Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Alex Delusier

La zone à défendre de la théorie littéraire

The zone to defend of literary theory
Florent Coste, L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ?, Paris, La Fabrique, 2024, 192 p., EAN 9782358722759.

1Après l’ouvrage de Justine Huppe, La Littérature embarquée (préface de Jean-François Hamel, Paris : Éditions Amsterdam, 2023) ou celui de Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution (Quimper, éditions Divergentes, 2024), Florent Coste, avec L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ? (La Fabrique, mars 2024), est le troisième cette année à proposer une réflexion sociocritique sur les liens entre littérature et rapports de domination marchande et sociale. Cette fois-ci, c’est par le biais de la théorie littéraire que le médiéviste nous invite à poursuivre ces observations contemporaines.

2L’Ordinaire de la littéraire est un essai qui pose la question si futile et pourtant si fondamentale de ce que peut la théorie littéraire aujourd’hui. Depuis l’établissement du structuralisme dans les années 1950, l’analyse se précise particulièrement sur l’emprise du néolibéralisme apparu au début des années 1970 dans les champs critiques universitaires et éditoriaux.

3Dans ses généralités, l’ouvrage de Florent Coste est structuré en cinq grandes parties qui répondent toutes à l’influence généralisée ou non du libéralisme dans les champs de la littérature, que ce soit dans les pratiques scripturaires contemporaines, dans la façon dont ces pratiques sont depuis une trentaine d’années théorisées, mais aussi dans la façon dont les maisons d’édition ont été et demeurent poreuses à leur libéralisme marchand : « Les intérêts de la théorie littéraire » (p. 7-14), les « Conditions de la théorie littéraire » (p. 15-48), « Le prix de l’autonomie » (p. 49-84), « La littérature et ses fétiches » (p. 85-124) et « La littérature dans la division du travail » (p. 125-162).

Libéralisme autoritaire de la théorie littéraire

4Dès ses premières pages, l’auteur de l’ouvrage nous invite à questionner les grands fondements de la critique moderne : que ce soit à travers le roman « moderne », par le « bovarysme » ou le pacte autobiographique (avec le théoricien Philippe Lejeune, p. 12), les formes établies par leur théorie ont souvent depuis changé et se sont « socialisées » à d’autres formes littéraires, à d’autres pratiques d’écriture plus collectives (Florent Coste prend notamment pour exemple la Revue de Littérature générale publiée chez P.O.L entre 1995 et 1996 par Pierre Alferi et Olivier Cadiot). Auraient pu aussi apparaître les travaux de traduction collective de Philippe Brunet, helléniste et traducteur de l’Iliade et de l’Odyssée, ou ceux oraux et para-oraux d’André Markowicz et de Françoise Morvan pour la poésie de Pouchkine, ou le théâtre de Tchekhov et de Shakespeare, pour qui la traduction et l’écriture poétique se mêlent dans le travail de la traduction qui ont chacun et chacune, de façon plus ou institutionnalisé, recherché d’autres formes pour exposer les textes traduits ou composés.

5Aussi, si sa seconde partie polarise son argumentation autour ce théoricien représentant du libéralisme littéraire qu’est Antoine Compagnon (Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun. Le Seuil, « La Couleur des idées », 2014), Florent Coste démontre historiquement et structurellement en quoi il y a chez A. Compagnon, et parmi les autres théoriciens se revendiquant de ces modalités critiques, une recherche de la stabilité du texte, qui tend à le figer dans le temps. Florent Coste l’oppose ainsi à Edward W. Said (The World, the Text, the Critic, Cambridge MA, Harvard, University Press, 1983), en mettant bien en avant la façon dont A. Compagnon a choisi d’individualiser la théorie littéraire par une cristallisation du regard sur le « sujet » et donc sur l’« individu ». Cela permet à A. Compagnon de ne pas prendre parti pour telle ou telle école critique, au risque d’apparaître « toutologue » diront certains ou certaines, mais au moins pour ses plus fervents lecteurs (que le temps dispose à toutes les oisivetés), à se présenter comme un « critique libre », autoritairement « libre » ajouterons-nous.

6Cette conception individualiste et subjective de la critique vise aussi à scolariser la théorie littéraire, quitte à figer certaines grandes idées, parfois paradoxales, pour se fondre en une forme d’« athéorie » littéraire (p. 27). En se revendiquant de la post-théorie et d’une forme de neutralité, A. Compagnon en vient à professer une opinion qui est en définitive du côté du libéralisme « métathéorique » et donc, d’une certaine façon, de la littérature marchande, c’est-à-dire « utilitaire ».

La valeur marchande de la littérature

7À travers une analyse grammaticale du transitif et de l’intransitif, Florent Coste constate en quoi la littérature contemporaine est redevenue une ouverture, à travers notamment une critique de l’essai d’Alexandre Gefen (Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, Paris, José Corti, 2017). L’ouvrage soutient que la littérature dévolue aux signes aurait disparu et qu’elle aurait laissé place (à juste titre selon lui) à une littérature en prise sur un référent réel et matériel. Celle-ci se serait reconnectée au monde, ce qui se traduirait par une transitivité du texte. Florent Coste expose à partir de cette étude l’écueil d’une littérature dont les objectifs premiers seraient la consolation et la réparation d’une certaine souffrance psychologique ou sociale (voir Emmanuel Carrère ; Maylis de Kerangal).

8La grande qualité de l’ouvrage apparaît ensuite, avec un rappel historique du structuralisme qui s’opère pour lui démontrer à la fois tous ses avantages et tous ses écueils. Considérant que le structuralisme est une continuité objective du marxisme, Florent Coste envisage une certaine autonomie de la critique littéraire : il pose la question de l’utilité en art, laquelle implique forcément une interrogation sur la valeur marchande de la critique et des maisons d’édition, ainsi que sur le rapport de la critique à un certain lectorat et sur les conditions de création et de réception (p. 51, sq.). En prenant appui sur l’ouvrage d’Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007), l’auteur met en exergue le rôle joué par les médias, mais aussi par le discours politique, dans la visibilité d’une certaine littérature (c’est-à-dire d’une certaine culture) plutôt bourgeoise, opposée à une culture plus « populaire ». Par-là, les médias définissent la mission de la littérature (et de sa théorie), et donc, d’une certaine façon, définissent la fonction même de la littérature en tant que telle.

9En reprenant l’avis de Georg Lukács, Florent Coste rappelle que la réception est souvent séparée d’intentions individuelles voulues ou non par son auteur. Selon le critique soviétique, Balzac, malgré ses penchants royalistes et réactionnaires, met bien mieux en avant les travers du capitalisme et ses réalités pratiques et pragmatiques qu’Émile Zola, dont les descriptions ne permettent pas un discours critique, touchant souvent davantage à la géographie des lieux et des espaces sociaux qu’à la représentation des dominations sous-tendues par les relations sociales.

Pragmatisme économique et pragmatisme artistique

10Hors de la réception du texte, l’utilité de la théorie littéraire amène aujourd’hui évidemment à questionner celle en particulier de la poésie. Si Florent Coste semble singulièrement acerbe envers le « lyrisme critique » (expression revendiquée notamment par Jean-Michel Maulpoix), c’est qu’à son sens ce courant poétique n’aurait qu’une vision « livresque » de la littérature, négligeant les fonctions orales et para-orales du texte. On regrettera à cet égard que des poètes et poétesses contemporains, se réclamant d’un certain lyrisme, ne soient pas évoqués. Alexis Bardini (Stéphane Minaux) et Sophie Loizeau auraient pu être cités comme des exemples significatifs d’une certaine forme de narration élégiaque ou mythologique, par le biais, notamment, de performances poétiques orales.

11Ces dernières sont mises en perspective par Florent Coste (p. 71) à travers la représentation performée ou la scénographie muséographique. Les enjeux institutionnels, et donc économiques, de ces modalités posent fondamentalement la question du poids du libéralisme dans les dispositifs artistiques. L’auteur parle alors d’« institution-art » pour décrire ce cadre néo-libéral avec lequel les compagnies de théâtre, les artistes qui veulent exposer ou performer doivent évoluer (tout en les paupérisant de plus en plus).

12Par la suite, à partir de « La littérature et ses fétiches » (p. 85-124), Florent Coste invite à sortir du livre publié en mettant en avant les enjeux marchands et économiques que représentent les maisons d’éditions et les ventes de la publication éditoriale. Or, un certain nombre de théories littéraires occultent l’importance qu’a l’économie de marché dans ces rapports éditoriaux. En mettant le doigt sur tel ou tel aspect, esthétique ou pseudo-esthétique, linguistique ou grammatical, le théoricien littéraire qui ne met l’accent que sur ces aspects efface les rapports de production qui font la marchandise éditoriale, et donc in fine le livre.

Ce que parler veut dire

13La dernière partie de l’ouvrage est enfin dédiée aux propriétés sociales du langage. En partant des vues sociolinguistiques de Wittgenstein, qui place le langage comme un tout dominé par des thématiques produites par des organes qui le tiennent et manipulent ainsi les masses, Florent Coste fait une proposition qui peut apparaître pour révolutionnaire, ou du moins radicale, en parlant de réappropriation du langage et de re-répartition de celui-ci, ce qui passe donc par la réappropriation des organes éditoriaux (et potentiellement médiatiques).

14Par rapport à cette propriété privée du langage et de la langue, Florent Coste recense les différentes voies proposées par la poésie (Ponge, avec Proêmes), le roman dystopique (Alain Damasio), et achève par l’écueil que Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, a mis en avant – celui de voir un lien presque évident entre la langue et la parole, soit, d’une certaine façon, entre la littérature écrite et la littérature orale. Rapportant ainsi l’expression qui a donné son titre à l’article préparatoire de l’ouvrage sociolinguistique de Bourdieu, de « fétichisme de la langue », l’auteur met en avant qu’une langue, même écrite, porte en elle une origine sociale, et donc une forme de normalité langagière à laquelle il faudrait, en tant qu’auteur ou autrice, adhérer et se conformer.

15Dans cette dernière partie de l’ouvrage, se poursuit la réflexion socio-linguistique, en rappelant bien comment le langage agit comme une force dominante sur les masses, et comment il est une arme pour la « médiarchie ». À partir de cet examen de conscience, Florent Coste met en avant l’exemple du travail plurilinguistique du chercheur et artiste mexicain Eugenio Tisseli avec The 27th/El 27, « qui a par exemple mis au point ojoVoz, une application collaborative en open source et plurilingue, qui offre une infrastructure digitale opératoire même dans des zones blanches peu connectées, permettant à des mémoires locales vulnérables de se former et de se transmettre, en archivant ou en cartographiant des images et des documents sonores ». L’ouvrage envisage ainsi des nouvelles formes d’émancipation et d’autonomie de la théorie littéraire qui pourraient non seulement s’adresser aux lectorats littéraires et plus spécifiques de la critique universitaire, mais aussi s’attacher aux questions décoloniales, et aux luttes qu’elles sous-tendent.

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16En définitive, ce livre, et les interrogations récentes qui entourent les liens entre littérature et politique ou littérature et militantisme, soulignent la façon dont l’histoire littéraire s’écrit et s’est écrite depuis le milieu du xxe siècle. En remontant aux structuralistes, à l’instar de Roland Barthes, Florent Coste offre un constat qui est sans appel : la théorie littéraire et la littérature que celle-ci commente sont dans le cadre capitaliste qui est le nôtre une marchandise comme une autre. Ce constat cependant n’est pas sans solutions, lesquelles apparaissent sporadiquement au courant de l’ouvrage, et qui figurent surtout en conclusion de celui-ci : cela passe notamment par le démantèlement des « fictions sociales ».

17Florent Coste, avec ce brillant essai, n’invite pas à une révolution dans la littérature (ou du moins pas à une révolution sans celles et ceux qui sont les tenants et les tenantes productivistes du livre), mais appelle à une certaine radicalité de l’ordinaire et de la réalité. Il refuse les visions idéalistes et libérales qui sont au fondement aujourd’hui des maisons d’édition et des études de lettres, qui oublient que la critique d’un texte doit tout autant se fonder sur l’observation des conditions matérielles qui l’ont permis et sur la sociologie qui entoure ces conditions que sur ses qualités symboliques et stylistiques. Loin de tomber dans la socio-littérature généralisante, Florent Coste montre en quoi la théorie littéraire, écrite dans la radicalité (c’est-à-dire à la racine) de ce qu’elle est, constitue une zone à défendre.