Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Sana M’selmi

« Le temps des femmes est fait d’attente ». Temporalités féminines, récits menstruels

« Women’s time is made of waiting ». Feminine Temporalities, Menstrual Narratives
Marie de Gandt, L’Autre Temps des femmes, Paris : Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2023, 583 p., EAN 9782406154426.

En tant que lectrice, je cherche à me saisir d’une lecture du phénomène afin de me re-saisir en tant que femme qui a le sentiment de ne plus s’appartenir chaque mois, pendant quelques jours. Il est quand même étrange que cette substance qui s’écoule de notre propre corps soit ce qui nous détache de notre propre corps, ce qui provoque notre dissociation interne, notre étrangeté à nous-même. Nous nous séparons de notre corps qui devient le territoire des normes biologiques, temporelles, sociales, culturelles, d’une espèce de ressac cosmique qui nous dépasse et – il faut voir – nous écrase. Les règles, cette unheimlich du quotidien.

1En 1975, Marie Cardinal déroulait le récit de la difficulté d’être une femme sanguinolente et exsangue, de dire le sang intime. Dans Les Mots pour le dire, le rapport au sang, au quotidien est décrit à travers le prisme du secret et du honteux :

Furtivement, d’un geste du bras que l’habitude avait rendu très rapide et adroit, j’allais constamment surveiller mon état. Je savais faire cela dans n’importe quelle position, sans que personne s’en aperçoive. Selon les circonstances ma main glissait par-devant sur mes poils durs et frisés jusqu’à ce qu’elle rencontre le lieu chaud, doux et humide de mon sexe, puis elle se retirait aussitôt1.

2Ce geste subreptice qui vise à vérifier la présence ou non de l’écoulement dénote un lien au sang qui est de l’ordre de la hantise et de l’angoisse. Ce sang, qui invisibilise un pan entier de la vie féminine, considéré, à un moment de son histoire comme abject2, est ce qu’on doit escamoter et avec lui toute la déferlante anxiogène qui l’accompagne. Car d’après Marie de Gandt, le sang menstruel a attendu « le début du xxie siècle » pour commencer « à devenir public » (p. 11), et donc sortir de son étouffant souterrain. Une sortie, nous le verrons, qui ne change pas tellement le paradigme menstruel, mais se contente de le déplacer, alternative dont l’auteure propose une lecture qui impulse aux règles des élans queerisant.

3Marie de Gandt contribue à ce que Camille Froidevaux-Metterie, dans un article paru dans la revue des Sciences humaines, nomme la « bataille de l’intime3 », en publiant chez Classiques Garnier L’Autre Temps des femmes, ouvrage de quelques 583 pages qui s’empare du sujet des menstruations, remis au cœur des revendications après un net désintérêt voire une tabouisation superstitieuse.

4Cette étude interroge le corps féminin en sa qualité de « témoin d’un nouvel âge du féminisme4 », considérant les règles, en particulier, comme lieu d’intersection des études littéraires et philosophiques, comme enjeu politique et de débats intellectuels qui connectent le privé au public. L’auteure y questionne l’universalité et les limites du tabou des règles et invite à revenir sur l’histoire des menstruations, en partant des textes antiques, afin de déconstruire les représentations contemporaines, cherchant à délier l’exclusivité règles/femmes. En effet, avec cette relecture de l’historique des réflexions et axiologies autour du fait menstruel, elle « propose de tracer une autre voie du féminisme, qui cherche à comprendre la construction des corps, et leur mesure genrée, pour nous en libérer » (p. 9). L’objet « menstrues » est, dès lors, considéré comme l’ultime marqueur de la différence des sexes que l’auteure s’attèle à démanteler pour que le sang ne soit plus la synecdoque d’un corps genré.

5Les huit chapitres de L’Autre Temps des femmes abordent d’un côté, l’évolution historique de la perception et des études sur les menstrues et les corps menstruants, et de l’autre, le regard porté sur le phénomène menstruel par les productions littéraires et artistiques. La logique interne qui commande à cette étude est bien les rapports de causalité épistémologique, les sources, les influences, les analogies et les émancipations. Cela se traduit par un plan non chronologique : on débute la lecture par les ellipses des mouvements féministes des années 1970, on remonte aux sources de ces lectures à savoir les primats antiques – médecine hippocratique et métaphysique aristotélicienne. Tout le plan se déploie en allers et retours entre les textes fondateurs et ceux qui s’en découlent et s’en inspirent, s’intéressant à l’âge classique, le Moyen-Âge, le moment charnière du xixe siècle, la corrélation entre menstrues et psyché, le tournant menstruel du début du xxie siècle, proposant à chaque fois une lecture personnelle, esquissant à chaque fois une « solution » alternative à telle aporie, tel paradoxe, tel blanc dans l’histoire des théories.

La faute à la traduction ? La « femelle est une métaphysique désactivée »

6Le tabou des règles ne provient pas de l’Antiquité, bien au contraire : même s’il y a eu un silence opaque du côté de la production littéraire et artistique de l’époque, on ne peut que noter le foisonnement des traités médicaux sur les règles et l’intérêt masculin pour le corps féminin, considéré plus « corporel » que celui des hommes qui sont dotés de la psyché, du savoir et de la profondeur intellectuelle.

7Une des thèses de cet ouvrage est que le regard misogyne qu’on n’a cessé de porter sur les menstruations – par conséquent sur les corps des femmes – qu’on croit hériter de l’Antiquité grecque procède d’un malentendu, d’une interprétation biaisée de ses postulats. La mélecture de ces textes a généré une conception des règles et donc du féminin sur le versant négatif. Ainsi, pour l’auteure, l’hystérie n’est pas antique. Elle remonte tout juste au xixe siècle et aux traductions faites par Littré des textes grecs qui, eux, parlaient de suffocation utérine et d’organes vagabonds5. Au xixe siècle, on a récupéré cette théorie en la corrélant avec celle des vapeurs, sachant que cette dernière n’existe pas en l’état dans les traités hippocratiques. La médecine humorale a éclipsé le « paradigme fluidique » et a constitué le socle de la binarité corporelle. Dans cette médecine, les règles sont étroitement chevillées au déséquilibre (disgrâce ?) du corps féminin même si de leur existence dépend cet équilibre et cette régulation du corps. D’où, les humeurs irrégulières qui concernent en premier lieu les femmes et les êtres féminisés. De là provient « la distinction de genre » pensée par les historiennes de la médecine sur la base des règles considérées comme « surplus sanguin6 » (p. 107).

8Il est à noter que la réflexion de l’auteure repose à bien des égards et à des moments décisifs de son développement sur la traduction : celle qui conviendrait le mieux et celle qu’on n’a pas faite7. Cependant, nous devons garder à l’esprit que la traduction est une pratique plus ou moins subjective, et nous nous demandons jusqu’à quel point il est judicieux de construire une pensée sur le conditionnel lié à la traduction. D’un autre côté, si l’auteure accompagne les citations en grec d’une traduction – souvent personnelle –, une multitude de mots sont insérés dans le texte sans équivalent français ce qui gêne la lecture de celui ou celle qui n’a pas suivi un cursus de lettres classiques.

9Marie de Gandt, néanmoins, s’attèle à un travail de débroussaillage des mécanismes discursifs logiques et rhétoriques, notamment en relisant Aristote, afin d’inciter le lecteur à faire la différence entre les diverses comparaisons, les valeurs des analogies ainsi que les perspectives du philosophe. Elle explique ainsi que les allégations de Luce Irigaray à propos du féminin comme impensé de la métaphysique aristotélicienne reposent sur une « impossibilité née de l’écriture » (p. 130). C’est pourquoi elle propose de réhabiliter la notion de matière première « dont relèvent les règles » (p. 131) et dont Irigaray fait abstraction, pour saisir cet impensé. Il en va de même pour la métaphysique de la génération : si « Aristote présente un schéma de la binarité des sexes fondé sur la complétude que requiert la reproduction », « cette simplicité se complique par le fait que, dans l’écriture, certains éléments attribués à un sexe semblent se retrouver chez l’autre, ce qui vient contredire un partage stable. L’écriture défait la binarité, sans que la théorie s’empare de ces cas limites, qui restent flottants dans l’espace poétique. » (p. 140) Pour Marie de Gandt, les analogies utilisées par Aristote obscurcissent « la théorie au lieu de l’éclairer » (p. 122). Ce flottement est, semble-t-il, responsable du malentendu reconduit par Luce Irigaray, entre autres. Quand cette dernière s’intéresse à la matière première, « dont le corps des femmes serait le réceptacle » (p. 149), au détriment de « l’expression menstruelle en tant que phénomène », elle occulte un donné essentiel de la métaphysique aristotélicienne : la matière première n’est pas exclusivement féminine. De ce fait, la matière des règles n’est pas un marqueur de différence : c’est ce qui préexiste à la binarité et à la transformation. Cette substance reste inerte chez la femme en tant qu’agent nutritif (sève/suc) et évolue chez l’homme – le sperme est un agent de « transformation de la forme », il donne à ce qui est informe une forme. Là où le sperme s’élabore, les règles ne se métamorphosent pas, d’où la secondarité de la femme. Secondarité qu’on peut imputer à « l’écoulement des règles » et qui « reflète la surabondance d’une matière sans forme » (p. 133). Son écoulement au dehors est considéré comme une perte qui enferme la femme dans une assignation négative car elle mime une autre perte qui en est l’envers.

10Aristote dépouille le corps féminin de l’« en-puissance », « en ôtant à la matière sa propriété métaphysique lorsqu’elle désigne la matière féminine », alors que dans le reste de la métaphysique, « matière et « en-puissance » sont inséparables » (p. 157). « Il se produit alors sur le plan théorique l’inverse de l’élaboration continue qui se produit sur le plan physiologique : une régression » (p. 158). Le philosophe insiste ainsi sur la passivité de ce corps et l’absence d’agentivité, or tout concourt à montrer le contraire : le corps féminin est le corps capable de créer le vivant. On en déduit que la gestation et la création de la vie ne sont pas considérées comme une entéléchie liée à la matière du corps féminin. Par-là, Aristote cherche à désamorcer la menace qui proviendrait des possibilités dont les corps des femmes sont porteurs, les règles étant une réactualisation constante de cette menace8.

11Si Aristote écarte la substance des règles de sa théorie, dans le corpus hippocratique ainsi que dans la littérature médicale de l’Antiquité tardive (Soranos et Galien), la perception des règles est une perception normalisante qui voit dans ce phénomène « le principe structurant » du « bon fonctionnement » du corps féminin, sans plus (p. 71). D’où les critiques adressées aux lectures actuelles qui font remonter la « pathologisation du corps féminin » à la médecine antique et qui font des règles un double symbole : « d’une part de l’instabilité féminine, marquée par la perte et la dissolution mensuelles, d’autre part du maléfice féminin, reflété dans la capacité des femmes à être blessées chaque mois sans jamais mourir, comme un animal diabolique ou une bête increvable » (p. 72).

12Le sang des règles est un résidu qui, en l’absence de grossesse, donc sans télos, n’a aucun rôle à jouer et doit s’écouler en dehors du corps féminin. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que les règles en tant que résidu ont une représentation négative, loin de là. Les règles comme le sperme sont des résidus aristotéliciens, « un matériau issu de la transformation du sang » (p. 132). En revanche, les lectures modernes affectent une autre nuance au terme « résidu », celle de « perte », de « gâchis », accentuée, nous semble-t-il, par la récurrence et la fréquence des règles.

13Même résiduelles, les règles ne contiennent aucune impureté. Pourtant, certaines historiennes de la médecine, comme Helen King, n’hésitent pas à lier règles et catharsis, dans le sens de purification. Cela, l’auteure l’explique par le fait de négliger la polysémie de la notion de catharsis qui signifie « purgation fluidique » (p. 84) avant de désigner plus tard la purification morale. Cette corrélation démontre une tendance « moderne » de coller, après-coup, une étiquette misogyne aux textes antiques. Dans le cadre de la purgation physiologique, les règles permettent de se débarrasser de ce qui est en excès, donc de ce qui déborde et le surplus ne s’apparente pas à l’impur. Par conséquent, la lecture moderne de cette catharsis antique est anachronique, elle y projette le sens moral.

14L’auteure reproche aux traducteurs et traductrices des textes grecs d’avoir effacé dans leurs traductions une donnée essentielle : « la liquidité, qu’elle soit fluidité ou humidité est un élément central du corps grec » (p. 108). Le malentendu procède, là encore, d’un problème de traduction. De ce constat, l’auteure parvient à une réhabilitation du corps féminin et de l’humidité/fluidité comme principe de vie et d’équilibre. Cela permet en outre d’inverser la vision courante portée par l’ouvrage de Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe9, pour assurer que « les femmes avaient, par leur humidité, la force corporelle la plus aboutie » (p. 109), et que le « corps féminin antique pourrait ainsi nourrir un réinvestissement imaginaire et militant » (p. 110).

15Si en remontant aux sources grecques, l’auteure finit par déduire que les règles sont « un fait naturel, indice et condition de la santé » (p. 172), c’est dans le Moyen-Âge qu’il faudrait chercher ce qui donne aux règles leur « nouvelle puissance ».

« On est toujours “l’autre” (menstruant) de quelqu’un »

16La dunamis désigne le pouvoir inhérent, par vertu ou par nature, que toute personne ou toute chose exerce. Chez Aristote, la dunamis est forcément masculine (puissance, miracle, capacité). Cependant, avec Pline, la matière menstruelle est désormais non seulement dotée d’un pouvoir qu’Aristote réservait à la matière masculine mais ce pouvoir est réversible et antinaturel voire surnaturel : endommager les récoltes, ternir les miroirs, donner la rage aux chiens, etc. Les textes pliniens et la théorie aristotélicienne de la matière seront récupérés dès le viie siècle, et le corps biologiquement minoré pendant l’Antiquité devient maléfique et impur. Ceci va de pair avec une opération de genrisation de traits qui étaient connus aux deux genres. Par exemple, le composant fluidique ne concerne plus les hommes et les femmes, mais seulement les femmes et les hommes dits « féminins ». Et la purgation cyclique et dégenrée de l’Antiquité a été réduite au seul écoulement du sang, ce qui s’avère le moyen de stigmatiser et diaboliser les collectivités que l’on veut exclure du champ du corps dit « normal ».

17L’ouvrage essaie d’historiciser le durcissement médiéval quant aux récits de l’impureté féminine et de la modification du paradigme menstruel : « délié de son origine plinienne, le maléfice menstruel est devenu un maléfice sorcier » (p. 197). Et la récupération des assertions de Pline permet de constituer des pièces à conviction présentées devant les tribunaux de l’Inquisition contre les sorcières.

18Plus largement, la « construction savante de l’histoire du rejet des menstruantes rejoue cette diabolisation de l’autre » (p. 223). Cette question menstruelle a, de fait, été instrumentalisée dans une perspective ostracisante : refus de l’Autre impur, abject voire sacrilège, à savoir les femmes, les êtres féminisés et les populations qu’on cherche à bannir d’une société donnée. D’où l’apparition du motif du juif menstruant et ce, sans la moindre caution empirique, faisant croiser misogynie et antisémitisme. À partir de là, nous pouvons effectuer une double lecture du flux : c’est un stigmate qui relègue les catégories d’individus à qui ça arrive – ou pas – au ban de la société ; c’est une « parjure », une insulte qu’on utilise pour maudire les catégories d’individus qu’on considère comme moindres et qu’on a le désir d’exclure « de la communauté croyante qui constitue le corps de l’Église » (p. 232). De là découle la correspondance entre « la catharsis menstruelles (purgation impure) attribuée aux juifs » et la « catharsis politique (purgation purificatrice) de la Cité » (p. 232).

19Il est indéniable qu’existe un tressage de plusieurs influences irriguant l’imaginaire menstruel du maléfice féminin : « à la rencontre entre théorie scientifique antique et croyances du folklore populaire, il faut ajouter une troisième source de l’idée du maléfice menstruel, le texte biblique » (p. 204).

20La malédiction menstruelle est une construction mythologique stigmatisante qui, à l’image du maléfice menstruel, est née au Moyen-Âge. Les menstrues seraient le châtiment infligé à Ève pour sa transgression : « le sang des règles est la pénitence d’un sang causé par Ève », « elle a versé le sang d’Adam (causant sa mort) » (p. 236). Cependant, relève l’auteure, « l’Ancien Testament ne comporte aucun meurtre primitif exécuté par les femmes qui leur vaudrait cette peine selon la loi du talion » (p. 236). Il n’empêche que ce récit a permis de reconduire l’interdit juif des menstrues. Là où la culture juive – « les lois de pureté du Lévitique » – exprime une phobie des menstrues et stipule la forclusion de la menstruante, Jésus touche et a été touché par une impure. Il transgresse donc l’interdit juif tout en assurant à cette femme « hémorroïsse » que c’est sa foi qui la sauve et non le contact avec le corps du Christ, « ce qui s’éloigne de la croyance juive en la matière qui guérit ou corrompt par contamination » (p. 226).

21Les différentes lectures chrétiennes des menstrues ont majoritairement un fonds allégorique et symbolique qui se détache de l’interdit juif. Par exemple, « la femme fluante représenterait l’humanité blessée car pécheresse », « le flux sanguin serait une blessure morale continue, depuis la faute originelle de l’humanité », la « menstruante devient une image de l’Église, soit, pour certains, parce qu’elle est torturée à travers les martyrs sanglants qui culminent dans la crucifixion de Jésus, soit, pour d’autres, parce qu’elle est pécheresse initiale comme toute l’humanité » (p. 227-228). Dans ce genre de lecture, comment considérer la menstruante non-chrétienne ? Ce qui nous aiguille vers une autre remarque : l’auteure ne fait aucune allusion à la vision des règles, des menstruantes et de l’interdit menstruel en Islam, à l’exception d’une note rapide10, alors que les influences arabo-musulmanes sur les sciences et la philosophie occidentales sont avérées.

Les féminismes : de la réticence à une mystique menstruelle

« L’impossible féminisme menstruel »

22Le premier chapitre de L’Autre Temps des femmes aborde la réticence des féministes du xxe siècle à réfléchir sur l’objet « règles ». Nous y lisons que Le Deuxième Sexe a contribué, malgré sa place centrale dans les écrits féministes, à verrouiller les réflexions sur les menstruations en les entourant d’une aura négative. Simone de Beauvoir considère les règles comme un fléau qui permet à l’espèce de se perpétuer en exploitant le corps des femmes11.

23Curieusement, les règles sont restées en dehors des tentatives féministes de la réappropriation et de la libération du corps. Les féministes matérialistes considèrent la condition féminine comme condition politique et non corporelle. Pour elles, les menstrues sont donc un phénomène trop naturel pour être pertinent et réellement efficace pour leur lutte. Si elles parlent des règles, les féministes différentialistes le font dans le sillage de la gestation et de la maternité – qu’Antoinette Fouque nomme le génie féminin – et non comme un objet de définition ou de conceptualisation autonome. L’auteure relève à ce propos le paradoxe qui caractérise l’œuvre de Chawaf, lui-même paradigmatique de la contradiction inhérente aux féministes différentialistes : on survalorise le motif fluidique tout en occultant le phénomène menstruel.

Le tournant menstruel du xxie siècle

24La figure de la sorcière honnie au Moyen-Âge, a été élue par le féminisme des années 2000 comme figure d’identification et moteur d’un renouvellement ancré dans une inspiration politique (#metoo) et écologique (écoféminisme). Les revendications écoféministes se concentrent sur la mise en avant d’un « naturel dont les femmes seraient les détentrices et qu’elles devraient opposer à une société industrielle et libérale considérée comme le fruit d’une civilisation masculine mortifère » (p. 170). Cependant, leur entreprise n’est pas parvenue à se détacher d’un certain essentialisme qui provient d’un manque d’historisation du rôle joué par le masculin dans la situation actuelle désastreuse du monde et du fait que « l’idéal d’une féminité […] porteuse de changement est encore trop souvent associé à la corporéité » (p. 170) Le recours de certaines féministes à l’inversion du stéréotype qui consiste à discriminer la femme à cause des règles ne questionne pas forcément les fondements de cette représentation en creux et les mécanismes discriminatoires. Il en va de même de l’« activisme menstruel » qui illustre l’évolution des préoccupations féministes de la maternité aux menstrues, sans que le discours d’empowerment corporel ne se base sur une déconstruction des assises du contre-discours et sans que cet élan qui prêche la fierté menstruelle12 ne soit exempt des « accents essentialistes13 » (p. 171).

25Cependant, le renversement du stigmate qui va jusqu’à la mise en place d’une mystique menstruelle ne se fonde pas sur une réelle exploration du phénomène. On se contente d’exprimer une fierté d’avoir un cycle qui ancrerait la femme menstruante dans un cycle cosmique plus large. Donna Wilshire, par exemple, et Lou Andreas-Salomé avant elle, considèrent que les femmes portent en elles des fragments d’originaire par ce qu’elles sont proches du temps cosmique, alors que les hommes sont dans le temps social. Si Salomé pense le temps masculin sur la valence négative, « temps mortifère du hic et nunc » (p. 299), nous nous demandons si c’est aussi positif pour une femme d’être évincée du temps social, le temps de l’histoire et du politique.

Queeriser les menstrues

26Le terrain axiologique des féministes différentialistes demeure le langage. C’est ce que fait Chawaf par le biais du verbe fluidique qui cherche à mettre en lumière l’indéfinition propre au féminin, héritée de la tradition antique et que des auteures comme Hélène Cixous et Luce Irigaray reconduisent avec la distinction : féminin fluidique et indéfini/ masculin solide et rationnel ; ce que relève Butler plus tard, en mettant l’accent sur la force libératrice comprise dans le langage. Mais dans ce cas, faut-il rester à la surface du langage ? « [T]out est-il langage ? » (p. 40) se demande Marie de Gandt pour qui, les tentatives de déconstruction de la binarité de genre n’aboutissent pas car fondées sur des métaphores (et non des concepts) elles-mêmes genrées.

27Si elle réfute ses propos autour de l’efficience du langage chez les féministes différentialistes, l’auteure reprend à son compte l’invitation de Butler à défictionnaliser les « conceptions métaphysiques et physiologiques » qui font perdurer le partage des corps. Cela est possible à travers une relecture des textes antiques qui promet de ne pas rester à la surface14. Le postulat de l’auteure est de concevoir des passerelles entre ces textes et les Gender Studies. En ce sens, au-delà d’une « simple » médecine des femmes, elle propose de considérer la médecine hippocratique comme une « médecine des flux généralisés ». Ceci permet de renouveler les interrogations à propos des règles comme élément genré, à l’aune des « expériences corporelles trans et non binaires » (p. 516). Relire ces textes, se pencher sur l’association qu’ils font entre « fluidité, lieu, matière et temps » (p. 15) en permettrait une « nouvelle réappropriation féministe et queer », afin de revendiquer « les métamorphoses temporelles d’un corps prenant différentes configurations dans le temps, selon des états aussi sociaux que physiologiques » tel que « l’état récurrent des règles » (p. 159).

28Les Gender Studies considèrent les marqueurs de la binarité caducs et non recevables, n’existant que dans le langage qui les produit. Cependant, dans le cas particulier des règles, en tant que phénomène naturel et fatal, le langage performatif est insuffisant. Le caractère imposé des règles empêche la performance butlérienne d’opérer afin de déconstruire « ce qui passe pour premier » (p. 40). Si les règles demeurent malgré tout dans le hors-champ des études de genre, Marie de Gandt l’impute à leur temporalité. Il y aurait comme une incompatibilité entre leur récurrence-répétition et la performance-imitation butlérienne, sachant que le principe même de cette dernière est la répétition parodique.

Le temps traverse la chair des femmes

29À la différence des autres études sur le sujet, cet essai ne se préoccupe pas seulement de la perception des règles en tant que sang qui quitte un corps rendu par cette excription15 impur et minoré, ni du sang en ce qu’il inscrit le corps de la femme dans le dehors social : le sang constitue, certes, un élément liminal – une limite entre soi-femme et l’Autre –, à la fois marqueur d’identité et d’altérité douteuse ; c’est aussi une limite qui permet de diviser la vie des femmes en « trois sections selon leur capacité menstruelle » (p. 12). Au cœur de cet ouvrage, se niche une lecture inédite des menstrues, en prenant à bras le corps une des multiples facettes de ce phénomène : la temporalité. D’un côté, Marie de Gandt part du principe que si le cercle représente la forme de la perfection et si le temps prend la forme d’un cercle (Aristote), par leur cyclicité, les corps des femmes seraient porteurs du « principe du temps ». De l’autre, la « mesure temporelle des femmes » constitue « le véritable impensé des règles, qui reste à explorer », puisque les différentes lectures du phénomène menstruel ont privilégié le flux au temps (p. 258).

30Jusque-là, nous dit l’auteure, les tentatives d’interroger le paradigme temporel des règles sont restées à la surface du phénomène. C’est le cas de Butler qui introduit l’inscription temporelle des corps, mais se contente de penser cette inscription en termes de vieillissement et donc de « métamorphoses irréversibles ». Elle passe sous silence la grossesse et les règles, phénomènes de « métamorphoses réversibles », temporaires, visibles ou itératifs, intimes. Serait-ce lié au fait que ces phénomènes sont corporels, marqueurs d’identité genrée et surtout de naturalité ?

31L’auteure propose un féminisme du temps qui, au « lieu de revendiquer le lieu féminin comme tel », tendrait à déconstruire « sa fausse évidence », « en cherchant quelle physique des corps, quelle pensée de la matière et de la vie corporelle quotidienne la sous-tendent » (p. 156).

32En ce sens l’écriture fluidique de Preciado, différente de celle des féministes des années 1970, marque une avancée épistémique dans le sens où il parvient à renouveler « le paradigme de la matière » en y injectant une « certaine conception de la temporalité » (p. 46). Preciado recorporéise le langage par une réactualisation des métaphores, et la promotion d’une « nouvelle réalité » : le gel. La spécificité de cette substance, c’est qu’elle queerise à la fois, « la fluidité féministe » et le temps. Preciado insère une dimension temporelle dans le paradigme du gel puisque l’état gélatineux est un état intermédiaire entre deux états. Le temps se matérialise et prend forme dans le gel, lui-même porteur de « la possibilité de l’action dans sa substance » (p. 48). Dans la « conception queer du temps », « les contraires sont tenus ensemble, et avérés sur le fond d’une indétermination première » (p. 49). De même, le propre du temps féminin, compris dans le phénomène menstruel, est le tressage de « la différence » et de la « répétition ». C’est ce que la parole féministe devrait investiguer en l’arrimant au temps collectif et politique.

33L’auteure interroge un autre aspect de la temporalité féminine, celui de la « régularité mensuelle des femmes adultes », dans le but de démontrer que leur chronicité relève d’une construction. Les discours autour du motif menstruel sont, en effet, « nés de l’observation des corps, elle-même guidée par des normes du regard et du décompte qui sont culturelles et sociales16 » (p. 280-281).

34Ainsi, les menstrues concrétisent la stratification temporelle au sein du corps féminin. Elles permettent également l’inscription de ce corps dans le temps de manière doublement particulière : la récurrence et la durée qui est elle-même double – durée du cycle (en jours) et de l’intervalle entre ménarche et ménopause (en années). Si la ménarche est un événement intempestif, elle introduit néanmoins le rythme dans le corps qui, désormais, devient périodique. La ménopause, par contre, illustre une corporéité inscrite dans le temps de manière complexe. Car la fin des règles n’arrive pas de manière abrupte ou définitive. La périodicité devient chaotique et le rapport au temps indéfini, ce que l’auteure désigne par l’épaisseur du temps menstruel.

Écrire les menstrues

35Étant l’époque qui s’est penché sur la scrutation de l’intime, le xixe siècle a marqué un tournant dans l’histoire des études menstruelles pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, grâce à Raciborski qui contribue à diffuser un « nouveau modèle menstruel » auprès des spécialistes aussi bien que du grand public. Désormais, la « physiologie de la menstruation » n’est plus « attribuée […] à la pléthore » mais « rattachée définitivement à l’ovulation » (p. 330). Le xixe siècle a été également celui de la prise en compte de la Femme, d’où l’intérêt prononcé pour les règles, qui participe plus largement d’un engouement propre à ce siècle, pour « les formes de l’histoire et de la temporalité » (p. 329). C’est le cas des œuvres de Michelet, Mary Putnam Jacobi et Freud qui « traduisent différentes manières de penser le rythme des corps et des genres, mais toutes partagent une même ambition : explorer l’altérité féminine que la temporalité menstruelle symbolise à leurs yeux » (p. 334).

36En effet, « l’imaginaire menstruel sous-tend les façons de vivre les corps et de penser les formes de l’histoire, de la littérature et du sujet » (p. 516). Chez Michelet, écrire la femme et sa temporalité se calque sur l’écriture-investigation historique : une vision particulière de la pratique de l’histoire qui se fonde sur la corporéité. En s’attelant à la scrutation des phénomènes corporels liés au cycle de sa femme, Michelet saisit « la totalité en fragments et en résonances, où l’on passe, sans ordre ni transition, par les niveaux de notations les plus disparates ». Il « associe les grands élans lyriques à une écriture de l’obscène. » Chez lui, la femme est une « incarnation de l’écriture de l’histoire elle-même, non pas une métaphore de la pratique de l’historien, mais sa mise en pratique la plus littérale » (p. 376).

37Dans les différents textes qui se sont intéressé aux menstrues et à l’existence du corps scandé, « se déploie une écriture qui s’inscrit dans une tradition littéraire, celle de l’écriture épistolaire, mais aussi celle de l’écriture du Moi » (p. 383), comme si l’objet « règles » ne peut être écrit ou circonscrit qu’à la première personne, quand bien même le corpus en question est scientifique (Michelet, Freud, Flieꞵ).

38L’auteure relève l’absence de la régularité menstruelle dans la littérature. Citant l’exemple du Carnet d’or de Doris Lessing, elle souligne que les « héroïnes de la littérature sont généralement très pudiques avec leur lectorat, ou très mal réglées » (p. 445). Nous l’attribuons, pour notre part, au fait que le phénomène menstruel est vécu par les femmes comme une évidence, un non-événement, il ne constitue un objet d’écriture que quand il présente des irrégularités d’ordre temporel ou fluidique (débit, matière, etc.) – le cas de Marie Cardinal.

39Contrairement à nos attentes de lectrice, le chapitre dédié aux menstrues littéraires, l’avant-dernier, constitue le chapitre le plus court de l’ouvrage. L’auteure y effectue une lecture du motif menstruel chez Virginia Woolf, Joyce, Doris Lessing et Christa Wolf, principalement.

40En dépit de sa dilection pour ce qu’elle nomme les drames quotidiens du corps, à savoir la maladie, Woolf garde le silence sur les menstrues, celles-ci faisant partie de l’aspect scatologique du corps qu’elle semble honnir – sa répulsion à la lecture de l’Ulysse en est la preuve. L’écriture de Joyce « ouvre des pistes libératrices […] parce que loin d’enfermer le féminin dans une essence, elle en fait une interrogation sur le singulier dans un roman qui esquisse l’espace des voix mineures », où « se déploiera la réinscription du corps féminin dans la pensée de la libération proposée par « l’écriture féminine » cinquante ans plus tard (p. 463). Chez la Molly de Joyce, « première figure littéraire évoquant elle-même ses règles », la logorrhée verbale est une tentative de maîtriser le flux menstruel, une volonté de « conscientiser » et de « revendiquer » les règles « en mode majeur » (p. 462). Pour elle, continuer à avoir ses règles, c’est continuer à être dans « le champ de la séduction17 » (p. 470).

41Doris Lessing a recours à des subterfuges langagiers pour parler des menstrues et dévoiler à travers elles « la trame du temps qui reste ordinairement invisible ». « Le paradoxe des règles advenues à temps mais inattendues » devient la mise en abyme des motifs du temps quotidien (p. 454). Chez Lessing, grâce à l’écriture des menstrues, l’articulation entre « organe politique » et « corps organique » n’est pas seulement métaphorique : « La forme même du Parti, tel que le décrit Anna, évoque le cycle des règles : il ressemble à une roue », « sa fluidité est contrariée (« à cette époque, le parti surnage dans les eaux stagnantes de l’intellect18 ») et il fonctionne selon une récurrence mortifère, agrégeant sans cesse du neuf à du mort dépassé » (p. 454). Le déterminisme politique et idéologique trouve dans la fatalité menstruelle une parfaite expression. Anna écrasée par les rouages du Parti dit sa frustration à travers sa plainte des règles qui reprend celle de millions d’autres femmes menstruantes : « Je me rends compte que mes règles m’ont rattrapée ; il y a un moment chaque mois où cela arrive, et alors je suis en colère parce que je me sens vaincue et incontrôlable » (p. 353) ; nous lisons « incontrôlable » et nous pensons : « j’ai perdu le contrôle ».

Du déterminisme menstruel au corps dé-genré

42Cet ouvrage est la preuve que les règles se sont transformées au fil du temps d’une excrétion abjecte à un outil de théorisation. Il démontre que le sang menstruel permet l’intellection du féminin et, au-delà, de la condition corporelle dégenrée ; que « l’histoire des corps n’est pas linéaire » et que « la conception du temps n’est pas binaire » (p. 178). Pour ce faire, l’auteure s’appuie sur Raciborski qui banalise la chronicité féminine en mettant en avant « le temps périodique [comme] principe universel du corps ». Elle évoque ces hommes qui se sont réapproprié le potentiel menstruel tel Wilhelm Flieꞵ19 qui a fait de la scrutation de son propre cycle le creuset d’une nouvelle étude du corps.

43En interrogeant le côté normatif des règles – pour elle, la régularité mensuelle et la norme des vingt-huit jours ne sont pas universelles –, l’auteure discute le pouvoir d’assignation alloué aux menstrues, proclamées marqueur universel de la féminité. Elle oppose à cette assertion le contre-exemple des personnes trans qui montre que les règles sont une spécificité corporelle certes, mais non exclusive à un genre particulier. La norme menstruelle est donc relative ; elle procède d’une construction culturelle. Les menstrues sont un élément corporel, mais leur représentation et leur expérience intime ne peuvent pas se faire en dehors d’une grille culturelle, sociale, historique qui les encadre.

44Les corps sont peu ou prou traversés de périodisations, c’est ce que démontre la chronobiologie. Indifféremment du genre, ils sont tous inscrits dans le temps, et étudier les menstruations permet de déplacer la temporalité comme condition féminine à la temporalité comme condition corporelle. Le temps des femmes ouvre les interrogations sur le temps de « sujets traversés, pluriels, ouverts, en perpétuelle re-composition » (p. 480).