constituée pour discuter des listes envoyées par les États membres et par les organisations internationales sollicitées : le Pen Club pour la littérature, l’Institut international de philosophie et trois organisations scientifiques. La première réunion d’experts se tient de mai à août 1948 à Paris, la seconde de novembre à décembre 1949. Parallèlement, l’Unesco invite à la vigilance sur le choix des traducteurs et incite les gouvernements à faire pression sur les éditeurs pour améliorer leur rémunération, tout en promouvant au niveau international leur inscription parmi les travailleurs intellectuels. Pour assurer la diffusion de ces traductions à un public le plus large possible, l’Unesco se charge de mettre en relation les agences étatiques soucieuses de promouvoir l’exportation de leurs œuvres avec les instances désireuses de les importer. L’Unesco promeut des éditions à bas prix annotées, avec de courtes introductions et de préférence bilingues8.
Le travail d’intermédiaire culturel de Caillois
20Recruté en 1949 à l’Unesco grâce au normalien Jean Thomas (Felgines, 1994 : 297), Caillois se voit confier le programme « Œuvres représentatives » en 1951. Parallèlement à son travail à l’Unesco, Caillois s’engage dans une activité éditoriale au début des années 1950 et devient un importateur de la littérature ibéro-américaine en France.
21Pour comprendre les dispositions de Caillois à exercer cette fonction, il faut revenir brièvement sur sa trajectoire sociale. Issu de la petite bourgeoisie rémoise, fils d’un employé de la Caisse d’épargne, occasionnellement clerc de notaire, et de mère couturière, Caillois est un produit de la méritocratie républicaine, un « boursier ». Excellent élève, il entre à Louis-le-Grand lorsque sa famille émigre à Paris, puis à l’École normale supérieure (ENS), et passera l’agrégation de grammaire. Depuis Reims où il était son voisin, il est lié à Roger Gilbert-Lecomte, un des animateurs du Grand Jeu ; il rencontre ensuite Breton et se lie à l’avant-garde parisienne, qui s’intéresse à cette époque beaucoup aux arts « primitifs ». Il suit assidûment les cours de Dumézil et de Mauss à l’École pratique des hautes études, qui confortent son intérêt pour la sociologie (à laquelle il est aussi initié à l’ENS, au Centre de documentation sociale) et pour l’anthropologie, ainsi que pour les sociétés non occidentales (il avait déjà découvert l’hindouisme par le biais du Grand Jeu, il apprend le sanskrit à l’Institut de civilisation indienne), intérêt qu’il développe dans le cadre du Collège de sociologie notamment.
22Outre son capital social dans le champ littéraire français, il noue aussi des contacts avec des écrivains étrangers, notamment en Amérique latine, grâce à ses relations intimes avec l’écrivaine argentine Victoria Ocampo, qui est elle-même une figure majeure de l’intermédiation culturelle, importatrice de la littérature française dans son pays à travers la revue et les éditions Sur. Durant son séjour à Buenos Aires pendant la guerre, il acquiert une expérience éditoriale en lançant la revue Lettres françaises qui tisse un vaste réseau intellectuel transnational d’opposition au régime de Vichy, notamment en lien avec les réseaux gaullistes par le biais de Raymond Aron, qui dirige La France libre.
23Les tentatives de Caillois d’introduire les littératures sud-américaines en France avant la guerre avaient échoué. Le programme de l’Unesco va offrir une structure d’opportunité pour faire advenir ces efforts. En 1951, il crée la collection « La Croix du Sud » chez Gallimard, qui sera appuyée par ce programme. Son premier titre est Fictions de Borges, que Victoria Ocampo lui a présenté pendant son séjour à Buenos Aires, où il s’était réfugié pendant la guerre, et qu’il a publié pour la première fois en français dans Lettres françaises.
24La traduction de ce livre fut à l’origine de la reconnaissance internationale de l’auteur, comme en témoignent les lettres adressées par des éditeurs étrangers (l’italien Mondadori, l’américain Joseph Barnes de Simon and Schuster, plus tard Oxford University Press) pour en savoir plus sur l’auteur ou pour acquérir les droits étrangers (que Gallimard ne possède pas). Borges l’a exprimé lui-même : « […] avant d’être publié en français j’étais à peu près complètement inconnu – non seulement à l’étranger mais même chez moi à Buenos Aires » (cité d’après Camenen, 2014 : 8).
25En 1961, Borges remportera, avec Beckett, le nouveau Prix international de littérature, créé par l’éditeur Carlos Barral pour faire pièce au Nobel (auquel Borges sera nominé plusieurs fois sans l’obtenir). La consécration internationale de Borges a cependant été un des leviers du boom de la littérature latino-américaine des années 1960-1970. Outre Borges, son auteur phare, Caillois a publié dans sa collection de 1952 à 1970 Arguedas, Cabrera Infante, Castellanos, Cortázar (dont les nouvelles figurent parmi les « Œuvres représentatives » de l’Unesco), Freyre, Roa Bastos, Sabato, Vargas Llosa.
26Par-delà cette collection, Caillois a informé Gallimard de la volonté de l’Unesco de soutenir les traductions d’œuvres non occidentales dans le cadre du programme des « Œuvres représentatives ». La collection « Connaissance de l’Orient » va naître de la rencontre de cette initiative avec le projet conçu par René Étiemble, professeur de langue et littérature françaises à la faculté de Montpellier, qui envisage de son côté une collection chinoise. Étiemble et Caillois se sont connus au lycée de Beauvais où ils ont tous deux enseigné, et ont correspondu pendant la guerre. Étiemble a collaboré aux Lettres françaises. Je me concentrerai ici sur les relations entre Gallimard et l’Unesco et sur le rôle de Caillois.
27Lors d’un entretien avec Michel Gallimard, qui en rapporte la teneur à Étiemble dans une lettre, Caillois a confirmé qu’il est
dans les dispositions de l’Unesco, d’autoriser ce genre de projet. Toutefois, la Chine n’étant pas représentée à l’Unesco, ou n’y étant que partiellement, ou y étant mal vue, il ne pense pas qu’une collection strictement chinoise serait bien accueillie. Par contre, si nous proposions une collection Orientale, où figureraient les grands textes des littératures Hindoue, Chinoise et Japonaise, nous aurions beaucoup plus de chance d’obtenir une aide substantielle9.
28Sur quoi il prie Étiemble d’établir une liste d’une trentaine de titres, environ 10 chinois, 10 hindous, 10 japonais, avec des suggestions de traducteurs. L’Unesco offre soit de prendre en charge les frais de traduction, soit d’avancer la moitié des frais de fabrication, à rembourser après avoir récupéré la mise de fonds. Michel Gallimard préfère la première option. Étiemble obtient parallèlement l’implication de l’ambassade du Japon, qui agrée son projet pour des ouvrages autres que ceux sélectionnés par l’Unesco, reconnaissant la qualité supérieure du choix d’Étiemble. En effet, l’Unesco refuse par exemple de financer la traduction du roman de Genji parce qu’il en existe déjà une en anglais, or Gallimard considère que ce n’est pas une raison pour ne pas le traduire en français10.
29Au premier trimestre 1954, des tensions se font jour, les éditions Plon ayant élaboré un contre-projet, dont Caillois n’a pas informé Étiemble, qui l’apprend par Jean Thomas. Caillois aurait dit à Jean Thomas que cette collection donnerait trop d’importance à Étiemble chez Gallimard. On peut aussi penser que des enjeux idéologiques sous-tendent ce conflit feutré : Étiemble, proche du Parti communiste, souhaite publier dans sa collection des romans chinois contemporains, ce qui n’est pas prévu par l’Unesco. Comme il l’écrit à Michel Gallimard à la fin 1954 :
Quant à la Chine, qui depuis trente-cinq ans, ou quarante ans, accomplit une révolution littéraire annonçant, préparant et chantant la révolution politique, je crois que nous ne pouvons pas ne pas donner dans la collection trois ou quatre œuvres du 20e siècle.
C’est l’avis exprès de ce cher grand Demiéville ; c’est le vœu de la Chine actuelle, selon la lettre que j’ai reçue. Je ne dis pas que Lou Ts’ao Siun soit Proust, ni Corneille, mais je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de donner un volume de l’un et de l’autre écrivains11.
30Il semble que la politique de l’Unesco ait été de mettre les éditeurs en concurrence pour choisir le plus offrant.
31La situation se règle au profit de Gallimard, qui obtient que seule une part des titres de la collection seront soutenus par l’Unesco, et que l’Unesco n’aidera pas d’autres éditeurs12. Michel Gallimard récapitule la négociation dans une lettre à Étiemble en avril 1954 : il a expliqué à son interlocuteur, Émile Delavenay, responsable du Service des documents et publications de l’Unesco, en présence de Roger Caillois, qu’il lui semblait « extrêmement difficile » que l’Unesco donne parallèlement son appui à d’autres éditeurs ; les textes écartés peuvent l’être soit parce qu’ils ne présentent pas un intérêt suffisant, et dans ce cas, aucun autre éditeur n’en voudra, soit parce qu’ils sont réservés à un avenir plus lointain. Il dit avoir insisté sur le fait que Gallimard envisageait une collection « complète » formant « une sorte de Bibliothèque de la Pléiade des œuvres d’Extrême-Orient », que certes il n’espérait pas « une réussite financière rapide », mais qu’il entendait « jouer sur le temps en créant une collection d’ouvrages de fonds13 ».
32Ainsi, l’accord distingue trois cas de figure : premièrement, les textes figurant à la fois dans le programme d’Étiemble et sur la liste des ouvrages dont la traduction est souhaitée par l’Unesco : après accord sur le choix du traducteur, l’Unesco prendra en charge la traduction et Gallimard mentionnera la collection Unesco ; deuxièmement, les textes figurant sur la liste d’Étiemble mais pas sur celle de l’Unesco paraîtront dans la collection sans mention de l’Unesco et aux frais de Gallimard ; troisièmement, les textes voulus par l’Unesco mais dont la publication paraît à Gallimard « hasardeuse » bénéficieraient d’une aide à la fabrication en plus de la traduction.
33À la fin de l’entretien, Delavenay s’est enquis de savoir si Gallimard serait prêt à intégrer dans certaines collections des volumes publiés par l’Unesco, qui seraient fournis avec une remise de 50 %. Plon aurait déjà accepté de le faire. Ce rôle de distributeur présente peu d’intérêt aux yeux de Michel Gallimard, lequel, pour ne pas décourager son interlocuteur, s’est toutefois montré disposé à le faire en principe s’ils s’inscrivent dans les collections existantes. Selon Caillois, le cas ne se présenterait pratiquement jamais.
34En contrepartie de l’aide reçue, Gallimard versera à l’Unesco 6 % du prix de vente au public jusqu’à 10 000 exemplaires, 8 % ensuite, et lui offrira 200 exemplaires gratuits ainsi qu’une remise de 33,1 % du prix de vente sur les exemplaires, pour l’institution et pour les États membres (exemplaires qui ne pourront cependant être mis en vente sans l’accord de Gallimard14). La collection est limitée à six volumes par an, sachant que les chances d’atteindre ce nombre sont faibles en raison de la difficulté de trouver des traducteurs.
35Ces échanges sont révélateurs des écarts entre la logique institutionnelle et politique de l’Unesco, et celle des éditeurs, qui ne veulent pas se voir imposer des listes préétablies et qui veillent à préserver leur autonomie dans le processus de sélection des titres du catalogue. Les négociations témoignent du type de compromis pouvant être trouvé grâce à des intermédiaires comme Caillois qui relèvent des deux champs, éditorial et politico-culturel, et qui sont donc des sortes d’agents doubles. Caillois intervient aussi dans la sélection et les relations avec les traducteurs, que l’Unesco rémunère.
36La tension resurgit à la fin 1954, lorsqu’Étiemble découvre que Caillois a engagé des contrats sans le consulter à la conférence de Montevideo (en fonction de « ses intérêts électoraux » selon Étiemble). Étiemble écrit alors à Michel Gallimard :
Je reste comme toi persuadé que nous devons constituer une Pléiade de l’Extrême-Orient, et nous défendre âprement contre tous les gouvernements qui voudraient nous refiler leurs petits copains du jour ou du lendemain15.
37En novembre 1956, le contrat signé comporte un engagement à tirer à 2000 exemplaires, et la possibilité pour l’Unesco d’acheter des exemplaires à 40 % du prix de vente en librairie. L’Unesco fournit la traduction de l’ouvrage, « l’éditeur ne pourra y apporter, le cas échéant, que des modifications de détail nécessaires pour donner au texte une qualité littéraire satisfaisante16 ».
38Selon un bilan établi en 1957, les ventes des cinq titres publiés avec l’aide de l’Unesco s’établissent entre 2 000 et 2 600 exemplaires17.
Titre |
Date de publication |
Vente Hachette |
Vente NRF |
Dont exemplaires Unesco |
Nombre d’exemplaires en service de presse |
Psaumes du pèlerin de Toukârâm, trad. G. Deleury |
22.6.56 |
1 082 |
747 |
250 |
|
K’in Yuan de Kouo Mojo, trad. Mlle Liang Pai-Tchin |
22.5.57 |
1 748 |
325 |
285 |
|
Le Pauvre Cœur des Hommes de Natsume Sôseki, trad. H. Daigaku et G. Bonneau |
22.5.57 |
2 132 |
510 |
185 |
225 |
Hymnes spéculatifs du veda, trad. L. Renou |
1 418 |
600 |
200 |
250 |
|
Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda, trad. R. Sieffert |
1 790 |
696 |
200 |
250 |
39En 1960, Robert Gallimard entreprend de renégocier le contrat avec l’Unesco, le prix de revient étant trop élevé, comme il l’explique dans une lettre à Caillois18. Ayant demandé à Étiemble de sacrifier un quart de ses droits (de 4 % à 3 %), il prie l’Unesco de réduire ses droits de 6 % à 5 %, ce que l’Unesco accepte, renonçant de son côté aux marges bénéficiaires habituelles afin de faire baisser le prix.
Si nous nous en tenions aux derniers résultats de vente il serait sage de réduire notre tirage, ce qui va avoir pour conséquence immédiate l’élévation du prix de vente. Or vous n’ignorez pas qu’avant d’espérer atteindre le grand public avec ces livres, il est nécessaire de pénétrer d’abord dans les couches cultivées où l’on rencontre bien fréquemment des gens n’ayant pas un pouvoir d’achat élevé. Il me paraît donc légitime de demander à l’Unesco de faire un effort pour que les livres de la collection se vendent moins cher.19
40Les tirages s’établissent alors entre 2 750 et 4 400 (avec une moyenne de 3 410 exemplaires), les ventes entre 543 et 2 340 (avec une moyenne de 1 189 exemplaires). Le 9 novembre 1960, Étiemble fait état à Raymond Gallimard d’une discussion avec Delavenay, qui redéfinit les conditions des contrats en faveur des traducteurs et des réviseurs20.
41Cet exemple détaillé illustre le travail d’intermédiaire de Caillois à l’Unesco auprès des éditeurs (qu’il mène aussi avec des éditeurs étrangers). Un autre projet que réalise Caillois à cette époque est l’édition du Trésor de la poésie universelle, qui paraît en 1959 en coédition entre Gallimard et l’Unesco (voir Sapiro, 2024 : 246-251). Il s’inscrit dans les nombreux projets d’anthologies de la collection. Jean-Clarence Lambert, poète, traducteur, coéditeur de l’ouvrage, propose en introduction une « hypothèse de travail » sur l’universalité de la poésie qui résout la tension inhérente au programme des œuvres représentatives :
Il importait donc de situer aussi cet ouvrage au-delà de toutes rhétoriques (ne serait-ce parce qu’il les englobe toutes), et d’admettre avec Hegel « qu’en dépit des différences dues aux caractères nationaux et aux phases de développement historique, la poésie de chaque peuple et de chaque époque contient un élément intelligible pour tous les autres peuples, un élément qui constitue une source de jouissance pour tout homme, à quelque époque qu’il appartienne ; élément universel en tant qu’humain, d’une part, en tant que participant de l’art, de l’autre ». Que le haut langage poétique se retrouve au fond de la forêt africaine tout autant qu’à la cour de l’empereur Hiuan-tsong des T’ang, n’est-il pas grand temps de l’admettre21?
42Le travail d’intermédiaire de Caillois concerne aussi l’identification et la sollicitation de spécialistes (traducteurs, relecteurs, préfaciers) pour les projets éditoriaux. Ce travail se donne à voir dans sa correspondance avec Marcel Bataillon, professeur au Collège de France (dont il est alors l’administrateur) et grand spécialiste du domaine ibéro-américain. Caillois le sollicite en 1955 pour des relectures et des préfaces de deux ouvrages de Concolorcorvo (Souvenirs de province, traduit par Gabrielle Cabrini, et Lazarillo de Ciegos Caminantes, traduit par Yvette Cottier, ex-épouse de Caillois) destinés à la collection « Œuvres représentatives », et il l’invite à siéger parmi les experts du programme22. Le projet de Lazarillo rencontre des difficultés, l’éditeur Nagel l’ayant abandonné, et les éditions Plon à qui Caillois l’a proposé le trouvant trop peu commercial23. Caillois demande à Bataillon de l’aider à trouver un autre éditeur, et ce dernier lui suggère les Éditions de l’Institut d’Amérique latine, où il est convenu que ne paraîtront que les projets à diffusion plus restreinte.
43Caillois sollicite encore Marcel Bataillon en 1958 pour une préface de la retraduction de l’écrivain péruvien Inca Garciliaso de la Vega par René L. F. Durand à partir de celle de Jean Baudouin de 1633. Il lui écrit :
Je sais tout l’intérêt que vous portez à cette œuvre, c’est pourquoi je me permets de faire appel à votre irremplaçable compétence pour vous demander si vous consentiriez à préfacer cette traduction nouvelle qui intéressera certainement un public étendu24.
44Les Commentaires royaux paraîtront chez Plon ainsi que l’Histoire générale du Pérou. En 1960, Caillois demande encore à Marcel Bataillon d’effectuer un choix de chroniques précolombiennes à partir d’un choix de 1 103 pages effectué par Nicolau Olwer en vue d’une traduction en anglais.
45Tout en dirigeant la revue Diogène, Caillois conduit parallèlement une réflexion sur l’évolution du programme. En 1958, le bilan de la collection des œuvres représentatives était de 55 titres traduits, 125 en cours de traduction ou de publication25. L’ambition de populariser les littératures de « l’Orient » rencontre des obstacles d’ordre commercial et culturel.
46Un document d’information en date du 2 octobre 1959, rédigé en vue de la quatrième réunion du comité d’experts, explique : « Il semble en effet que le grand public est encore mal préparé à goûter dans leur intégralité la plupart des œuvres de la littérature orientale – trop étendues ou trop déroutantes pour lui26. » Outre les traductions à faire ou à rééditer, les éditeurs impliqués (Reclam en Allemagne, Rizzoli en Italie, Penguin Book au Royaume-Uni) auraient suggéré de rédiger des manuels d’initiation, « illustrés, présentés de manière séduisante ». Sont envisagées des monographies consacrées à des sujets tels que « la philosophie indienne, le théâtre japonais, le roman chinois, les historiens chinois, la poésie chinoise, les voyageurs arabes, les mystiques persans, etc.27 ».
47Jusqu’en 1962, le programme de traduction n’est mené que vers l’anglais et le français, mais à la demande de certains gouvernements, il est envisagé de l’élargir à l’espagnol, l’allemand et l’italien. De fait, un soutien sera apporté à certains éditeurs pour des traductions d’œuvres orientales dans des collections populaires comme la « Reclam Universal Bibliothek » en allemand, la « Oosterse Bibliotheek » aux Éditions Meulenhoff d’Amsterdam. De même, un certain nombre de classiques occidentaux, dont plusieurs pièces de Shakespeare, seront publiés en indonésien par les Éditions Pustaka Jaya de Djakarta28.
48Un des problèmes récurrents sur lesquels les experts sont appelés à se prononcer est celui de l’établissement de listes de traducteurs et traductrices qualifiées. Par-delà les conditions d’exercice du métier, une réflexion est aussi engagée sur la formation, le budget de l’Unesco ne permettant pas d’envoyer des traducteurs occidentaux pour des séjours longs dans un pays d’Asie en vue de perfectionner leur connaissance de la langue et de la culture de ce pays. Des coopérations sont envisagées avec des organisations non-gouvernementales telles que le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines et les fédérations affiliées (l’Union internationale des orientalistes est citée en exemple), les Universités où sont enseignées les langues orientales et les grandes Fondations ayant une action culturelle29.
49Caillois engage également une réflexion sur les conditions d’exercice de la littérature. Début juillet 1965, il anime le colloque organisé par l’Unesco parallèlement au congrès du Pen Club en Yougoslavie. Initialement intitulée « L’Écrivain et la société », la problématique évolue vers celle des « nouvelles valeurs et les nouveaux moyens d’expression artistique ». S’inscrivant dans le cadre de l’enquête de l’Unesco sur l’impact des technologies sur les arts, quatre thèmes y sont abordés : l’introduction de la langue orale dans la littérature et plus largement la question du rapport entre littérature et réalité ; la communication de masse, qui a inévitablement des effets sur l’écrivain et pose la question du goût populaire ; le documentaire, reportage journalistique filmé ; l’influence du cinéma sur la littérature (cinéma du regard30).
50Écrivain, critique, traducteur, Caillois a reconverti son capital culturel spécifique - alliant culture classique, intérêt pour les civilisations orientales, et formation en sciences sociales –, et son capital social transnational, dans l’intermédiation entre les cultures, fonction dans laquelle il se spécialise à un moment où elle s’institutionnalise avec le programme de l’Unesco. À la faveur de ses réseaux dans le monde académique, en tant que normalien, il peut également constituer un réseau de spécialistes dotés d’un capital symbolique élevé, à l’instar de René Étiemble ou de Marcel Bataillon, dont la relecture garantit la qualité des traductions et les préfaces leur valeur et légitimité culturelle, les érigeant au rang de classiques ou d’œuvres canoniques. Cependant, tel n’est pas toujours l’avis des éditeurs qui préfèrent de plus en plus se passer des commentaires érudits et de notes de bas de page dans les ouvrages qu’ils éditent, craignant de rebuter le grand public (j’ai trouvé la trace d’une telle répugnance dans les archives Gallimard). Lui-même éditeur, Caillois est en mesure de faire les liens entre la logique et les contraintes propres au monde éditorial et celles qui régissent une institution internationale comme l’Unesco, et d’aider à trouver des compromis.
51Le travail d’intermédiation qui est le sien est équivalent à celui d’un agent littéraire, dont la tâche est de placer des projets de livres auprès des éditeurs, à ceci près qu’il agit pour le compte d’un organisme international public où il occupe un poste. Du reste, le programme des « Œuvres représentatives » a dû d’emblée circonscrire le périmètre de son travail de manière à ne pas concurrencer les agences littéraires privées, comme il est indiqué dans les documents préparatoires.
52Ce travail anticipe par ailleurs les politiques étatiques d’aide à la traduction qui seront mises en place dans les années 1980, au moment où le programme des « Œuvres représentatives » est interrompu pour des raisons financières31. De plus, ce programme suscite leur émergence en invitant les États à coopérer pour la sélection et le financement des projets de la collection : ainsi des gouvernements japonais, indien et pakistanais, qui cofinancent les traductions d’œuvres de leurs pays respectifs32, bientôt suivis du Brésil et de la Corée, ou encore de la Commission libanaise pour la traduction de chefs-d’œuvre en arabe et de l’arabe33.
Une « bibliothèque des bibliothèques » mondiale
53En 1983, l’Unesco peut se prévaloir de huit cents titres de traductions publiées sous ses auspices ou « entreprises en vertu d’accords conclus avec l’Organisation ». Les ouvrages proviennent de plus de soixante littératures, dans environ quarante-cinq langues orientales et vingt langues européennes. À quoi s’ajoutent les langues et littératures africaines et océaniennes34. Dans la collection des « Œuvres représentatives », le catalogue recense 570 traductions, dont 294 en anglais, 232 en français, 22 en allemand, 4 en italien, 3 en espagnol, 15 en d’autres langues : japonais (2), hongrois (2), serbo-croate (2), et une en polonais, danois, portugais, macédonien, malais, indonésien (voir Sapiro, 2024 : [tableau 6.3] 256-257). Dans son bilan de 1986, le poète mauricien Édouard Maunick, alors chef de la section de la diffusion des cultures et directeur de la collection « Œuvres représentatives », la qualifie de « bibliothèque des bibliothèques » (Maunick, 1986 : 8). Elle s’inscrit ainsi dans ce que William Marx a défini comme la « bibliothèque mondiale » (Marx, 2020 : 52). Maunick fait état de « neuf cents titres de plus de soixante-cinq littératures représentant une cinquantaine de langues orientales, une vingtaine de langues européennes, sans compter les langues africaines et océaniennes ».
54Cependant, au prétexte qu’il s’agit des deux langues officielles de l’Unesco, le programme aura essentiellement profité aux éditeurs britanniques, étasuniens et français, tout en légitimant en Occident les littératures classiques et modernes des pays non-occidentaux. La collection offre néanmoins une voie d’accès vers la reconnaissance, voire la consécration internationale d’écrivains japonais, turcs, chinois ou de langue arabe (c’est moins le cas pour les langues d’Afrique, dont très peu de titres sont traduits, et ce sont surtout des anthologies). L’Unesco se targue ainsi à bon droit d’avoir fait émerger sur la scène internationale des auteurs contemporains comme le grec Georges Seferis et le japonais Yasunari Kawabata, tous deux couronnés par le prix Nobel de littérature (en 1963 et 1968 respectivement). L’Unesco souligne en outre à juste titre l’effet d’entraînement produit par la traduction dans une langue centrale sur les éditeurs d’autres langues (ce que le sociologue Robert Merton a appelé « l’effet Matthieu »).
55Ce travail se heurte toutefois à des limites d’ordre politique (on l’a vu avec la Chine) et commercial, qui sont également celles que rencontreront les politiques d’aide à la traduction. L’étude des négociations montre les contradictions inhérentes au projet : vouloir proposer des éditions populaires de traductions d’œuvres « exotiques », dont les débouchés sur un marché en expansion, où la littérature populaire en langue locale prolifère, ne peut donner lieu qu’à des initiatives exiguës et faire se détourner les éditeurs les plus commerciaux. On voit ici opérer la polarisation du champ éditorial décrite par Pierre Bourdieu entre un pôle de production restreinte, régi par l’exigence esthétique et intellectuelle, et un pôle de grande production, orienté vers la quête de profit.
56S’il n’a pas été une réussite commerciale, le programme « Œuvres représentatives » aura eu toutefois un impact culturel bien réel en favorisant l’ouverture des frontières géographiques et imaginaires du marché de la traduction aux cultures non occidentales, anticipant ainsi la vague tiers-mondiste dans l’édition (dont Maspero sera un des porteurs en France), et en les inscrivant dans le canon de la littérature mondiale.
57On terminera cette étude sur la question de l’universalisme, en revenant à la citation de Jean-Clarence Lambert, laquelle exprime, à partir de Hegel, une conception de l’universalisme qui transcende celle de Hegel comme celle de Valéry et de Caillois, pour lesquels la civilisation européenne restait supérieure aux autres, et qui se rapproche de celle de Lévi-Strauss. Si elle résume parfaitement les contradictions inhérentes à la notion d’universalisme, que l’on retrouve dans le programme des « Œuvres représentatives », elle ouvre aussi vers une conception moins impérialiste, tout en portant la trace, par son inscription dans ce programme, des luttes de concurrence pour le monopole de l’universel. Luttes qui, selon Bourdieu, par l’hommage que le vice rend à la vertu, font progresser vers une véritable culture universelle, à savoir « une culture faite de multiples traditions culturelles unifiées par la reconnaissance qu’elles s’accordent mutuellement » (Bourdieu [1992], 2023 : 45-46 ; c’est Bourdieu qui souligne). Marqué par les luttes impérialistes entre la France et les États-Unis autour de la définition de l’universel, le programme « Œuvres représentatives » est tiraillé entre deux conceptions, hiérarchique et égalitaire, des cultures, mais contribue à faire connaître et reconnaître les civilisations non occidentales dans le monde occidental. Dans ce même article, Bourdieu cite les deux textes de Valéry sur Paris, « Fonction de Paris » et « Présence de Paris », datés de 1937, et publiés dans Regards sur le monde actuel, qui incarnent à ses yeux magnifiquement cet inconscient collectif hégémonique de l’Occident.