Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Julie Chabroux‑Richin

La fabrique d’une poétesse

The making of a poetess
Élise Rajchenbach, Louise Labé. La rime féminine, Paris, Calype, coll. « Destins », 2023, 112 p. EAN 9782494178137.

1Depuis la controverse aux résonances internationales que l’« Affaire Louise Labé » a suscitée au début du siècle, et depuis la mise au programme des Œuvres aux concours des agrégations des Lettres (d’abord en 2005 puis plus récemment, en 2024), jamais on n’aura autant entendu parler de la « Belle Cordière ». L’intérêt critique pour cette voix féminine de la Renaissance ne cesse d’être ravivé. Aussi semble-t-il naturel de lui réserver une place parmi les « figures incontournables qui résonnent avec notre temps », avec ce petit volume de la collection « Destins » qui entend proposer une nouvelle biographie de la poétesse. L’ambition de cette collection, qui s’intéresse aussi bien à Cicéron qu’à Coco Chanel, est de rendre accessibles des personnages qui ont, à leur manière, marqué l’Histoire. Les ouvrages sont élaborés par des universitaires, spécialistes des domaines concernés, afin de dresser des portraits nourris des derniers apports de la recherche. Élise Rajchenbach, maîtresse de conférences à l’Université Jean-Monnet Saint-Étienne, et par ailleurs éditrice des Rymes de Pernette du Guillet, s’empare du « mystère Louise Labé », tout aguerrie qu’elle est à la question de l’écriture féminine au xvie siècle. Précisons tout de même que, contrairement à ce que son sous-titre pourrait suggérer, l’objectif du livre n’est pas d’examiner une poétique : dans une biographie synthétique, qui s’appuie sur toutes sortes de documents d’archives, Élise Rajchenbach veut peindre un contexte et y retracer le destin singulier d’une femme de la Renaissance devenue poète.

Un mystère, des archives et des blancs

2En suivant la ligne éditoriale de la collection, l’ouvrage se présente comme une enquête biographique, ou plus précisément comme une synthèse des diverses recherches biographiques menées jusqu’à présent. Le problème, c’est que la vie de Louise Labé est finalement trop peu connue pour ne pas avoir laissé place aux conjectures, aux hypothèses voire à l’imagination. La spécialiste avertit : la « distance temporelle » impose de prendre « des précautions infinies afin d’évaluer posément ce qui a déjà été conté et écrit » (p. 9). Louise Labé, une gageure pour la biographe ? Étonnamment, Élise Rajchenbach ne revient pas sur la polémique suscitée par la thèse de Mireille Huchon selon laquelle Louise Labé serait une imposture poétique à laquelle on a tort d’attribuer la maternité des Œuvres de Louise Labé Lyonnaise1. L’apposition qui entame la quatrième de couverture (« Qui est Louise Labé, écrivaine au livre unique, surnommée « La Cordière de Lyon » ?) évacue d’emblée cette hypothèse2 en postulant une existence conjointement féminine et autrice. La seiziémiste choisit ses polémiques, et celles-ci seront historiques : elle préfère s’intéresser à celles que suscita Louise Labé en son temps.

3Les deux premiers chapitres permettent à la chercheuse de replacer d’abord la poétesse dans deux identités qui la façonnent : son ancrage lyonnais (chapitre 1) et son surnom de « Belle Cordière » (chapitre 2). Dans un effort de contextualisation, le premier chapitre revient rapidement sur l’« aube de la Renaissance » (p. 12) pour le royaume de France, avant de s’intéresser plus particulièrement à l’effervescence commerciale et idéologique qui anime la ville de Lyon dans la première moitié du xvie siècle. Du royaume à la cité, le propos progresse en s’intéressant à la famille Charly dans laquelle naît Louise Labé. Des travaux universitaires sont convoqués et l’enquête s’appuie sur une synthèse des différentes sources et documents d’archives. Le lecteur est plongé au cœur de l’ébullition de l’ancienne capitale des Gaules, au son des foires et des presses des imprimeurs. Élise Rajchenbach n’entend pas combler les vides à tout prix, il lui arrive même de les mettre en lumière et de formuler des hypothèses, notamment lorsqu’il s’agit de comprendre comment Louise Labé, née dans une famille de riches cordeliers, a pu avoir accès à une culture livresque alors que son père ne fréquentait pas le milieu lettré (p. 23-25). Or, si l’on rencontre assurément une jeune Louise qui pratique et lit l’italien (p. 25) ou s’adonne à la musique (p. 26), les archives n’ont pas toujours été suffisamment nombreuses pour empêcher les élucubrations. Élise Rajchenbach relate notamment cette anecdote :

Jusqu’à l’exhumation récente par Michèle Clément et Michel Jourde de documents d’archives relativement nombreux, la pauvreté des sources connues a pu, par le passé, dessiner un espace de fantasmes qui, se fondant sur des images poétiques et des vers de Labé ou de ses louangeurs, ont confondu vérité et fiction. Antoine du Verdier, à la fin du xvisiècle, a par exemple voulu imaginer la jeune femme, travestie en homme et prenant le nom de Capitaine Loys, s’illustrant au siège de Perpignan en 1542. Mené par le Dauphin Henri contre le grand rival de son père, l’empereur Charles Quint, qui tenait la place forte de Perpignan, le siège connut un lamentable échec. L’épisode est fort romanesque. Cependant, il est bien improbable qu’une fille de cordier s’y soit engagée, travestie en homme, pour participer aux entreprises de l’armée française. Tout cela ne peut être tenu que pour pure fantaisie. (p. 27)

4Somme toute, l’ouvrage sait qu’il s’aventure sur une ligne de crête, entre l’enquête historique ou historiographique et les intuitions d’une chercheuse dont l’objectif est de faire revivre une figure.

5Pénétrant plus avant dans le quotidien de Louise Labé, le chapitre 2 interroge le surnom de « Belle Cordière » en rappelant l’ambiguïté qu’il soulève. En effet, Louise Labé est doublement cordière car fille et épouse de cordiers, mais c’est sans compter les connotations d’une telle dénomination. C’est d’abord la cordière-épouse qui l’intéresse. Sans entrer dans l’intimité du foyer, Élise Rajchenbach compile les précieux témoignages que constituent les archives (les conditions notariées d’un mariage, le quartier où le couple s’est établi) tout en cherchant à donner vie aux personnages de Louise et de son époux Ennemond Perrin. Elle attire ainsi notre attention sur des détails, qui n’en sont probablement pas pour Louise, comme le probable illettrisme de son mari, loin de contrecarrer « l’attrait que pouvaient représenter les étals de livres pour l’esprit curieux et avide de lecture de la jeune femme » (p. 32). L’enquête onomastique rejoint rapidement les traces repérées par les historiens d’une courtisane surnommée la « Belle Cordière », dont la réputation dépasse même les frontières de la ville de Lyon. Voilà qui expliquerait que la réputation de Louise Labé ait été salie. Là, le point de vue de l’historienne, curieuse de la chronologie et des enjeux d’une telle réputation, se conjugue à celui de la linguiste, qui s’interroge sur ce que « courtisane » veut dire ou examine les occurrences littéraires et les inflexions sémantiques d’un surnom de « Belle Cordière », qui charrie avec lui non seulement une dimension archétypale mais aussi des connotations hérétiques.

Puissance d’une femme : geste éditorial, matrimoine et transmission

6Un troisième chapitre revient sur les conditions matérielles et idéologiques de publication d’un recueil féminin. L’éditeur (Jean de Tournes) qui promeut des voix de femmes, le titre du livre qui (avant que Ronsard n’en fasse un symbole d’immortalité) avait déjà été utilisé par Hélisenne de Crenne, la mention « Louise Labé Lyonnaise », qui met en avant une civilité féminine et ancrée dans sa ville : tout concourt à inscrire la publication du volume dans une sororité que l’épître initiale dédiée à Clémence de Bourges ne vient pas contredire. Sans céder aux affirmations péremptoires mais en bâtissant des ponts (avec des autrices contemporaines ou médiévales), le propos convainc de l’influence d’une sociabilité lettrée féminine (voire féministe) qui aurait participé à l’avènement en tant que poétesse de Louise Labé. Par ailleurs, soucieuse de rendre tangibles les circonstances de production du livre, Élise Rajchenbach rappelle scrupuleusement les nombreuses étapes que l’auteur doit franchir avant d’obtenir le privilège d’imprimer ses œuvres. L’ancrage documentaire soutient la démarche de l’historienne. En effet, le lecteur qui espère plonger dans les Œuvres sera déçu, cela n’est pas la vocation de l’ouvrage. Une vision d’ensemble du recueil est toutefois proposée avant que chaque section ne soit évoquée, de manière synthétique. Élise Rajchenbach pose surtout une attention particulière sur la personne de Louise Labé, l’incarnation comme la figure, et à cet égard elle interroge également le fameux portrait de la poétesse gravé par Pierre Woeiriot (p. 62-64) qui accompagnait une édition originale, et qui est reproduit en première et quatrième de couverture de cette biographie.

7Toujours dans l’objectif de répondre à la question de la transmission, ce sont les questions d’héritage qui intéressent le chapitre 4. L’on découvre alors une lyonnaise qui, bien avant de devenir veuve, est remarquablement intégrée dans les milieux financiers italiens – elle ira, d’ailleurs, jusqu’à faire de Thomas Fortin (banquier italien) son exécuteur testamentaire. Ces fréquentations garantissent son autonomie et font d’elle une investisseuse de renom. Quelques pages dédiées à la montée en puissance des conflits religieux, indispensables pour cerner une époque, en s’intéressant notamment au contexte lyonnais, reconnaissent n’éclairer pas vraiment sur la place occupée par Louise Labé en cette période.

8Non sans revenir sur des éléments déjà énoncés auparavant, le chapitre 5 examine ce qui nous reste de Louise Labé : une œuvre et des réputations parfois contradictoires. Querelles et légendes se forgent, tantôt portées par des idées misogynes, tantôt par des « élucubrations romanesques » (p. 87). Élise Rajchenbach esquisse ainsi une histoire des réceptions qui révèle la part des projections que reçoit la figure de Louise Labé. Elle explique comment une poétique-fiction s’est installée au fil des siècles – récit d’ailleurs souvent largement influencé par le fait que Louise Labé était une femme – avant de consacrer quelques pages à l’histoire de la production d’un savoir sur l’autrice et son œuvre.

9Enfin, pour clore l’ouvrage avant une bibliographie succincte, un court épilogue revient plus particulièrement sur les enjeux soulevés par le sous-titre « La rime féminine. » Il fait retour sur le portrait d’une femme indépendante qui a su se frayer une place dans un milieu essentiellement masculin. Si Élise Rajchenbach récuse l’expression « écriture féminine », elle insiste sur l’influence que les « constructions sociales » (p. 102) exercent sur l’acte de création et sur les conditions matérielles de l’avènement du livre.

10En rédigeant la biographie d’une figure aussi insaisissable que Louise Labé, Élise Rajchenbach s’engage dans un projet complexe, consciente des écueils qu’elle a à éviter. Les pages de ce petit livre de la collection « Destins » assemblent les pièces d’un puzzle pour tenter de le reconstituer, malgré ses irréductibles résistances. Le portrait n’est, certes, pas aussi lisse que celui qui figure en couverture, mais, comme le rappelle à juste titre l’épilogue, il en est ainsi du travail de l’éditeur comme de celui du biographe : « éclairer revient dans le même temps à créer des ombres » (p. 104).