Dans le flamboiement de l’Opéra : enquête érudite pour Fantôme amoureux
« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux » (Roger Bontemps, cité p. 19).
Sa vie avec le fantôme1
1L’auteure, Martine Kahane, est une sommité en matière d’opéras, de costumes et de ballets : elle leur a consacré au moins une trentaine d’œuvres documentaires dont, déjà en 2002, un certain Un Fantôme à l’Opéra, le présent ouvrage en formant une sorte d’expolition gigantesque. Créatrice du service culturel de l’Opéra national de Paris, elle ne cache pas avoir consacré presque toute sa vie au « ténébreux vaisseau » de l’Opéra Garnier, et affirme d’entrée de jeu : « J’ai vécu plus de trente ans de ma vie professionnelle dans le décor du Fantôme de l’Opéra, et parcouru des milliers de fois le Palais Garnier, des caves aux toits » (p. 12). Cette expertise et cette familiarité une fois posées, reste bien sûr à confronter ces réalités factuelles et le travail de mimésis littéraire, autrement dit de recréation pure et simple, qui fut celui de Gaston Leroux en 1909, lorsqu’il écrivit son célébrissime Fantôme de l’Opéra.
2D’une érudition historique et génétique remarquable (et le mot est faible), cet ouvrage ne se veut pas, en effet, une analyse littéraire, mais plutôt – sans jeux de mots – littérale, et aussi (surtout ?) un hommage enthousiaste et vibrant aux corps de métier de l’Opéra de Paris :
« Le Fantôme de l’opéra est une histoire d’enfermement, un huis clos dans le Palais Garnier considéré comme un monde en soi, parcouru des caves au toit. Dans sa presque totalité le roman se déroule dans l’Opéra, espace public, espace scénique, espace de travail sont les décors de moments du récit insérés dans la vie du théâtre. » (p. 181).
3Pour suivre les méandres et les entrelacs de l’enquête, un rappel de structure est nécessaire. Six grands chapitres fortement subdivisés, permettent de dégager trois axes recteurs : la biographie fouillée de Gaston Leroux, le suivi génétique de l’élaboration du roman, et enfin, en quatre chapitres, l’étude thématique des lieux et des personnages, la conclusion se réservant l’évocation de la postérité du Fantôme, autrement dit la destinée du roman après Leroux… Toutes richesses et/ou complexités que nous nous sommes efforcés de rappeler en trois items, mettent successivement en lumière l’érudition époustouflante, mais aussi le léger déficit herméneutique, et l’ambiguïté de la finalité ultime.
Une scrupuleuse érudition
4Chaque allusion, même la plus infime est accompagnée de plusieurs pages de glose, voire de plusieurs dizaines de pages, que le détail contextuel mais aussi les longues recherches que la profession de l’auteure implique (conservatrice générale des bibliothèques), expliquent en partie. Ce goût et ce talent pour l’information minutieuse, on pourrait aller jusqu’à dire scrupuleuse, forment l’architecture du volume. On saura, par exemple, tout sur le mariage du co-directeur Broussan avec Mlle Savary-Lagarde, ce qui entraîne sa rupture avec la chanteuse Anaïs Baron, par un avis inséré dans Le Monde artiste : « Nous apprenons le prochain mariage de monsieur Broussan, co-directeur de l’Opéra, avec mademoiselle Samary Lagarde, fille de la regrettée Jeanne Samary-Lagarde et nièce de Pierre Lagarde, directeur artistique de l’Opéra » (p. 270). Par ailleurs, le très intéressant petit livre intitulé L’Intérieur de l’Opéra : Souvenir intime d’un secrétaire, commence par cette phrase : « “Quand je serai directeur de l’Opéra... ce qui ne peut manquer de m’arriver, puisque je ne sais pas une note de musique.” Tout ce portrait en creux à l’exception de ce qui concerne l’état de sa fortune, nous évoque Leimistin Broussan » (p. 267). Pourquoi tant de précisions, si ce n’est pour asseoir la ressemblance entre ce Broussan et le personnage fictif de Moncharmin ? De la même façon, on saura tout sur le chapeau de feutre, ou chapeau mou, porté par le personnage – l’origine du nom, la qualité de la matière, etc. :
Couvre-chef, fabriqué en feutre de lapin ou de lièvre, le chapeau mou est reconnaissable à ses larges bords et à ses trois creux, un sur la calotte, deux sur le bord avant, qui permettent de le soulever élégamment entre deux doigts pour saluer, il porte aussi le nom de “Borsalino”, célèbre chapelier, Giuseppe Borsalino, formé à Paris dans la maison Berteuil qui, il y a quelques années encore siégeait Place Saint Augustin, engrangea de nombreuses récompenses lors de l’exposition universelle de 1900. Sur plusieurs portraits photographiques, Gaston Stiegler ou Albert Londres sont ainsi coiffés. (p. 215-216)
5On mesure à la dimension de la glose l’importance donnée aux détails, et qui pourrait sembler un peu vaine, puisqu’après tout chacun visualise le fameux chapeau comme il le veut… dans son lexique iconologique intérieur. Il faut alors bien garder en mémoire une phrase sans doute essentielle (et très discutable par ailleurs, mais…) : « L’histoire d’amour […] n’est qu’un à-côté » (p. 12). Il va de soi que pour l’immense majorité des lectrices et des lecteurs, c’est au contraire l’essentiel intérêt du roman. De cette divergence, naît aussi la curiosité qu’entraine une position aussi originale, quant à ce qui demeure comme l’un des plus beaux contes d’amour et de mort du premier vingtième siècle.
Une enquête… plus littérale que littéraire
6Si le souci du détail anime ces pages, ce n’est pas méconnaitre les qualités de l’auteure que de souligner qu’elle n’évite pas toujours la paraphrase lorsqu’elle évoque la diégèse proprement dite. Elle raconte par exemple un peu platement les épisodes du roman lui-même en évoquant entre autres la laideur d’Érik le héros : « la tache originelle d’Érik et son épouvantable laideur, et partant l’absence d’amour maternel, plus encore le rejet dont il a été et reste l’objet » (p. 346). Ces termes sont quasiment identiques à ceux du roman et ne manifestent donc pas de volonté d’exégèse. On peut établir le même constat concernant le caractère de madame Giry, sur lequel les propos tenus n’ajoutent presque jamais d’éclairage original et personnel, qui ne serait pas déjà dans le roman (il s’agit surtout des pages 296-297). Disons-le clairement : la partie concernant les personnages est sans doute la plus faible, tout ayant été dit ailleurs, et sans doute avec plus d’appuis critiques empruntés aux théories de l’« effet-personnage » de Vincent Jouve.
7En revanche reste passionnant le constant va et vient, acté et documenté, entre le manuscrit originel, la publication en feuilleton, puis la publication en volume chez Lafitte (par exemple, la « coupure » d’un dialogue repéré p. 321). Ces lectures tabulaires, relevant suppressions, variantes, modifications ou ajouts sont l’un des atouts majeurs de l’ouvrage, car elles fortifient l’intimité développée avec ce qu’est une œuvre, et nous rendent témoins, quasiment acteurs, du travail à l’écritoire. Cette « veille » entre les trois occurrences du même texte, témoigne à elle seule de la robustesse de l’entreprise et de la pertinence des réflexions génétiques et épigénétiques, autour de ce qu’il est convenu d’appeler « la littérature ».
8Il arrive également que Martine Kahane montre à quel point Gaston Leroux aime décalquer, voire piller allégrement quelques articles confraternels. Par exemple, la description de la Sorelli, danseuse appréciée par Philippe De Chagny, est littéralement tirée de l’ouvrage d’un autre écrivain, Nestor Roqueplan, dont l’auteure rappelle ceci : « Le narrateur cite là, les parenthèses en témoignent, le texte d’un confrère. Il s’agit, à quelques mots près d’un extrait du livre de Nestor Roqueplan, Les Coulisses de l’opéra dont Gaston Leroux s’inspirera à plusieurs reprises dans Le Fantôme » (p. 291). Elle souligne aussi que Gaston Leroux ne plagie pas grossièrement cet autre écrivain, puisqu’il prend bien soin de préciser « a écrit un chroniqueur célèbre ». D’autres emprunts « larges » sont faits au livre resté anonyme L’Intérieur de l’Opéra – emprunts rappelés p. 281-282, mais c’est l’usage à l’époque, et d’Alexandre Dumas à Jules Verne, tous les romanciers truffent leurs œuvres de fragments exogènes, fondues au feu du style, dans l’unité rétrospective d’un récit…
9Le photogramme (p. 411) du film de Rupert Julian The Phantom of the Opera (1925) est aussi là pour signifier très rapidement que ce qu’on appelle aujourd’hui la pop culture s’est emparée du personnage, pour une multiplicité d’œuvres, pratiquement toutes relevées par l’auteure, même si on pourrait aussi ajouter les très nombreuses fanfictions, qui ne sont pas forcément des réécritures officielles, et qui servent cependant de socle à la communauté lectante :
Dans les pays anglo-saxons, le succès de la comédie musicale d’Andrew Loydd Webber, créé en 1986, va relancer la vente du livre et on ne compte plus les nouvelles éditions. Elles utilisent souvent la première traduction d’Alexandre Texeira de Mattos, devenu libre de droit. De nouvelles traductions paraitront à peu près tous les cinq ans, celle de Lovell Bair (1990), de Leonard Wolf (1996), de Jean-Marc and Randy Lofficier (2004), de Mireille Ribière (2009) offrant en plus un important apparat critique. La dernière en date est celle de David Coward (2002). (p. 158)
10La pertinence de l’ouvrage repose donc davantage sur l’analyse d’une écriture work in progress et de ses différentes stratégies éditoriales, toutes liées aux contraintes de la presse de l’époque, qu’à une mise en lumière herméneutique des circuits de significations profondes qui animent ce roman. L’enquête proprement dite occupe les 422 premières pages, et ne fait pas l’économie d’un rappel des qualités d’humour de Gaston Leroux :
Le ton de ses critiques est ferme et Leroux ne mâche pas ses mots. Il n’a aucune complaisance, même pas pour ses amis. Cette sévérité donne toute leur importance à ses admirations, sincères et joliment exprimées, belles tournures et vocabulaire choisi. Les expressions sont parfois féroces, toujours imagées et souvent drôles (p. 58).
11Cet esprit de légèreté et d’autopastiche permanent manque peut-être un peu à cette somme, par ailleurs impressionnante et passionnante, qui pose par exemple, d’excellentes questions quant au… salaire gagné par Leroux : « Aucun contrat, aucun document financier découvert à ce jour ne nous donne une idée précise de ce que Gaston Leroux a pu gagner pour Le Fantôme de l’Opéra, que ce soit de la part du Gaulois, pour le feuilleton ou de Pierre Lafitte pour l’édition » (p. 47). À l’issue de cette lecture, on s’amuse presque de se souvenir des horaires de train pour Perros-Guirec en 1890 (Chaix !), mais on se rappelle alors que Leroux fut et resta journaliste, c’est-à-dire en principe (!) attaché aux petits détails vrais…. ce que Barthes lisait dans le baromètre inutile de Flaubert.
Une destination finale équivoque
12La question qui se pose continument est celle du public visé : tous les leroussiens épris de détails historiques, c’est certain… et c’est ce vers quoi tend déjà le choix des « chercheurs » privilégiés comme adossement, disons, universitaire (au sens large — académique serait sans doute préférable). Les travaux de Daniel Compère, ou d’Alain Fuzelier sont en effet plutôt tournés vers l’expertise des variantes, la collection des sources et la méticulosité d’une érudition « antiquaire » : d’autres recherches, plus inspirées de Bachelard et de Gilbert Durant, présentent un Leroux baignant « mystérieusement » dans les métaphores obsédantes et les émotions élémentaires (Isabelle Casta). Que Martine Kahane angle son monumental apport selon les biais méticuleux de l’exhumation des sources et des interactions sociales et professionnelles de Leroux offre un inappréciable « trésor de guerre » à toutes celles et ceux qui lisent une « société », voire un moment de l’histoire littéraire et éditoriale d’un temps et d’un lieu ; ils seront, il faut l’avouer, comblés.
13Une perplexité cependant : il est un peu surprenant que dans un ouvrage de cette qualité un solécisme grammatical soit commis trois fois de suite à quelques pages d’intervalle… En effet, le verbe conclure (3e groupe) est systématiquement conjugué comme un verbe du 1er groupe, autrement dit : « Feydeau conclue » (sic, p. 309), « La vieille dame conclue » (re-sic ! p. 321), et « Gaston Leroux conclue » (re-re-sic ! p. 374) ». Cette coquille réitérée prouve aussi que quelles que soient la qualité de l’ensemble et la précision maniaque des détails rapportés, un auteur est toujours en butte à des difficultés insoupçonnées.
14De la même façon, l’anecdote savoureuse concernant l’éventuelle publication d’une nouvelle précoce intitulée Le petit marchand de pommes de terre frites est présentée par Martine Kahane avec une ambiguïté qui peut laisser rêveur. Elle affirme que Leroux « écrit une nouvelle, Le petit marchand de pommes de terre frites, pour La République française » (p. 21) : ne se trouve donc ici pas de mention explicite d’une réelle publication. Mais l’auteure revient sur cette nouvelle (p. 163) avec un conditionnel passé qui laisse supposer une forme de doute : « Le Petit pêcheur d’oranges fait écho au Petit marchand de pommes de terre frites, premier texte de fiction écrit par Leroux, nouvelle qui aurait été publiée en 1887. » Or, la lecture systématique, en ligne, de tous les numéros de l’année 1887 est formelle : la nouvelle n’a jamais été publiée dans La République française.
15Sans aller jusqu’à parler de négligence, on peut supposer que Martine Kahane se fie plus ou moins aux nombreuses biographies et bibliographies (Francis Lacassin…) qui commettent en effet cette erreur. Le Petit pêcheur d’oranges est bel et bien la transformation en 1908 de cette fameuse nouvelle fantôme que, pour des raisons complexes, Marcel Sembat n’a finalement jamais publiée.
16Mais il faut surtout noter la parfaite prudhommie de l’auteure, avouant tout uniment, et plusieurs fois, avoir échoué à découvrir l’origine précisément exacte de telle trouvaille, ou telle allusion : les heures roses de Mazenderam (p. 351) ou le remplacement d’une héroïne italienne par une héroïne suédoise, ce à quoi les tenants de l’autonomie fictionnelle de la littérature pourraient répondre qu’ils n’y voient rien de peccamineux… En effet, « Leroux mêle vérité et fiction affirmant par exemple que des plans des dessous de l’Opéra auraient été perdus et qu’existeraient dans le théâtre des pièces oubliées dont même les architectes ne peuvent retrouver la trace, ce qui est bien sûr de l’ordre de l’imaginaire » (p. 198).
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17En conclusion, Martine Kahane sait camper de façon magistrale cette fresque du grand et du demi monde dans lequel Leroux évoluera un temps :
Le foyer de la danse est incontournable dans la floraison de romans de mœurs publiés depuis l’époque romantique jusqu’aux années folles. Les années 1930 voient son déclin, autre temps, autres mœurs, c’est le temps des starlettes et des girls, des coulisses de music-halls et des plateaux de cinéma (p. 195).
18Elle ouvre chaque petite boîte, elle déroule chaque minuscule détail, traquant et sondant la moindre allusion, explorant la plus petite anfractuosité où traquer le sens, même s’il s’agit d’une enquête bibliomaniaque, et jamais, ou presque jamais littéraire… La bibliographie, les cinq index, l’ensemble des riches annexes créent en fin de volume une sorte de second ouvrage « fantôme », déjà annoncé dans l’avant-propos, dû à Guillaume Fau :
En 2004, les archives de Gaston Leroux, données par la famille de l’écrivain ont fait leur entrée à la Bibliothèque nationale de France. Les manuscrits, les lettres, les documents et les photographies qui constituent depuis lors le fonds du département des Manuscrits ont permis de lever un coin du voile sur l’œuvre sur l’œuvre et la personnalité de son auteur. (p. 9)
19Alors, bien sûr, Le Fantôme est une œuvre de fiction, certes fourmillante de références et d’allusions, mais essentiellement œuvre d’imagination, et l’une des principales qualités de cette auteure est de savoir s’effacer in fine devant le mystère inhérent à tout œuvre littéraire, dont elle a déployé tous les arcanes possibles, mais dont elle a laissé intact « l’infracassable noyau de nuit » (André Breton).