Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Stéphan Geonget

La littérature là où on ne la cherche pas. Le cas des juristes lettrés de la Renaissance

Literature where it is not sought. The case of the literary jurists of the Renaissance
Conférence au Collège de France, 28 mars 2023

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Position du problème

1Il y a quelque temps de cela, j’ai donné à mes étudiants de Tours, étudiants qui préparent les concours de l’enseignement, un sujet de dissertation : « L’Histoire d’un voyage faict en la terre de Bresil de Jean de Léry est-elle une œuvre littéraire ? » Cela a provoqué la perplexité et peut-être l’effroi de certains de mes étudiants. La question mérite pourtant d’être posée tout simplement parce que, à l’évidence, cette question serait moins possible, et moins admissible même, pour un recueil de sonnets de Ronsard ou pour un roman de Rabelais.

2Majoritairement, la réponse des étudiants consista à dire que bien entendu c’était de la littérature et notamment parce qu’il s’agissait d’une œuvre mise au programme de l’Agrégation et du Capes de Lettres. L’argument n’est pas si petit qu’il y parait de prime abord mais le serpent se mord tout de même un peu la queue. Le Voyage au Bresil serait un texte littéraire parce qu’il est reconnu comme tel par une institution aussi prestigieuse que le jury de l’agrégation, docte cénacle qui appose ainsi en quelque sorte une sorte de « Nihil obstat » sur la première page. Comme le dit d’ailleurs William Marx dans une tribune récente donnée au Monde :

Un canon est une liste d’œuvres, hiérarchisée ou non, établie explicitement par une autorité ou admise par consensus plus ou moins tacite, destinée à servir de référence pour un usage particulier au sein d’une communauté donnée. […] Plus la communauté interrogée est professionnellement ou sociologiquement homogène, plus la réponse aura d’autorité canonique et validera une certaine échelle de valeurs dans la communauté concernée.

3Pour ma part je pense qu’il y a fort à parier que sans les travaux d’ethnologie de Claude Lévi-Strauss sur les Tupinambous du Brésil et sans les efforts constants de Frank Lestringant, professeur de littérature française de la Renaissance à la Sorbonne, cette œuvre aurait pu connaître un tout autre destin. Loin de moi bien entendu l’idée de dire que ce texte n’a aucune valeur littéraire. Je ne le pense pas du tout. En revanche ce texte peut être pris, je crois, comme modèle des œuvres plus ou moins périphériques du champ littéraire, œuvres qui, pour des raisons contingentes et circonstancielles, acquièrent ou non le statut d’œuvres littéraires de plein droit. Œuvre périphérique, dis-je, car le récit de Léry est, qu’on le veuille ou non, perçu comme moins « littéraire » qu’une œuvre de Ronsard ou de Rabelais. C’est là, je crois, un fait indéniable. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, d’observer les places respectives qu’occupent ces auteurs dans les manuels de littérature xvie siècle. Il y a donc bien quelque part, dans nos esprits, une carte sur laquelle on situe les auteurs et les œuvres. Et Montaigne lui-même en 1580, au moins dans les premiers temps des Essais, aurait été, je crois, assez surpris qu’on dise de son livre que c’était une œuvre littéraire comme on le dit évidemment aujourd’hui. Il raconte d’ailleurs – et je ne vois pas pourquoi il ne faudrait pas le croire – qu’il a fait le choix d’écrire en français, lui qui connait si bien le latin, précisément parce que le français est une langue obscure, langue qui sera devenue méconnaissable d’ici à 50 ans1 et que ce qu’il a à dire concerne prioritairement (et peut-être seulement) ses proches et ses familiers2. Bref, pour le dire vite, les panthéons d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui et la littérarité d’une œuvre varie considérablement avec l’époque qui la considère. C’est là, pour rester avec Montaigne, une salutaire leçon de relativisme.

4Il y a donc des textes, périphériques si l’on veut, dont la marginalité relative ne tient à rien d’autre qu’à une sorte de destin historique absolument contingent lié à des considérations historiques diverses. Il en va ainsi peut-être de différents textes sur lesquels je travaille, ceux écrits par les juristes lettrés de la Renaissance. Précisément parce qu’ils sont écrits non par des poètes, des dramaturges ou des romanciers ayant pignon sur rue, parce qu’ils sont écrits par des hommes qui sont d’abord et avant tout des avocats, des magistrats ou des juristes, ces textes n’ont pas dans les études littéraires le même statut que ceux des auteurs estampillés. L’on a beau faire, cette origine sociale et professionnelle détermine des postures de réception. Savoir que l’on va lire le texte d’un juriste de métier, savoir que l’on va lire des recueils d’arrêts et donc de la jurisprudence, induit une certaine attitude du lecteur, en tous les cas du lecteur moderne. C’est d’ailleurs, mutatis mutandis, la raison profonde qui fait que l’on a mis si longtemps avant d’admettre que Montaigne était vraiment – et non pas en dilettante – un magistrat véritable rendant d’authentiques arrêts. Cet aspect-là, je crois que pendant longtemps on ne voulait pas le voir et il aura fallu les travaux pionniers d’André Tournon, de Katerine Almquist, d’Alain Legros, de Marie-Luce Demonet, d’Olivier Guerrier, et de quelques autres pour que cet auteur redevienne aussi ce qu’il avait toujours été, un homme de loi.

5L’historicité des critères esthétiques apparaît de façon manifeste si l’on sait regarder avec méfiance nos histoires littéraires. Cela est bien connu, et surtout depuis les travaux de Paul Zumthor, les œuvres poétiques des Grands Rhétoriqueurs n’ont pendant longtemps pas été considérées comme des œuvres littéraires mais comme de la ridicule rhétorique ornementale. De la même façon et symétriquement, la pensée juridique d’auteurs comme Claude Fauchet ou Étienne Pasquier, auteurs trop littéraires pour pouvoir être aussi et dans le même temps d’authentiques juristes, n’a pas vraiment, jusqu’à il y a peu, attiré l’attention des historiens du droit. Cette époque est heureusement révolue.

6On peut aussi poser les choses différemment et tomber d’accord sur le fait qu’il serait vain, particulièrement en ce qui concerne la Renaissance, d’essayer de lire les textes littéraires indépendamment des autres discours du savoir tant ce champ est irrigué par les sciences du temps, qui sont à la fois des sources et des modèles à partir desquels peuvent se construire les récits. Or, sans doute fascinée par les textes qu’elle étudiait, la critique littéraire a longtemps omis d’examiner certaines conséquences d’un tel constat et, notamment, la place qui était faite à la littérature dans des disciplines qu’on perçoit aujourd’hui comme sans rapport avec elle. Car la littérature a aussi une certaine place dans les traités « scientifiques » du temps et tout particulièrement dans les œuvres des juristes. Comme j’ai essayé de le montrer dans La notion de perplexité à la Renaissance puis dans divers livres et articles que j’ai ensuite publiés, entre ces deux domaines, les transferts discursifs (allusions, échanges d’exemples, emprunts de méthode, copie pure et simple, etc.) sont monnaie courante. Ils le sont d’autant plus, d’ailleurs, que, bien souvent, les écrivains de la Renaissance sont eux-mêmes juristes.

7Ce travail cherche donc à resituer l’étude des textes littéraires dans un cadre interprétatif pertinent, celui de l’époque, en interrogeant les limites de ce champ, limites posées trop souvent, en l’absence de justifications, comme allant de soi. Il s’agit finalement de répondre à ces questions : que signifie la littérature pour un juriste de la Renaissance, quand se pense-t-il écrivain et quand se dit-il juriste ? A-t-il même conscience d’une différence entre deux écritures ? Les limites qu’il pose entre son travail de juriste et sa pratique littéraire ne sont certainement pas les nôtres et nos conceptions, qui entérinent rétrospectivement l’autonomisation des disciplines, ne sont très certainement pas adaptées pour comprendre l’expérience des hommes du temps.

8Les frontières deviennent alors plus floues mais probablement aussi plus justes, plus historiquement justes. L’enjeu est donc d’apprendre à regarder ailleurs, hors du pré carré de la littérature balisée comme telle, pour voir ce qui s’y trouve et qu’on ne sait pas voir, que l’on ne veut pas voir. Comme le disait Oscar Wilde, cité par Marcel Proust dans le Contre Sainte-Beuve : « Ce n’est que depuis l’école des lakistes qu’il y a des brouillards sur la Tamise »3. Ce retour aux perspectives du temps a pour avantage essentiel de prémunir la recherche du risque majeur que représente l’anachronisme. Notre point de départ pourrait donc être la mise en garde ancienne mais toujours actuelle d’Étienne Gilson :

Nous n’avons pas le droit de nous installer solitairement devant [l]es œuvres [de Rabelais] et de nous demander : quelle impression cela me produit-il ? C’est l’impression que cela devait produire sur les hommes de son temps que nous aurions besoin de connaître (Gilson, 1924, p. 218).

9Afin de tenter de faire la démonstration de la fécondité et de la pertinence de cette approche, au moins pour le xvie siècle, je vais m’appuyer sur des recherches récentes. Il s’agit dans ce livre, à travers l’étude d’une œuvre complète (y compris, donc, les nombreux et épais livres de droit), de montrer le continuum qui existe pour les hommes du xvie siècle entre des pratiques d’écriture que l’on dissocie trop volontiers aujourd’hui en oubliant le pourtant très net précepte budéen d’« encyclopédie » et ce qu’il nomme la « connexité des disciplines » :

[C’est ce] qu’on appelle en Grec, Encyclopedia, qui veult autant à dire (pour le declairer brievement) comme erudition circulaire : ayant lesdictes sciences & disciplines connexité mutuelle & cohérence de doctrine & affinité d’estude, qui ne se doibt ny peult bonnement separer ny destruire par distinction de facultés ou professions, en la façon que pour le jourdhuy on en use : Pource que toutes les sciences s’entretiennent, comme font les parties d’un cercle, qui n’a ny commencement ny fin : & toutes tendent & regardent de leur naturelle inclination vers le centre du cercle, lequel centre nous pouvons icy imaginer estre congnoissance du bien souverain & desir de parvenir à icelluy (Budé, 1547, p. 88).

10La jurisprudence n’est ainsi pas seulement pour Louis Le Caron l’endroit propice pour rappeler telle règle de droit romain mais aussi l’occasion pour citer les auteurs anciens ou modernes qu’il chérit, pour se lancer dans l’écriture d’un récit bref (aussi enlevé que les nouvelles de Marguerite de Navarre), ou même pour composer une poésie de son invention. Il arrive même que pour illustrer certains problèmes juridiques complexes, le juriste lettré invente purement et simplement, à partir de modèles littéraires et notamment des romans que l’on publie alors, une belle histoire qui rendra le point de droit mémorable. C’est cette porosité que je vais essayer de mettre rapidement en évidence. Mon parcours dans l’œuvre hybride de Louis Le Caron prendra deux points de repère, chronologiquement et génériquement éloignés. Je commencerai par La Claire publiée en 1554 puis j’en viendrai, pour l’autre panneau du diptyque, à ses Responses de droict (dans l’édition de 1605).

Démonstration

La Claire

11La Claire est un livre curieux qui se compose de deux parties – très nettement distinguées dans le titre et dans le Privilège du Roi (f. 200 vo), La Claire ou de la prudence de droit, dialogue premier. Plus, la clarté amoureuse – mais que l’auteur a choisi de faire fonctionner ensemble. Ce livre est donc bien un seul et même livre (et non deux livres associés par un titre commun) dont l’unité est voulue et soulignée comme telle par l’auteur. Ce choix inouï et, que je sache, sans précédent conduit en réalité à associer dans le même ensemble un dialogue pédagogique tout à fait sérieux (de 350 pages) sur des questions comme la différence entre le droit de nature et le droit civil ou l’équité et la loi à une poésie érotique bien plus badine (à partir du folio 160). Ce modèle curieux évoque un peu le système mis en place par Joachim Du Bellay avec La Deffense et L’Olive4. Il nous semble toutefois que les choses sont encore plus complexes avec Louis Le Caron car, ici, il ne s’agit pas seulement d’illustrer dans une seconde partie ce que le propos théorique promettait dans la première et, finalement, moins de livrer un ensemble pratique et théorique, que d’articuler comme dans un immense chiasme les éléments de deux discours a priori peu compatibles : le discours juridique et le discours érotique, la prose pédagogique et la poésie amoureuse, le dialogue et le sonnet, le grave (au sens que le xvie siècle donne à ce terme) et le léger.

12Louis Le Caron donne d’entrée de jeu le mode d’emploi de ce texte proprement extraordinaire quand il raconte au tout début de son livre, dans la lettre qu’il adresse à la cousine de « Claire », une petite et pittoresque histoire à laquelle il prie le lecteur de bien vouloir croire, celle de son va-et-vient régulier entre Paris, ville de résidence de « Claire », et Bourges, ville des études humanistes qu’il a entreprises à la toute fin des années 1540 (sous la direction de François Le Douaren). De la « Claire » lumière parisienne, il faut aller à Bourges qui « reclaircit » alors du fait de la présence des meilleurs juristes du temps, d’une clarté à l’autre donc :

En ce tens la renommée de l’excellent jurisconsulte Duarin, qui reclaircissoit Bourges, me retira de cette ville [Paris], non sans grand regret de ma lumiere, laquelle de-ja je connoissois m’avoir plus qu’autre estimé (f. a6 ro).

13Mais c’est aussi dans l’autre sens qu’il faut savoir faire le trajet et, à la première sollicitation de l’amoureuse jeune femme, revenir de Bourges à Paris, c’est-à-dire donc de la clarté juridique à la clarté amoureuse :

[E]lle me permit voir les academies de plus civile prudence, souz condition de retourner à son premier mandement. Depuis elle m’appella de la fameuse université de Bourges, & lors desolée pour la mort d’un tressavant & renommé Docteur (ibidem).

14La mort d’Éguiner Baron en 1550, l’ancien ami et rival de François Le Douaren, fait écho à celle de « Claire » tout en enseignant une leçon mémorable : les lumières s’éteignent et il faut profiter de leur clarté tant qu’elles sont de ce monde.

15La réalité historique de ces trajets de Louis Le Caron importe bien peu (même si rien n’empêche qu’ils aient effectivement pu avoir lieu). Ce qui compte bien davantage en revanche, c’est le pacte qui est mis en place entre les deux personnages en même temps qu’entre l’auteur et le lecteur. Cette alternance entre Paris et Bourges est en effet avant tout la métaphore évidente du va-et-vient entre les deux mondes qui intéressent Louis Le Caron. Paris, c’est le monde des blandices et de la poésie amoureuse, Bourges, c’est le lieu des leçons de droit et des discours savants et c’est donc, disent ces premières pages, entre ces deux pôles que va se construire cette œuvre si singulière, à la fois littéraire et juridique. Voilà qui explique le titre si complexe de l’ouvrage et qui rend en même temps compte du pourquoi de ce « . » qui sépare les deux parties de l’ouvrage : La Claire ou, De la prudence de droit, Dialogue premier. Plus, la clarté amoureuse par Lois le Caron. Le dialogue initial est bien entendu un « dialogue » entre les deux protagonistes, « Solon » et « Claire », mais aussi entre la « prudence de droit » et la « clarté amoureuse ».

16Louis Le Caron va ensuite exploiter dans cette œuvre toutes les antanaclases imaginables qui permettent le croisement du dialogue amoureux et du propos juridique. Ainsi c’est très spontanément que « Solon » s’adresse à « Claire » qui impose sa « loi » rigoureuse à son amant, avant d’entrer dans le détail de son argumentation juridique :

Claire, Claire, vous estes la loi, en laquelle mon esprit attentif etudie : loi qui donne lois à mon cœur, qui lui commande, & à laquelle comme à sa souveraine Dame il s’est asservi en toute obeissance (f. 8 ro, « Solon »).

17La thématique amoureuse – d’inspiration pétrarquiste – est investie par le projet juridique et des termes, qui chez d’autres n’auraient pas forcément de connotation particulière, ont ici des implications juridiques précises. L’articulation entre la première et la deuxième partie du livre se fait d’ailleurs précisément, comme le note justement Cécile Alduy, sur ce terme polysémique de « loi » (Politique des Amours, 2007, p. 201), qui est aussi le prénom de l’auteur. De la même façon, quand le personnage de « Solon » voit un second amant s’approcher de sa « Claire » et qu’il lui demande de « bannir » ce triste sire, cela signifie, juridiquement, quelque chose de tout à fait clair. Et encore de même au milieu du propos le plus juridique et pour essayer de faire entendre à « Claire » (et par-delà au lecteur) ce qu’est le droit de nature, Louis Le Caron met dans la bouche de « Solon », son alter ego, une comparaison on ne peut plus galante. C’est tout à coup la belle et blanche main de « Claire » qui fait son apparition dans un discours juridique technique sur les relations entre l’« équitable bon » et les « constitutions » humaines. On ne saurait mieux dire que les deux discours fonctionnent ensemble et s’éclairent l’un l’autre :

Toutefois nulle ordonnance ou à toutes gens commune ou à une cité propre peut la constance de raison inspiratrice d’equité esbranler, laquelle contre le tems, les volages & seditieuses pensées des hommes demeure toujours asseurée par ce qu’icelle est la vraie intelligence & perfaite Idée de l’equitable bon, laquelle je ne puis mieus parangonner, qu’à ce singulier Diamant, qui embellit vostre blanche main digne de Minerve & d’elle en plus excellent lustre est enrichi. Car comme le Diamant de telle fermeté retient son pourtrait qu’il seroit plustost brisé souz le marteau, qu’en autre forme puisse estre taillé : aussi ce droit, entiere notice de la beatitude mondaine est si constant, que par nulle constitution peut estre effacé, ou en aucune sorte changé : ains la societé vraie ame de la vie humaine seroit plustost violée & rompue, que cette loi, à laquelle toutes ses actions rapporte, soit en autre espece convertie. Qui est le peuple, le Prince, le Tyran qui soit tant de raison aliené, qui ause ordonner que le juste soit injuste, & au contraire l’inique equitable ? Il est certain, que telles constitutions ne se pourroient non plus soutenir, que si aucun insensé vouloit dire les tenebres estre clarté, & la clarté tenebres, ou resauvager les hommes debarbarizez (f. 96 vo, « Solon »).

18L’évocation finale de la « clarté » du droit naturel vient bien entendu faire galamment écho au nom de la jeune femme. Quant au « diamant » évoqué par « Solon », il rappelle le langage crypté des amoureux et particulièrement ces propos courtois sur « dis amant » bien connus de la dame de Paris que Pantagruel délaisse (Pantagruel, 1532, ch. 24) pour partir guerroyer. S’agit-il alors ici d’un discours juridique illustré par des références littéraires ? ou de littérature dans laquelle viennent prendre place des développements juridiques ? On ne sait plus bien lequel des deux discours vient prêter main forte à l’autre et l’on ne sait plus même parfois quand on évoque Claire si l’on parle de la femme aimée ou de la discipline juridique. Ce travail de brouillage vient dire la porosité des registres et leur commune intention.

La jurisprudence

19Louis Le Caron, même devenu un magistrat de premier plan (de 1568 à sa mort en 1613), ne renonce jamais totalement à cette hybridation des discours si manifestement visible dans sa (presque) première œuvre. En bien des endroits, alors qu’il est en train de commenter doctement tel ou tel point de droit, il semble tenté d’associer à son discours savant une parole de son cru qu’on dirait volontiers littéraire. Cela passe par des stratégies diverses, dont ce qu’on pourrait appeler la fictionnalisation des cas de droit.

20L’historien du droit Guillaume Leyte, dans un des rares articles récents consacrés à Louis Le Caron, fournit en annexe de son étude un vis-à-vis stimulant entre un arrêt authentique, tel qu’il a été rendu, et le texte – très littérairement construit – qui figure dans l’œuvre de Louis Le Caron. Malheureusement l’auteur de l’article ne commente nullement la mise en regard des deux textes et la confrontation qu’il présente ne donne lieu à aucune analyse. Cela est d’autant plus regrettable que ce travail d’« illustration » littéraire est tout à fait essentiel. Il y a de vraies raisons à cela. Pour frapper les esprits, quel meilleur moyen peut-on en effet trouver que fictionnaliser un cas existant au point d’en faire une histoire mémorable ? Si l’arbre ne doit pas cacher la forêt et s’il faut dire nettement que la très grande majorité des arrêts repris par Louis Le Caron dans son œuvre d’arrestographe n’a rien de vraiment littéraire, il n’en reste pas moins vrai que dans d’assez nombreux cas, la littérature vient au secours du droit pour mettre en scène, souligner ou illustrer l’intérêt particulier d’un cas juridique.

21L’on peut prendre quelques exemples de cette stratégie consciente et délibérée. Louis Le Caron consacre dans ses Reponses du droit françois différents passages à la question des « douaires ». Le sujet est tout ce qu’il y a de plus sérieux et, de plus, important pour l’étudiant en droit. Et justement, le juriste a une affaire particulière en tête, affaire qui mériterait d’être méditée par tout apprenti juriste. Il va donc la mettre en récit, la « raconter » et l’illustrer, c’est-à-dire faire bien autre chose que d’en mentionner simplement l’existence et de donner les références de l’arrêt qui doit désormais faire autorité :

Si je n’avois escrit en la cause cy apres recitee, je l’estimerois pour une declamation, de la forme de celles qui sont appellees par les Rhetoriciens coloratae sive figuratae. Mais je proposeray le fait à la verité : Une jeune fille mariee par ses parents à un jeune homme de longue robbe, luy apporte grand dot de deniers, qui sont stipulez devoir estre propres & retournez à la future espouse, sans entrer en communauté : par ce qu’outre iceux elle met en communauté quelques autres deniers, meubles & creances à elle deuës. Ils sont quelques temps mariez : mais la jeune femme qui vouloit estre mere, & jouyr du fruict de mariage, duquel la fin & but principal est d’avoir enfans, s’ennuye de coucher aupres d’un homme, lequel paravanture (comme une femme se plaint en la troisiesme epistre du second livre d’Aristenetus) passoit plus les nuicts à instruire des proces & travailler aux affaires d’autruy qu’à rendre sa femme contente du devoir, auquel il estoit tenu par la loy de mariage & s’employer à ses affaires propres : & pour ceste cause le fait appeler en divorce […]. Apres visitation faicte de la personne du mary, qui auroit esté trouvé incapable & inhabile au mariage, ils sont separez, le marriage dissolu […] (IX, 36, f. 347 vo et suivantes).

22Les deux jeunes époux se séparent donc, vont chacun de leur côté et se remarient peu après. Puis, curieusement, « chacun d’eux a enfans de leurs nouveaux mariages, où ils demeurent cinq ou six ans ». Puis, coup sur coup, « mort d’iceluy [le second mari] », « comme aussi decede au mesme temps la nouvelle femme de ce mary qui avoit enduré la separation ». La solution, évidente, s’impose alors : le retour au statu quo ante

Estant ces deux premiers mariez en liberté, la femme considerant qu’il avoit fait l’espreuve d’homme, estant pourveu d’estat honorable, se delibere de r’allier leur premier mariage, à quoi elle trouve son mary disposé […].

23Le cas est presque trop beau pour être vrai (c’est un cas « coloré », prévient d’ailleurs Louis Le Caron). Arrive enfin le problème juridique (et de longues considérations) qui, sans entrer dans les détails techniques, porte évidemment sur le devenir de la dot. À l’époux, à la femme… Et que doivent devenir les enfants du premier mariage, du second ? Tout cela se conclut non sur une sentence sérieuse d’Accurse, de Bartole ou de Balde, mais moqueuse de Martial, signe clair que l’univers de référence du discours a changé.

Mense novo Jani veterem Proculeia maritum
Deserit atque jubes res sibi habere suas5.

24Louis Le Caron conclut par diverses considérations (intempestives pour un juriste moderne) sur les nouements d’aiguillette, considérations inspirées cette fois d’Ovide, et intervient enfin la mention de l’arrêt « du mois d’Aoust 1554 », arrêt rendu tout à fait mémorable par le récit alerte qui le précède. L’hypothèse que je formule, c’est qu’ainsi mis en scène, le cas de droit a tout pour s’inscrire durablement dans les esprits et les mémoires des étudiants et des collègues. Il pourra alors faire jurisprudence, plus sûrement encore que les arrêts qu’on rendait, pour cette même raison d’ailleurs, en robe rouge.

25Tout est passionnant dans ce cas. À la fois l’affaire elle-même mais aussi la façon qu’elle a d’être racontée. Les jeux de mots salaces ne sont pas absents non plus, puisque la nouvelle (et ancienne) femme considère à la réflexion que le mari, d’abord inapte aux délices de Vénus, est désormais bien « pourveu »… On parle bien entendu de son état honorable mais, étant donné les circonstances, sans doute pas seulement. Quant à la référence si précise (« comme une femme se plaint en la troisiesme epistre du second livre ») à Aristénète auteur fort peu connu de lettres d’amour inspirées des Héroïdes d’Ovide – elle dit à la fois l’immensité de la culture littéraire de Louis Le Caron et, plus encore, l’interpénétration des discours. Il ne s’agit d’ailleurs pas ici d’une référence fortuite, mais de l’indication de la source essentielle, celle à partir de laquelle la « retractatio » de Louis Le Caron fonctionne, celle à partir de laquelle le récit se construit et se met en place. Cet auteur antique (vie siècle après J.-C.) connaît en effet à la Renaissance un regain d’intérêt grâce à la publication par Christophe Plantin en 1566 de ses Epistolae galantes. Avant même d’être un cas de jurisprudence, l’histoire est un récit tout ce qu’il y a de plus littéraire et son intertexte antique dit aussi l’intention grivoise de Louis Le Caron, car de quoi est-il question dans ce texte ? d’une femme, Glicera, qui se plaint à une autre, Philinna, de son mari. De quoi au juste ? d’un mari volage ? joueur ? violent ? rien de tel. Le comble de son malheur est d’avoir un mari avocat…

Ah, ma chere Philinna, je suis mal mariée. Si toutes les femmes ne sont pas plus heureuses que moi, on a raison de regarder le mariage comme un funeste malheur. […] Mes parents m’ont donc mariée à un Avocat, avec lequel je croiois devoir vivre contente […] Voiez, ma chere, si je ne suis pas bien malheureuse : je suis condannée à passer peut-être toute ma vie avec un homme qui n’a point de complaisance pour moi ; qui s’imagine qu’il ne faut vivre que pour examiner des procés. Il passe les nuits à préparer ses Causes, comme s’il n’y avoit pas d’autre maniere d’emploier ce tems-là. Eh quoi, ne suis-je sa femme que pour être un témoin assidu de l’aplication qu’il aporte à ses procés ? Est-ce pour m’instruire dans la Jurisprudence qu’il m’a prise pour sa Compagne ? Il semble que le lit Nuptial soit un Barreau ; il n’y entretient que des Loix Civiles (3, p. 112-114).

26Non seulement Louis Le Caron lit donc des livres de ce genre mais il construit son œuvre de juriste à partir d’eux tout autant que du droit romain et des coutumiers.

27La spécificité du travail de Le Caron apparaît plus particulièrement encore si on confronte ses écrits au best-seller du moment (pour ce genre d’écrit), le Recueil d’arrests notables des cours souveraines de France que Jean Papon publie pour la première fois en 1556 et qu’il ne cesse d’augmenter jusqu’à la fin de sa vie. Quand l’arrestographe du Forez répertorie et commente les cas de jurisprudence, il le fait avec une sobriété sans commune mesure. Si l’on sent bien parfois chez lui une sorte de tentation du récit avec quelques cas spectaculaires (celui de Julien Tabouet et du président Pélisson ou, à la suite de Jean de Coras, de Martin Guerre), il n’y a tout de même rien de vraiment comparable.

28L’on trouve bien d’autres exemples du même type – plus ou moins développés – dans les Responses, et, parfois, la proximité avec les contes qu’on publie à la même époque est assez frappante. Comment ne pas songer en effet à tel ou tel récit de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre à la lecture de cas comme celui-ci ?

Une veusve abusee des feintes & fardees haranges d’un jeune homme plus amoureux de ses biens, que du peu de beauté qui estoit en elle, se laisse gaigner & captiver par luy tellement qu’il la meine avec luy en sa maison, où il consomme le mariage avec elle devant que le contracter. Elle esprise de ce leger plaisir, fait un contract de mariage avec cest amoureux, par lequel elle luy donne plus qu’une femme prudente ne devoit faire : & apres ils celebrent le mariage. Cest amoureux qui commence à regarder ceste femme plus aagee que luy, autrement qu’il n’avoit faict devant qu’il fust marié, la desdaigne, mesprise & traicte rudement, & veut employer ses biens à la conqueste de nouvelles amours : ce qu’elle ne peut endurer, ains est contrainte pour les sevices & inhumanitez qu’il exerçoit contre elle, d’avoir recours à la justice (II, 33, f. 31 ro).

29L’on s’attend presque à voir surgir l’Oisille de L’Heptaméron et à la voir disputer avec Simontault et Hircan pour savoir si le comportement de la femme est bien digne et vertueux, si les hommes ne sont pas toujours des êtres de concupiscence ou si le vieil Adam n’est pas toujours présent.

30C’est parfois, ailleurs, à un subtil mélange, un peu dans l’esprit du Tiers Livre (1546) de Rabelais, que se livre Louis Le Caron. Mettant dans la bouche d’une jeune veuve enflammée les mots d’amour de Didon, il fait d’une banale histoire sexuelle un très amusant avatar héroï-comique de la glorieuse histoire antique. Le rapprochement final entre la très triviale « enflure » du ventre de la « Damoyselle trop credule » et l’exaltation grandiose de la Didon virgilienne crée un effet de contraste saisissant, jeu, tout littéraire, qui se retrouve aussi à un niveau plus réduit dans l’antanaclase entre « feu » le premier mari, très vite oublié, et le « feu » de l’amour qui embrase désormais la jeune femme :

Un jeune homme de qualité estant en la province, où il exerçoit son estat, hors la ville de son domicile ordinaire, s’enamoure d’une jeune damoyselle vesve, d’honneste reputation & de noble & ancienne maison du pays, qui avoit deux enfans de son premier mary. La hantise & continuelle frequentation de cet amant embraze la damoyselle de mesme feu, & rallume les flammes d’amour, que la mort de son feu mary avoit aucunement couvertes, tellement qu’elle pouvoit dire avec Dido, agnosco veteris vestigia flamma. L’effect de leur amour est tel que sous promesse de mariage, ils accomplissent iceluy auparavant que le celebrer solennellement, & se maintiennent ainsi quelque temps en liberté, dont le ventre commence à s’enfler à la jeune damoyselle, mais comme dit Virgile

Nec jam furtivum Dido meditatur amorem :
Conjugium vocat (XIII, 90, f. 518 vo).

31Rappelons qu’il s’agit là a priori de parler arrêts notables et jurisprudence…

32La proximité de certains arrêts n’est pas moins grande parfois avec les sombres récits que Jean-Pierre Camus rendra fameux dans son Amphithéâtre sanglant (1630). Une maisonnée à l’écart, de pauvres jeunes filles et des soldats dans la nuit : tout semble ici répondre à des préoccupations littéraires plus que juridiques. Et d’ailleurs, l’évocation finale d’un autre livre lu – « l’histoire Grecque de Jean Curopalate » – confirme que l’univers de référence a bel et bien changé. Il ne s’agit pas tant d’une affaire de droit que de la dernière représentation en date d’une scène bien connue :

Marie de Peres pauvre femme eagee de soixante dix ans, ou plus, ayant deux jeunes filles, demeuroit en une petite mesterie champestre. Un Capitaine bien armé & accompagné de quelques soldats, va de nuict assaillir ladite femme, pour attenter sur la pudicité de ses filles. Ceste pauvre femme & ses filles font toute resistence, pour empescher ledit Capitaine d’entrer en ladite mestairie, lequel enfin par l’effort de ses soldats y entre, & leur fait prendre ladite femme, & la mener loing pour la tuer. Cependant il s’efforce de violer l’une desdites filles, qui luy résiste vertueusement. Ladite pauvre mere demi morte eschappe ausdits soldats, & plus soigneuse de l’honneur de ses filles que de sa vie, animee d’un cœur genereux retourne parmi les tenebres de la nuict en sa maison, cognoissant les destroits & addresses. Mais trouvant ledit Capitaine en tel effort contre sa fille, d’un cousteau espoincté, que les femmes du pays ont accoustumé porter a leur ceinture, luy donne dans les reins, dont elle le tue. Les soldats qui l’avoient poursuyvie, arrivez à tel spectacle s’enfuyent, & quittent leurs armes, la femme & les filles. Ces tristes desolees s’absentent aussi : le corps est trouvé le lendemain en ladite mestairie avec grande somme d’argent, & autres choses précieuses qu’il avoit sur luy. Quelque temps apres ladite de Peres est prinse prisonniere, laquelle interrogée confesse la vérité du faict, neantmoins est condemnee par le premier juge à la question : dont elle appelle en la Cour de Parlement de Tholose […]. Ledit arrest plein de grande équité & justice : au propos duquel j’ay leu en l’histoire Grecque de Jean Curopalate, d’une fille, laquelle du temps de l’Empereur Michael, regnant avec Zoe sa femme, vengea l’injure faicte par un soldat à sa pudicité, par la mort de celuy qui l’avoit forcee, qu’elle tua de son propre glaive : & en fut honnoree & couronnee par les soldats Francs ou Baranges, qui luy baillèrent tous les biens de celuy, qui l’avoit violee : c’est une excellente vertu que la virginité, qui doit estre à la fille bien nee plus chere que sa propre vie (VII, 188, f. 256 ro).

33Veut-on, un peu dans la même veine, une histoire d’hôtellerie et de crime ? Veut-on le début d’un roman de cape et d’épée ? Louis Le Caron nous en fournit l’incipit – avant d’en venir au problème juridique qui le préoccupe :

Guillaume de Loran, estant logé en l’hostelerie de Jean Roel est conduit le soir par la chambriere en une chambre pour coucher, ladicte chambre respondant sur la ruë. Depuis arrive en ladicte hostelerie un homme mal habillé, audict de Loran incogneu, que l’hoste avoit donné charge à sa cham‡brière de mettre en une autre chambre, toutesfois à sa priere, elle l’avoit mis en la chambre où estoit ledict Loran, & les auroit faict coucher en un mesme lict. Ledict Loran esveillé environ la minuit, ne trouve plus ledict homme aupres de luy, n’en ladicte chambre, ne pareillement son espee & habillemens qu’il y avoit mis, ains voyant les fenestres ouvertes, estant levé en chemise regarde par icelles, y trouve une nape penduë, par laquelle le larron s’estoit sauvé, & crie au larron (VII, 172, f. 251 vo).

34S’ouvrant sur « Guillaume de Loran » et s’achevant sur « crie au larron », le récit construit, autour de cette paronomase spectaculaire, toute la petite saynète et semble même pensé pour mener de l’un à l’autre. C’est un peu comme si l’aventure du pauvre gentilhomme était d’emblée inscrite dans son nom propre.

35De la même façon, à l’occasion des affaires qu’il a à traiter ou des cas dont il prend connaissance par la lecture des arrêts, Louis Le Caron rend parfois des « réponses » sur des sujets typiquement littéraires. Il en profite pour donner libre cours à son goût manifeste pour la littérature. Ainsi, si la réponse 62 du livre VIII « Du divorce & breuvage amoureux » prend comme point de départ un arrêt du parlement de Paris mais le dépasse aussitôt en l’accompagnant de nombreuses notes purement littéraires. C’est en effet l’occasion de rappeler (en même temps que le droit canon ou le Corpus juris civilis) des vers de Tibulle, de Juvénal et d’Ovide. Le récit du cas dépasse aussi les nécessités proprement techniques et devient rapidement l’occasion d’une amplification tout à fait littéraire. L’affaire ne s’inscrit plus tant dans une jurisprudence que dans une histoire littéraire :

Une fille esprise de l’amour d’un honneste jeune homme pour l’embraser d’un mesme feu, & le rendre sien, luy donne quelque breuvage amoureux : par le moyen duquel ils sont mariez. Mais cete flame d’amour s’esteint par la froideur du mary, qui trompe l’esperance du plaisir secret, que sa femme attendoit, laquelle convertissant son ardeur en hayne le fait citer en divorce pardevant le juge d’Eglise : & d’autre part pour empescher ceste poursuitte, il fait informer par le juge Royal, du breuvage à luy donné par sa femme par l’effort duquel il pretend avoir esté rendu impuissant au devoir d’amour […]. Le mary represente les amours passees de la femme, & les artifices desquels elle auroit usé pour l’attirer à sa devotion, sans y espargner l’espreuve du danger d’un breuvage amoureux : & luy reproche sa soudaine legereté & inconstance, & qu’elle n’aurait jamais esté touchee d’une loyale & pudique amour : laquelle consiste en l’union de deux esprits accordans en mesme volonté, qui dure jusques à la mort, & encores apres icelle demeure en la memoire du survivant : & non en un chatouillement corporel, qui n’apporte qu’une briefve volupté, laquelle se coulle & perd aussi tost qu’elle est accomplie, & (comme dit Petronius) Foeda est in coitu & brevis voluptas : & taedet veneris statim peractae. Si elle prenoit exemple aux chastes Chariclea & Leucippe, elle ne monstreroit si tost sa desloyauté, ains avec patience attendroit, qu’il fust delivré du lien sorcier, qui resserroit ses forces naturelles : dont mesmes elle estoit cause (VIII, 62, f. 317 vo).

36Mais que voilà tout de même un mari instruit et éloquent ! à la fois fin connaisseur de Pétrone et grand lecteur des Amours de Clitophon et Leucippe d’Achille Tatius et des Éthiopiques d’Héliodore (IX, 1, f. 327 ro). Cette dernière référence est d’ailleurs particulièrement intéressante car elle signale chez ce mari – chez Louis Le Caron en fait – des compétences littéraires hors du commun. En effet, comme Terence Cave l’a parfaitement montré, la publication des Éthiopiques constitue un tournant majeur de l’histoire littéraire du xvie siècle. Rompant avec le modèle allégorique « ab ovo usque ad mala » pour proposer un schéma complètement différent dans lequel le « suspens » est le moteur essentiel, Jacques Amyot tente avec ce texte une expérience esthétique nouvelle à laquelle les lecteurs du temps ne sont pas bien préparés6.

37Parfois l’attrait de la fiction semble si fort que l’affaire réelle fait plus qu’évoquer un roman lu autrefois. Les protagonistes de l’affaire se changent alors tout à fait en personnages de roman et se mettent à parler pour de bon le langage des fictions qu’on publie alors. Les frontières ne sont plus seulement poreuses, elles disparaissent complètement. Évoquant ainsi un cas dans lequel l’accusateur du père est dans le même temps passionnément éperdu de la fille de ce dernier, Louis Le Caron met dans la bouche même du malheureux les paroles qu’il trouve dans Les amours de Clitophon et Leucippe d’Achille Tatius que nous évoquions dans la référence précédente :

De la force d’amour plusieurs ont escrit, & entre autres Heliodore en l’histoire Æthiopique, & Achilles Statian des amours de Clitophon & Leucippe, l’ont excellemment depeinte & representée : tellement que le demandeur lors qu’il estoit amoureux de la fille du defendeur disoit ce qu’auroit dit Clitophon amoureux de Leucippe. Et ainsi me voilà posé entre deux objects contraires, estant mon esprit gehenné & tiré en divers costez, de l’un me bourrelant la force d’amour, de l’autre, me commandant la reverence que je doy à mon pere. La violance combat icy contre le droict de nature. Quant à moy (ô mon pere) je delibere me ranger de vostre part, mais la puissance de mon adversaire s’y oppose, & avec sagettes & flambeaux allumez il me contrainct de luy ceder : mon pere il fault que je luy obeisse : car je suis tout environné de feux & flammes (VIII, 33, f. 300 vo).

38Ce n’est pas encore le Cid mais le dilemme tragique est déjà bien présent chez ce brave homme. Tous ces récits cherchent à marquer les esprits par leur vivacité. Et frapper les esprits, c’est avoir plus de chance de garder l’histoire et le cas en mémoire. C’est ainsi éviter qu’un développement juridique essentiel ne tombe dans l’oubli, préoccupation qui intéresse depuis toujours la littérature comme elle intéresse les juristes du temps. Ce n’est ainsi pas un hasard si Jean de Coras, jugeant l’affaire Martin Guerre, intitule l’arrêt final qui rend compte de ce cas prodigieux, Arrest memorable. Parce qu’elle est un discours qui s’adresse à l’imagination, la littérature aide à se représenter les choses, à les penser et à les garder en mémoire. C’est d’ailleurs ce que remarque justement « L’escorché », l’un des personnages des Dialogues :

Ceux qui ont mieux escrit de la nature de l’homme, traittent que l’imagination est une puissance de l’ame sensitive, laquelle plus diligemment pense et considere les especes des choses conceuës par le sens commun : je dirai plus facilement, laquelle donne et adjoute quelque ordre et apparance de raison aux choses non asses distinctement comprises par le sens commun. Car elle approche plus pres à la raison, et est en elle quelque semblance (que je parle ainsi) de raisonnement : on la constitue au milieu du chef. C’est elle, qui feint et exprime toutes les actions de l’ame sensitive, et reçoit les images, visions, apparitions, impressions de toutes choses […] qui tousjours et indifferemment se presentent à nous, mesmement quand moins y pensons (p. 194).

39Comme on le sait, ces images, forgées par l’imagination à partir des sens, sont ensuite déposées dans la troisième cellule du cerveau (ce dont témoigne par exemple la célèbre image de la Margarita philosophica de Reisch7). Grâce à l’imagination, on peut donner une « apparence de raison » à un cas juridique et cette apparence a tout intérêt à être « ornée » et « illustrée » si on veut qu’elle s’impose à tous.

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40Les catégories invétérées de « droit » et de « littérature » sont commodes mais simplistes, et ce dont il est important de rendre compte surtout, c’est qu’il semble nécessaire à un magistrat de la trempe de Jean de Coras, aux prises avec une affaire délicate, de relire l’Amphitryon de Plaute pour expliquer à lui-même et aux autres un cas qui dépasse l’entendement, la célèbre affaire Martin Guerre. La littérature n’est alors pas seulement pour lui un répertoire de loci communes ou d’exempla destinés à donner du lustre à son discours ni même un trésor de sententiæ, c’est une structure et un legs précieux dans lequel le juriste va pouvoir trouver comment interpréter le cas inouï auquel il a affaire.

41Il faut donc examiner non seulement les traces du discours juridique dans la fiction, mais aussi la pratique « littéraire » des hommes de loi de cette époque, que celle-ci s’exprime dans d’authentiques traités juridiques (sous la forme d’anecdotes, de récits brefs comme chez Budé ou Pyrrhus d’Angleberme), qu’elle prenne la forme de textes moraux, politiques ou philosophiques (comme pour Étienne de La Boétie, Jean de Coras, Louis le Caron, Jean d’Arrerac, Michel de Montaigne, Pierre Charron) ou qu’elle se développe dans des domaines plus inattendus comme la poésie pieuse (Claude Le Brun de la Rochette).