Fanny de Beauharnais : idéaux et stratégies d’une « Marmotte philosophe »
1Au cours de ces dernières années, les publications visant à mettre en valeur la participation des femmes à la vie culturelle de leur époque et permettant de redécouvrir leurs ouvrages, presque tous tombés dans l’oubli, se sont multipliées. Parmi les études qui ont pour but de dissiper l’ombre dans laquelle ces femmes ont été plus ou moins consciemment reléguées, l’une des plus emblématiques est sans doute Femmes et littérature. Une histoire culturelle1. Il s’agit de deux volumes parus sous la direction de Martine Reid, qui offrent une vue d’ensemble sur le sujet, en abordant à la fois les productions et le contexte de l’écriture féminine. Cette contribution à l’histoire littéraire des femmes a été ici l’objet d’une réflexion de la part de Marie Baudry2. L’anthologie Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature3 est également méritoire en ce qu’elle permet de connaître un certain nombre de ces femmes, par le biais de quelques pages de présentation et, notamment, de quelques extraits significatifs de leurs œuvres. Édité par Daphné Ticrizenis, cet ouvrage compte trois volumes, dont jusqu’ici ont paru les deux premiers, consacrés, respectivement, à la période du Moyen Âge au xviie siècle et aux xviiie et xixe siècles.
2À côté de ces tentatives de restituer aux femmes la place qu’elles méritent dans l’histoire littéraire, d’autres s’attachent à leur place dans l’histoire de la philosophie et dans celle des sciences, dont les canons sont encore plus résolument masculins, par exemple Corpo Mente. Il dualismo e le filosofe di età moderna4 ou Femmes de science. Quatre siècles de conquêtes, entre langue et littérature5.
3En ce qui concerne les œuvres collectives consacrées au xviiie siècle, signalons l’incontournable Dictionnaire des femmes des Lumières dirigé par Huguette Krief et Valérie André6 : les deux volumes qui le constituent mettent efficacement en évidence la contribution remarquable des femmes à l’élaboration et à la diffusion des Lumières, trop souvent négligée à l’avantage exclusif du sexe masculin. Parmi les autrices qui ont récemment attiré l’attention des chercheurs il y a sans doute Marie-Anne-Françoise de Chaban (1737-1813), plus connue sous le nom de Fanny de Beauharnais : l’édition critique d’une bonne partie de son œuvre réalisée par Magali Fourgnaud et la traduction italienne d’une sélection de ces écrits7 en témoignent.
4Fanny, devenue comtesse de Beauharnais suite à son mariage avec Claude de Beauharnais en 1753, était célèbre en son temps pour son activité littéraire, mais surtout pour son salon, qui était fréquenté par l’élite intellectuelle de l’époque : Dorat, Cubières, Restif de la Bretonne et Mercier en étaient des habitués. Lieu de discussions à la fois littéraires et politiques, le salon de Fanny en réfléchissait les intérêts, qui portaient notamment sur l’inégalité prétendue des sexes et sur les préjugés qui en découlent. Par exemple, elle a souvent dénoncé le mariage comme source de malheur, notamment pour les femmes, et a montré par le biais de ses personnages à quel point l’instauration d’un rapport serein et fructueux entre hommes et femmes peut être difficile. Elle-même a d’ailleurs fait l’expérience d’un mariage peu satisfaisant, au point de se séparer de son mari après la naissance de leur troisième enfant. Comme l’explique Magali Fourgnaud dans l’introduction au volume, ces réflexions sont développées à travers une variété de genres littéraires, marqués par un même recours à l’ironie. Les textes qu’elle a choisis de réunir dans cette publication répondent justement à « la volonté de montrer comment Beauharnais a exploré des registres et des formes narratives variés, au service d’un questionnement sur la condition féminine » (p. 25).
Un combat contre les préjugés sexistes à travers plusieurs genres littéraires
5La réflexion sur la condition féminine est au centre de la production littéraire de Fanny de Beauharnais, à partir de l’ouvrage qui donne le titre au recueil : La Marmotte philosophe, reproduite ici dans la version publiée en 1811. L’ouvrage était à l’origine un pamphlet de moins de trente pages, paru en 1774 sous le titre À tous les penseurs, salut !, qui s’est progressivement étoffé au fil des années. L’autrice y manifeste la volonté de prendre ses distances vis-à-vis des systèmes philosophiques et y revendique la spécificité d’un style féminin, dont la légèreté apparente correspond en réalité à la bonne manière de philosopher. La frivolité devient ainsi sous sa plume une stratégie adroite, dont les femmes peuvent se servir en suivant l’exemple de la Marmotte. Ce personnage féminin singulier, qui philosophe en dansant, bien qu’absent du titre du pamphlet de 1774, y fait son apparition vers la fin et donne à la discussion sur les rôles des sexes une contribution non négligeable. Dans la version définitive du texte, les quatorze Lettres de Constance au marquis de Roselis, qui suivent les quatre Nuits de la Marmotte au bal, et que la Marmotte adresse à son volage époux, nous permettent de mieux en apprécier l’originalité. En outre, comme le souligne Magali Fourgnaud dans sa Notice au texte :
le petit roman épistolaire se présente dès lors comme une mise en pratique de la philosophie stoïcienne, du moins une application de la conception de la vertu et du bonheur que la Marmotte s’est forgée en lisant et en critiquant les ouvrages de Sénèque, par l’intermédiaire qu’en a fait Diderot dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron (p. 34).
6La tendance de Fanny de Beauharnais à retravailler ses textes est aussi manifeste dans Volsidor et Zulménie, conte pour rire, moral si l’on veut, et philosophique en cas de besoin (1776), qui a été l’objet de quatre réécritures : Orian et Zuléma ou Les Amours magiques, poème érotique en huit chants (mars 1777) ; Alzémir Le Grand ou Les Amours magiques, poème érotique (1787) ; Cabriolet ou l’égoïste corrigé, conte en l’air (également paru en 1787 dans le volume Les Amants d’autrefois) ; Les Amours magiques (paru en 1811 et très synthétique par rapport à l’original). Le choix de Magali Fourgnaud de privilégier la première version de l’ouvrage a le mérite de nous rendre accessible le texte le plus intéressant dans la perspective de la « querelle des femmes » – discussion entamée par Christine de Pizan dans la France du xve siècle et encore vivace au siècle des Lumières, portant sur le rôle des femmes dans la société, sur leur éducation et sur leur infériorité supposée ou supériorité par rapport aux hommes. En effet, bien que cette version puisse paraître moins efficace du point de vue strictement narratif, en raison des nombreuses intrigues secondaires qui se mêlent à l’intrigue principale, elle explore d’une manière plus approfondie la question des rapports entre hommes et femmes, notamment à travers deux utopies opposées : la « retraite champêtre » (p. 177) des nymphes, fondée par la fée Sincère, et la ville de Sublimano, où les Quadrupèdes sont confinés par leur père, le génie Archangélino.
7L’échec de ces deux tentatives d’isoler un sexe de l’autre, inspirées par les expériences conjugales traumatisantes des fondateurs, montre que pour Fanny de Beauharnais il faudrait plutôt encourager une interdépendance fructueuse, en l’absence de laquelle la société ne pourra jamais progresser. En effet, si les répercussions de la séparation des sexes paraissent plus négatives alors que ce sont les hommes qui vivent seuls (les Quadrupèdes sont justement des hommes infantilisés et abêtis, qui apprendront à marcher sur deux pieds dès que quelques femmes viendront s’installer chez eux), les femmes non plus ne peuvent s’épanouir toutes seules, même si, selon l’autrice, les hommes exercent sur elles une influence beaucoup moins positive, les rendant fausses et rivales les unes des autres. Quoi qu’il en soit, la mise en scène de l’imperfection inéluctable de toute société composée seulement par des hommes ou par des femmes aboutit à la conviction de la complémentarité des sexes, dans le sillage de Rousseau. Au sujet des Quadrupèdes, Magali Fourgnaud montre qu’« à travers cette société d’hommes pédants et prétentieux, rendus “féroces, incivils, insupportables” par leur isolement, Beauharnais semble régler ses comptes avec les Académiciens qui refusaient aux femmes le statut d’académicienne de plein droit » (p. 123). Cette interprétation est crédible mais demande à être complétée : par le biais de cette expérience sociale fictionnelle, Fanny de Beauharnais revendique un espace pour les femmes non seulement dans les institutions académiques, mais aussi dans la société tout court, en dénonçant avec force les préjugés dont elles sont les victimes.
8La complexité des rapports entre les sexes, avec une attention particulière pour les conséquences néfastes des mariages mal assortis, est également cruciale dans les autres ouvrages rassemblés dans le volume : Le Comte de Colisan et Fénicie Lionati, nouvelle tirée de celles de Bandel (1787), Histoire de Violente (1787), La Nouvelle Folle Anglaise (1777), la Folle par haine (1786), Il est bien temps ou les confidences (1787). Ces textes, comme les deux autres déjà évoqués, témoignent de la familiarité de l’autrice avec la tradition littéraire, qu’il s’agisse des contes philosophiques de Voltaire, des contes moraux de Marmontel ou encore des récits de la Renaissance, des pièces de Molière et des ouvrages de Baculard d’Arnauld. Dans le cas de la nouvelle Le Comte de Colisan et Fénicie Lionati, le modèle est ouvertement déclaré dans le titre : il s’agit du conteur italien Matteo Bandello, qui a également inspiré son Histoire de Violente, la pièce de William Shakespeare Much Ado About Nothing (composée en 1598-1599 mais publiée pour la première fois en 1623) et le roman Le Comte de Cardonne ou la constance victorieuse, histoire sicilienne (1702) de Madame Durand. Magali Fourgnaud met en lumière la façon personnelle dont Fanny s’approprie le texte, toujours avec l’intention de critiquer les préjugés sexistes et les mariages arrangés. Parmi leurs conséquences les plus affreuses, ces derniers comptent la folie, sujet des deux récits par lettres, renvoyant « à la vogue des “Folies sentimentales”, qui, dans les années 1780, se multiplient aussi bien dans le genre romanesque qu’au théâtre » (p. 396).
Une page (à étoffer) de l’histoire littéraire et culturelle des femmes
9À travers une large sélection d’écrits de Fanny de Beauharnais, y compris quelques poésies et la préface à Anaxis et Théone, ou l’île de la Félicité, poème en trois chants (1811), Magali Fourgnaud nous permet d’entendre « la voix d’une femme libre qui cherche dans les livres et dans l’écriture un moyen de penser sa condition » (p. 16). Son travail a en effet le mérite indéniable de rendre ces textes disponibles et de mettre en valeur leur rôle dans l’histoire culturelle et littéraire au tournant des Lumières. En outre, elle signale dans ses paratextes la maîtrise de l’autrice d’une pluralité de genres littéraires, ainsi que ses connaissances littéraires et philosophiques. Fanny montre notamment une familiarité remarquable avec les ouvrages des principaux philosophes : Voltaire, avec qui elle a entretenu une correspondance et duquel elle est souvent rapprochée en raison de son ironie mordante ; Rousseau, pour lequel elle exprime son admiration à plusieurs reprises, y compris en vers dans la Romance faite à Ermenonville sur le tombeau de J. J. Rousseau ; Diderot, comme en témoignent les commentaires percutants de la Marmotte philosophe sur l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Les écrivains qui fréquentaient son salon – comme Dorat, Restif de La Bretonne, Mercier, Cubières – ont également laissé des traces dans sa production, à côté d’Antoine Hamilton, Molière ou encore Matteo Bandello. Mais il ne faut surtout pas négliger les références à d’autres femmes, comme Milady Montaigu, Madame Durand et surtout la célèbre conteuse Madame d’Aulnoy.
10À ce propos, la préface à Anaxis et Théone, intitulée Épître aux dames, est emblématique : tout en revendiquant son originalité, Fanny de Beauharnais y affirme qu’elle a tiré le sujet de son poème d’un épisode du roman Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (1690) de Marie Catherine d’Aulnoy8. Alors qu’elle fait appel à la solidarité féminine – « Ne faisons-nous pas, depuis longtemps, ou du moins ne devons-nous pas toujours faire cause commune ? » (p. 487) – elle donne l’exemple en avouant sa dette à l’égard de Madame d’Aulnoy, dont elle reprend le sujet tout en innovant par un style qui lui est propre. Fanny de Beauharnais est bien consciente que ce style, dans lequel réside sa force, est le meilleur outil afin de démasquer les préjugés misogynes et de faire circuler plus aisément ses idées. Elle invite ainsi les femmes à prendre conscience de la dépréciation systématique de leur prise de parole par les hommes qui les oppriment et les rabaissent à l’appui du droit du plus fort. Malgré leurs prétentions tyranniques, les modalités spécifiques à travers lesquelles les femmes s’expriment sont également dignes et efficaces. Dans cette perspective, Beauharnais pourrait bien compter parmi les femmes qui ont écrit des ouvrages féministes avant la naissance du féminisme proprement dit. Si, comme l’a affirmé Azélie Fayolle, « il y a un style féministe qui innerve la littérature9 », un point de vue sur le monde exprimé par les femmes en tant que femmes, conscientes de vivre au sein d’une société patriarcale, les ouvrages de Fanny de Beauharnais en offrent un témoignage significatif.
11Pour toutes ces raisons, on peut se réjouir de la parution de ce volume, réunissant des ouvrages dont la dernière parution remontait au début du xixe siècle et montrant qu’une femme peut très bien se consacrer à l’écriture et s’essayer à plusieurs genres littéraires. En particulier, l’exemple de Fanny de Beauharnais démontre que, tout en étant forcément étrangères au milieu et au style de la philosophie académique, les femmes pouvaient s’intéresser à la philosophie et la pratiquer à leur façon, dans des formes littéraires différentes, à l’instar des philosophes des Lumières. La lecture de ses textes force encore aujourd’hui la réflexion, et suggère maintes pistes pour des recherches ultérieures, par exemple en vue d’une étude approfondie de sa réception des œuvres des philosophes, ou encore dans l’optique d’une confrontation avec les ouvrages d’autres écrivaines de la même période. On ne peut que regretter toutefois la concision dont fait preuve Magali Fourgnaud dans son introduction et dans ses notes : comme il est légitime de supposer que cette édition restera longtemps celle de référence, il aurait été souhaitable de les étoffer un peu, afin d’offrir un éclairage majeur sur ces écrits jusqu’ici presque inconnus. En tout cas, ces derniers nous offrent une possibilité appréciable, celle de nous familiariser avec une autrice capable d’exploiter habilement la fiction littéraire pour soutenir la cause de l’émancipation féminine et contribuer ainsi à la construction d’une société meilleure. Comme la Marmotte philosophe qui donne le titre à son ouvrage le plus connu, Fanny de Beauharnais poursuit ses combats grâce à l’ironie et à la légèreté, faisant de son style une stratégie rhétorique efficace. L’instruction et les arts sont d’ailleurs à ses yeux une ressource qu’il faudrait mettre à disposition de tout le monde : ce n’est pas un hasard si Zolaïde, la Folle par haine, sombrée dans la folie à la suite du viol perpétré par le mari que ses parents lui ont imposé, trouve quelques moments de répit et de consolation justement dans l’écriture des lettres, grâce à l’instruction reçue, « contre l’ordinaire des femmes condamnées à embellir des sérails » (p. 424).