Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Zoé Perrier

Pour une archéologie de la critique littéraire

For an Archeology of Literary Criticism
Samuel Baudry, D’où vient la critique littéraire ?, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Lignes de partage », 2023, 214 p., EAN 9782729714116.

1Dans le paysage des auteurs traitant de la critique littéraire, l’originalité de Samuel Baudry réside dans sa volonté de produire une « archéologie des discours critiques » (p. 17). Plutôt que de proposer une métatextualité au carré, une description elle-même critique des grands courants de la critique littéraire, Baudry cherche à remonter aux origines de la critique. Cette perspective lui permet de rendre compte historiquement de la construction de la critique en tant que discipline spécifique, mais aussi de faire émerger en creux ses impensés, c’est-à-dire les représentations sur lesquelles elle est fondée.

2 Le projet de Samuel Baudry comprend des difficultés qu’il n’élude pas : parce qu’il ne se fonde pas sur une définition pré-établie de la critique, son étude intègre toutes les productions métatextuelles, des origines de la littérature aux productions critiques contemporaines. Ce cadre est posé dès l’introduction de l’ouvrage, où Baudry parle d’ailleurs moins de critique que de « discours périphériques », dont il donne trois exemples : une consigne de dissertation ; les résultats d’une recherche sur Google Scholar ; la notation de Hamlet sur GoodReads. Le projet du livre est ainsi fondé sur le rejet explicite des définitions contemporaines de la critique (écartées en tant que prénotions), ce qui implique alors de traiter de l’intégralité du domaine métalittéraire afin de voir ce qui, à terme, entre ou non dans la définition de la critique :

Le présent ouvrage tente d’expliquer d’où viennent ces activités, selon quelles règles elles s’organisent et quels objectifs elles poursuivent. On pourrait ainsi reformuler le titre avec cette triple interrogation : pour quelles raisons, sous quelles formes et à quelle fin écrit-on et fait-on écrire sur la littérature ? (p. 11)

3Cet élargissement du cadre de l’étude, de la critique aux discours seconds, prend la forme d’un parcours chronologique dont on peut ponctuellement regretter la rapidité, mais qui a le mérite de mettre en relation les formes les plus légitimes de la critique (théorie, critique universitaire) avec des formes plus surprenantes (billets de blogs, manuels scolaires…).

4 L’ouvrage est organisé selon un double principe chronologique et thématique : le parcours diachronique est structuré en différentes « configurations discursives », qui fonctionnent comme des grands ensembles cohérents de discours : « elles incluent à la fois les discours eux-mêmes, qui s’appliquent à des objets littéraires bien définis, pour produire des formes critiques spécifiques, et leur contexte, car elles résultent du travail d’acteurs identifiables dans un espace-temps circonscrit » (p. 16). Cette notion de configuration discursive a plusieurs avantages : en partant d’une configuration contextuelle large, elle évite les définitions préalables, et procède donc d’une démarche inductive qui laisse la place à la surprise, et notamment à l’émergence de configurations et d’objets qui auraient été exclus d’un parcours restreint aux objets critiques les plus classiques. De plus, chaque configuration recouvre plusieurs types de données distinguées par l’auteur : le contexte dans lequel le discours est produit, les dispositifs dans lesquels le discours se donne, et les objets sur lesquels il s’exerce. Autant de façons pour l’auteur d’élargir le champ de son étude, mais aussi de souligner cet élargissement pour bien montrer les différentes directions dans lesquelles peuvent rayonner les discours critiques.

5 Les configurations délimitées par Baudry peuvent ainsi se recouper, voire partiellement se recouvrir (c’est le cas par exemple de la « Théorie » et des « Professeurs », ou des « Cultures » et des « Lecteur·ices »), mais c’est finalement pour révéler une cohérence du domaine de la critique qui n’est pas chronologique, mais plutôt structurelle : ainsi le manuel de Baudry se donne moins comme un parcours de l’histoire de la critique que comme une cartographie historicisée de ses différents lieux. On peut peut-être regretter cependant une tension entre cette volonté d’élargissement à des origines pluralisées, et le maintien final de la catégorie unifiée et singularisée de « la critique littéraire actuelle ». La conclusion de l’ouvrage est ainsi consacrée à une tentative d’approche de la critique littéraire, et souligne bien l’hétérogénéité des acteurs, des gestes et des valeurs critiques ; l’auteur aurait peut-être pu pousser le geste déconstructiviste jusqu’à interroger cette catégorie finale pour la déployer elle-même en une multiplicité de configurations.

6L’ouvrage s’organise autour de cinq moments chronologiques, que nous nous proposons de présenter rapidement, avant de proposer notre propre regroupement thématique de configurations, pour souligner certains des rapprochements que cette recherche rend possibles.

Parcours chronologique

7Le premier temps de la critique, selon l’auteur, correspond à ses « Fondations antiques » : il s’agit de remonter aux premiers textes métalittéraires afin de retrouver les origines des discours sur la littérature. Samuel Baudry identifie quatre configurations textuelles relevant de ce moment. La première configuration est « la Critique », et correspond moins à une première forme de la critique littéraire qu’au geste éditorial de constitution d’un corpus (sélection des manuscrits, choix parmi les variantes pour établir un texte définitif…). Ainsi la première configuration est-elle une surprise : quoiqu’elle porte le nom de la critique littéraire, elle est davantage affiliée à un geste technique et à une intervention dans l’œuvre, plutôt qu’à un discours herméneutique. Les configurations suivantes (« La Grammaire », « Le Commentaire » et « La Rhétorique ») proposent un premier élargissement, puisqu’il ne s’agit plus du discours produit par les professionnels des textes (les kritikoi), mais de dispositifs scolaires. L’auteur souligne que l’école a ainsi une fonction critique à part entière : 

De cette manière, à partir des écoles de grammaire grecques, s’est imposé un lien durable entre l’éducation et la littérature — un lien à la fois méthodologique (les textes servent comme support de travail et d’apprentissage) et idéologique (on explicite les valeurs et les idées véhiculées par ces textes) (p. 36).

8Si la configuration de la « Grammaire » correspond bien au sens commun de maîtrise par l’étude grammaticale des textes canoniques, celle du « Commentaire » provoque la même surprise que la « Critique » : elle est ici replacée au croisement de deux traditions, la tradition allégorique et la tradition exégétique, qui font de la lecture un acte moral qui s’apprend et se perfectionne. Le commentaire est alors moins un acte critique qu’une action chrétienne, qui se donne d’abord dans des marginalia avant de se développer dans des leçons de plus en plus indépendantes de leur texte-support. C’est finalement la « Rhétorique », l’étude des règles de composition des textes, qui fournit ses outils d’analyse les plus connus à la critique moderne. Cette première partie permet donc de mieux comprendre le geste de Samuel Baudry : l’étude du simple commentaire antique ne pouvait suffire à éclairer le commentaire moderne ; pour mieux comprendre la critique, c’est à l’ensemble des pratiques métatextuelles qu’il faut faire appel.

9 Le deuxième temps du parcours chronologique est consacré au « Dialogue entre les Anciens et les Modernes ». L’auteur opère donc un important saut dans le temps, en considérant que le Moyen-Âge raffine les configurations discursives antiques sans en proposer de nouvelles. C’est donc à la période entre le xive et le xviie siècle qu’il s’intéresse : la diffusion de l’imprimerie, véritable bouleversement technologique, crée de nouveaux points de contact avec les textes, et donc de nouvelles configurations discursives. La « Poétique » (première configuration) nait ainsi non d’une pure redécouverte de la poétique aristotélicienne, mais d’un « syncrétisme critique » (p. 63) autour des questions morales entourant la poésie. C’est la mise en contact des différentes poétiques antiques qui rend possible la « Poétique » de la Renaissance. Mais Baudry fait également attention aux sociabilités nouvelles qui autorisent d’autres formes de discours additionnels sur la littérature ; la deuxième configuration est ainsi celle des « Académies et Salons », lieux de discussion et d’établissement des règles du goût. Ces discussions se répercutent dans la dernière configuration, les « Paratextes » : la figure de l’auteur étant en cours de légitimation, il doit se justifier de son œuvre, en suivant justement les règles édifiées dans les instances mondaines ou littéraires. Ainsi, les préfaces sont le lieu où les écrivains répondent aux débats de leur temps ; les normes morales et formelles édifiées par les poétiques ne sont pas insulaires, et la mise en réseau des différentes formations discursives permet à l’auteur de souligner l’intrication du domaine social et du domaine littéraire dans la production de discours métatextuels.

10 Samuel Baudry identifie ensuite, dans un troisième moment, le xviiie siècle comme « l’âge des critiques ». L’augmentation du lectorat provoque le développement de toute une littérature visant à orienter les nouveaux lecteurs dans le foisonnement de la production littéraire. Il s’agit de garantir une consommation raisonnée des livres, à la fois dans le choix des ouvrages et dans leur compréhension. Dans le même temps, le terme de « critique » se charge de son sens moderne, avec la diffusion du principe kantien de la raison critique. La configuration discursive de la « Philosophie » évolue, entre le xviiie et le xixe siècle, vers l’émergence de l’esthétique. Dans les deux cas, il s’agit pour les philosophes de produire un discours sur la littérature ; mais la critique kantienne se sert des œuvres pour faire avancer la raison, tandis que l’esthétique prend l’art comme moyen de connaissance du monde à part entière :

Ces discours qui, à l’origine, résultaient d’interrogations morales et psychologiques larges, qui posaient comme préalable que l’art était au service de la société, du progrès social et moral, finirent par renverser leur approche : ils partirent désormais des arts, en étudièrent le fonctionnement et en tirèrent des enseignements valables pour la société et l’humanité. (p. 120)

11À côté de ces pensées théoriques et philosophiques se développe tout un marché critique, qui vise à fournir les outils pour une lecture critique des œuvres. Ce sont les « Essais » périodiques, manuels fondés sur la valorisation d’une expérience de lecture subjective mais cultivant le bon goût. À leur côté se trouvent les « Revues », plus directement liées au marché du livre et au journalisme. Elles proposent des comptes-rendus de lecture par des journalistes qui, tout en proposant des sortes de « guides d’achat » (p. 107), jouent de leur plume pour faire apprécier leur propre style (elles seraient ancêtres de la critique médiatique contemporaine). Enfin, une dernière déclinaison de ces guides et une dernière configuration discursive identifiée par l’auteur serait « Les Vies et les œuvre », un nouveau format d’ouvrage qui associent biographie d’auteur et anthologie des meilleurs morceaux de leurs œuvres. Ces ouvrages combinent une dimension critique et une exigence historiographique à une conception romantique du génie littéraire (valorisée par la philosophie esthétique).

12 Samuel Baudry reprend à Pierre Bourdieu la notion de « Champ Littéraire » pour désigner le moment d’autonomisation de la littérature et de ses valeurs au xixe siècle. Se pose la question du positionnement des métadiscours par rapport à ce mouvement d’autonomisation : « La critique littéraire hésite depuis entre prendre position à l’intérieur du champ littéraire (le critique serait une sorte d’écrivain) et prendre position à l’extérieur de celui-ci (le critique serait une sorte de scientifique social, voire expérimental). » (p. 130) La première position correspond à la configuration du « Romantisme », qui assimile la création à une activité mystique requérant une adhésion totale des lecteurs ; dans ce cadre, la critique devient un prolongement de l’œuvre, et le critique lui-même un prolongement, par sympathie, de l’écrivain. La seconde position est explorée par la critique professorale, qui rattache l’activité critique aux disciplines universitaires des sciences sociales, historiques et sociologiques. Le xixe siècle voit ainsi se développer les ouvrages d’« histoire littéraire », qui proposent des chronologies aux perspectives positivistes. Mais la discipline littéraire, au sein de l’université, est elle-même tentée par une forme d’autonomie par rapport aux sciences sociales, sans jamais sembler pouvoir complètement s’en détacher :

Si l’on dotait le discours professoral des qualités de rigueur, d’objectivité, voire de scientificité que l’on trouve dans les autres disciplines universitaires, on risquait de voir s’évaporer ce qui faisait la spécificité du texte littéraire. Si, à l’inverse, on insistait sur cette spécificité littéraire, ce sont l’impressionnisme, l’amateurisme et le relativisme de ce discours qui risquaient d’être retenus contre lui (p.151).

13Les objets produits dans le cadre de la configuration discursive des « Professeurs » oscillent ainsi entre revendication d’une spécificité toute romantique, et dépendance méthodologique aux sciences sociales. Samuel Baudry identifie l’explication de texte comme exercice de compromis entre ces deux positions. Ces réflexions méthodologiques provoquent aussi, par ricochet, une professionnalisation de la critique littéraire, qui devient celle de nos catégories d’entendement contemporaines. C’est cette professionnalisation qui rend possible la dernière configuration, la « Théorie », qui cherche à comprendre les structures du champ littéraire et des œuvres à partir de différents modèles issus des sciences sociales (linguistique, marxisme ou psychanalyse).

14 Le dernier regroupement, intitulé « Démocratisation et désenchantement », rassemble les configurations discursives propres à l’époque contemporaine. Quoique le titre de la partie fasse directement référence aux discours de « l’après-littérature », l’auteur s’en démarque rapidement pour identifier les vertus herméneutiques du désenchantement face aux œuvres littéraires. Il permet en effet de poser un regard lucide sur les œuvres, par un « relativisme notionnel » (p. 175) qui ouvre à la pluralité des « Cultures » littéraires (première configuration contemporaine). Ce sont ici les cultural studies qui permettent de ré-évaluer le canon construit au travers des configurations discursives précédentes. L’ouverture du corpus est également rendue possible par les « Humanités numériques », conçues comme configurations discursives à part entière, et dont les outils (TXM, TEI) peuvent complètement transformer la compréhension du texte littéraire. Enfin, un troisième élargissement (conçu comme « démocratisation ») s’opère du côté de la réception : « Les lecteur·ices » prennent pour Baudry une place importante dans les configurations de la critique suite à une crise de légitimité de la critique institutionnelle : face à des critiques professionnalisés et coupés des consommateurs ordinaires, les blogs et réseaux sociaux deviennent les lieux d’une prescription horizontale, fondée sur une communauté de sentiments face à la littérature.

15 Dans sa conclusion, Samuel Baudry propose de ressaisir ce qui fait l’unité de la critique littéraire aujourd’hui, mais il aboutit en réalité à un nouvel éclatement, en montrant combien les actes critiques dépendent de positions de production du discours, mais aussi des types de savoirs qu’ils mobilisent, des méthodologies choisies, et des valeurs suivies. Dans la deuxième partie de cette recension, nous proposons d’explorer cette dernière proposition, en rassemblant plusieurs configurations discursives identifiées par Baudry selon les savoirs, méthodes et valeurs mobilisés, ainsi que selon la position des acteurs qui les produisent. Ce que nous permet en effet l’ouvrage de Baudry, derrière ce panorama des discours métalittéraires qui peut parfois sembler rapide, c’et bien de pouvoir identifier, derrière la grande variété des discours critiques, une forme d’invariance voire de cyclicité dans les valeurs ou les méthodes mobilisées.

Critique et prescription

16 Un premier élément que l’auteur nous permet de problématiser, c’est la dimension normative de la critique, qui traverse de nombreuses formations discursives. On retrouve en effet, dans les configurations antiques comme modernes, l’idée selon laquelle la position du critique est idéale pour produire des normes d’écriture ou de lecture, pour établir le bon texte ou le bon goût : il maîtrise l’écriture et ses enjeux mais occupe une posture périphérique dans l’espace littéraire, ce qui lui donnerait un bénéfice de distance par rapport aux auteurs (ainsi les premiers kritikoi officiaient-ils dans des bibliothèques pour déterminer la bonne version d’un texte). La valeur normative des discours métalittéraires se retrouve ensuite dans le domaine de l’enseignement : les textes sont sélectionnés pour être des modèles à suivre, à la fois sur le plan moral (le « Commentaire ») et sur le plan formel (la « Rhétorique », la « Grammaire »).

17Au xviie siècle, le corpus littéraire s’ouvre aux productions modernes, ce qui, paradoxalement, renforce le rôle prescripteur de la critique littéraire : le discours métalittéraire a désormais pour objectif de déduire des normes des textes antiques, et d’évaluer les productions à partir de ces normes. Baudry, en prenant en compte dans son étude les « Académies et Salons », montre cependant que la normativité critique ne doit pas être comprise comme un système rigide mais plutôt comme le lieu d’un débat permanent, comportant une importante dimension polémique dans ses dispositifs (qui peuvent aller jusqu’au pamphlet). Avec l’augmentation du lectorat, combinée d’une part à l’influence marquante des Lumières et de la critique philosophique, et d’autre part au subjectivisme romantique, la prescription critique évolue : elle s’attache désormais moins aux auteurs qu’aux lecteurs, qu’il s’agit d’orienter.

18Le geste panoramique de Baudry prend tout son sens lorsque l’on confronte cet héritage normatif et prescripteur et son devenir contemporain. En effet, l’auteur souligne un déplacement de la valeur prescriptive à l’aune de la crise de légitimité du champ littéraire : parce que les normes sont remises en question, la prescription elle-même perd son sens. Ce sont les lecteur qui désormais peuvent se ressaisir des œuvres dans des gestes critiques qui réfutent toute dimension prescriptive pour valoriser le partage d’une expérience subjective et irréductible face au texte littéraire.

Critique et enseignement

19 Étroitement lié à la question de la prescription, l’enseignement est un autre domaine transversal dans lequel s’exerce le discours critique. On peut observer à partir de l’ouvrage de Samuel Baudry une évolution des discours métalittéraires scolaires. Ouvertement prescriptifs dans les configurations antiques sus-citées, les discours scolaires composent cependant déjà avec une forme de liberté sous la forme du « Commentaire ». Interprétatif, celui-ci cherche dans les textes des « connaissances plus ou moins cachées » (p. 44) à l’aide de lectures allégoriques ou exégétiques. C’est cette dimension herméneutique qui va s’affirmer à mesure que la rhétorique recule devant le romantisme, puis devant les sciences sociales. On n’apprend plus tant à (re)produire qu’à comprendre, analyser et interpréter les textes déjà existants. Cela passe notamment par la transposition de la méthode historique à un corpus littéraire : le discours critique prend une dimension à la fois positiviste et déterministe, comme on le retrouve dans les « Vies et Œuvres », qui fournissent leur modèle aux études littéraires dans le domaine secondaire et universitaire, puisqu’elles sont souvent écrites et utilisées par les « Professeurs ». Ainsi Baudry relève-t-il l’importance de l’explication de texte, exercice à la confluence de plusieurs orientations du discours métalittéraire : elle reprend les outils d’analyse de la rhétorique en les associant à des tentatives d’interprétation allégorique, tout en se nourrissant de connaissances externes sur la vie de l’auteur. À mesure que l’université se stabilise institutionnellement, la critique universitaire développe son propre mode de production critique, qui tend progressivement à recouvrir les autres. Ainsi, les configurations discursives universitaires prennent la place des configurations scolaires pour dominer l’espace critique : elles effacent la critique journalistique ou mondaine, et imposent leurs débats méthodologiques (notamment dans le cadre de la « Théorie » et des « Cultures », mais aussi des « Humanités Numériques »).

20Cette évolution est intéressante par rapport à l’évolution de la place de la littérature dans l’enseignement des savoirs : la critique devient un discours réservé à l’enseignement supérieur et à la recherche. À l’inverse d’une critique tournée vers son lectorat, elle se refermerait presque sur elle-même, en proposant des textes destinés uniquement aux autres critiques. Une nouvelle fois cependant, la crise de légitimité de l’université et de ses dispositifs déstabilise cette autonomisation. La critique universitaire (particulièrement son versant herméneutique) semble s’effacer depuis le début du xxie siècle, et il serait intéressant de voir comment pourraient se recréer des liens entre le domaine scolaire, le domaine de la recherche et celui des pratiques populaires de lecture, afin d’inventer de nouvelles formes critiques.

Critique et histoire des idées

21 Les critiques scolaires et universitaires montrent combien l’histoire de la critique doit être tributaire de l’histoire des idées. En effet, la critique littéraire ne peut être pensée de manière insulaire : de même qu’elle est liée à l’enseignement, elle répercute en elle les débats philosophiques et sociaux de son temps. Le panorama proposé par Samuel Baudry fait saillir quelques moments révélateurs, mais on pourrait en identifier encore davantage si l’on souhaitait entrer dans le détail historique de l’une ou l’autre des configurations identifiées. Les liens entre critique littéraire et histoire des idées peuvent être d’ordre axiologique ou méthodologique. L’auteur signale ainsi, sans s’y attarder, combien la critique littéraire est liée à la philosophie platonicienne de l’art, qui pose la première la question éthique de la place de la poésie dans la société. Parce que la position de Platon contre les poètes était si tranchée, la critique a dû s’attacher à défendre son objet, la littérature et la poésie, et ce en reprenant à son compte d’autres dispositifs philosophiques (et notamment la Poétique d’Aristote) : la littérature est réhabilitée, dans la critique du xviie siècle, au nom de la mimesis. Le discours métalittéraire ne semble ainsi pouvoir être justifié qu’à deux conditions : il faut que la littérature, qui est son objet, existe et soit digne d’étude ; il faut que la légitimité de la littérature soit confirmée par une discipline extérieure (la philosophie, la pensée chrétienne, l’histoire, la morale, l’esthétique…).

22Ainsi, pour comprendre tous les tenants et aboutissants de la critique littéraire, il faudrait remonter également la façon dont elle justifie son existence, son substrat philosophique. On pourrait ainsi revenir sur le lent glissement de la philosophie morale à la philosophie esthétique, qui transforme complètement le statut ontologique et éthique du texte critiqué. Cette domination de la philosophie évolue également avec les transformations de l’Université au xxe siècle. En effet, la discipline reine n’est plus la philosophie, mais les sciences sociales, et ce changement de paradigme affecte également la façon dont les configurations critiques vont justifier leur propre existence. L’apogée de cette transformation se situe dans la configuration de la « Théorie », qui se justifie d’abord de certaines sciences sociales (psychanalyse, linguistique, sociologie marxiste) avant de proposer un geste plus radical d’indépendance du discours critique. Il serait enfin intéressant d’étudier la façon dont la dépendance à un discours philosophique ou scientifique transforme non seulement le geste à l’origine du texte critique, mais également sa forme. En effet, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle les évolutions formelles de la critique sont également liées à l’histoire des idées : ainsi le commentaire critique valorisera-t-il plutôt les marques de la subjectivité (philosophie romantique) ou de l’objectivité (philosophie morale, sciences sociales).

Critique et lectorat

23 D’où vient la critique littéraire ? me semble poser une dernière question, celle de la place, au sein des configurations critiques identifiées, des discours produits par des lecteurs non professionnels et des rapports qui se tissent entre ces pratiques amateur. En effet, si l’auteur identifie la configuration terminale des « Lecteur·ices », propre aux pratiques contemporaines de la lecture critique, on peut s’interroger de manière davantage diachronique sur les pratiques critiques des lecteurs ordinaires. Si nous avons souligné jusque maintenant la vocation de prescription ou d’orientation de la critique, les configurations où elle cherche à ménager un espace de liberté au lectorat sont à analyser : ce seront les « Commentaires » (liberté interprétative) ou les « Salons » (liberté polémique). Dans ces moments de mise en débat, la critique se donne comme texte, mais aussi comme une activité sociale qui accompagne la lecture. On pourrait alors s’interroger non seulement sur la production de ces configurations critiques, mais également sur leur réception : il est étonnant que, dans l’ouvrage de Baudry, les lecteurs et lectrices ordinaires ne semblent capables de produire de la critique que dans la période contemporaine. S’il s’agit avant tout d’une simplification liée au caractère synthétique de l’ouvrage, il resterait toutefois intéressant de se poser réellement la question de la réception des textes par les lecteurs et les lectrices, et de retrouver, dans la même pratique archéologique que celle de l’auteur, des traces de cette réception qui pourraient constituer de nouvelles configurations ou de nouveaux dispositifs critiques. Cette question de la réception s’applique également au devenir de certaines configurations qui semblent être tombées en désuétude : que serait, par exemple, une forme contemporaine des Salons et des Académies ? Comment s’est transformée la critique journalistique depuis les Revues du xviiie siècle ? Le mouvement d’horizontalisation contestataire des discours qu’il identifie en toute fin d’ouvrage serait à cet égard particulièrement intéressant à creuser. La question se pose de savoir si la valorisation (récente ?) de l’expérience individuelle de lecture entraîne en retour une disqualification définitive de la critique institutionnelle ; comme si, toutes les fonctions de la critiques étant rejetées, il fallait partir d’une nouvelle tabula rasa pour voir s’établir de nouvelles configurations. Si cette hypothèse paraît excessive, elle reste une porte d’entrée dans l’étude des interactions entre configurations critiques professionnalisées et configurations critiques populaires, afin de voir si l’on peut identifier des phénomènes de transfert de pratique, de résistance ou de complicité entre les deux domaines.

*

24 D’où vient, alors, la critique littéraire ? L’ouvrage de Samuel Baudry ne répond peut-être pas définitivement à la question qu’il pose : plutôt que de retrouver une origine unique, il en fait au contraire éclater la possibilité même pour proposer un système complexe, diachronique et synchronique, de discours métalittéraires qui s’entrecroisent pour produire notre conception moderne de la critique. L’auteur parvient ainsi à concilier l’exigence de synthèse et de concision propre à la forme du manuel panoramique adopté par la collection « Lignes de partage », tout en élargissant largement notre perspective de compréhension de la critique littéraire. Si l’on pensait pouvoir mieux définir la critique à la lecture de cet ouvrage, on risquera d’être déçu ; mais la méthode adoptée par Samuel Baudry permet en revanche de sortir des notions pré-conçues pour percevoir des configurations discursives et des lieux critiques sortis de nos mémoires.

25 On aurait peut-être aimé voir approfondir quelques approches laissées de côté par Baudry, qui nous semblent centrales dans de nombreuses configurations : par exemple, la question du rapport entre critique et création. En effet, le discours métalittéraire produit par les créateurs eux-mêmes est assez peu traité (uniquement dans les paratextes éditoriaux). Pourtant, la critique artiste, pour reprendre l’expression d’Albert Thibaudet, se donne dans de nombreux lieux, y compris dans les œuvres elles-mêmes : il aurait été alors intéressant de voir si les œuvres peuvent être des configurations discursives à part entière. On aurait également aimé voir approfondir le lien des différentes configurations critiques avec les institutions littéraires : si la place de l’institution scolaire a été relevée, l’auteur aurait également pu s’attarder sur le rôle de l’éditeur des libraires, des dispositifs médiatiques contemporains (émissions littéraires, festivals…). Si l’ouvrage confronte la critique à son ancrage dans le monde social, il en laisse peut-être de côté la dimension économique et matérielle.

26 Cette recension peut se refermer sur une belle mise en abîme : l’une des qualités de D’où vient la critique littéraire ? est qu’il laisse la part belle aux lectrices et lecteurs contemporains comme critiques « passionnés mais non spécialistes » (p. 192), qui tiennent notamment des blogs littéraires. Or le livre a lui-même fait l’objet de billets de blog (élogieux ici ou plus mitigé ). Il est considéré par une troisième blogueuse comme ardu, mais surtout trop rapide sur les modèles nouveaux de la critique :

En effet, Monsieur Baudry, après s’être étendu sur les fondations antiques sur près de 32 pages au début de l’ouvrage, n’en consacre que 8 à la fin pour analyser ce nouveau mode de communication sur Internet. Il me semble dailleurs y déceler une certaine amertume, si pas un désenchantement. De fait, ma propre chronique lui paraîtra bien puérile et attestera de mon amateurisme1.

27Ce billet montre combien le geste critique universitaire, s’il peut sembler subversif pour les chercheurs et chercheuses en incluant les nouveaux dispositifs critiques, présente des difficultés quand il s’agit de mettre ces pratiques « démocratisées » sur le même plan que celles de la critique professionnalisée. Il pourrait alors être intéressant, dans un dernier geste d’élargissement, d’approfondir l’analyse des dispositifs critiques sur internet et de les relier avec les configurations critiques plus anciennes, afin d’étudier des phénomènes de communication entre deux mondes trop souvent donnés comme hétérogènes.