Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Lilas Imbaud et Lise Mirville

« Tradauctrices » autour de 1800, « une autre créativité »

« Translauthresses » around 1800, « another creativity »

1Le 25 juin 1678, la vénitienne Elena Lucrezia Cornaro Psicopia (1646-1684) est à Padoue la première femme au monde à recevoir le titre de « docteur », en philosophie, et à se voir remettre les insignes du grade : livre, anneau, manteau d’hermine et couronne de laurier, représentant respectivement la doctrine, les noces spirituelles avec la science, la dignité doctorale et le triomphe. Femme pieuse et savante, autrice de discours et de poèmes, elle a également publié en 1669 une traduction de l’espagnol, la Lettera overo colloquio di Christo N.R. all’anima devota composta dal R.P.D. Giovanni Laspergio1. C’est sous les auspices de cette « autrice-traductrice » que Daniele Vecchiato (Università degli Studi di Padova) et Angela Sanmann (Université de Lausanne) ouvrent dans cette même ville de Padoue le colloque international consacré aux femmes lettrées du tournant du xviiie-xixe siècle qui pratiquèrent à leur tour traduction et écriture2, faisant dialoguer ces deux activités au point de les rendre indissociables. Vera Viehöver (Université de Liège) propose ainsi dans la dernière communication des deux journées de les rebaptiser « Translautorinnen », mot-valise dans lequel fusionnent activité traductrice (« Translateur ») et auctoriale (« Autorinnen ») — des « tradauctrices » ?

D’un colloque à l’autre

2Cette manifestation, qui s’est tenue en format hybride les 7 et 8 mars 2024, est la deuxième rencontre organisée dans le cadre du partenariat entre les universités de Padoue et de Lausanne3. Les deux colloques, proches dans leur objet d’étude — certaines communications feront d’ailleurs l’objet d’une publication commune —, le sont également par leur joyeux plurilinguisme. La première rencontre faisait en effet alterner allemand et français comme langue de communication (à l’exception d’un exposé en anglais), les autrices et traductrices étudiées étaient aussi bien italophones que germanophones, anglophones que francophones. L’allemand semble certes prendre le dessus dans le second colloque — l’introduction et la conclusion, mais également neuf des onze communications se font en allemand, Francesca Fabbri changeant au pied levé la langue prévue de son exposé (l’italien) pour faciliter la compréhension de tous, et toutes les « tradauctrices » envisagées traduisent depuis ou vers l’allemand — mais cette plus grande homogénéité linguistique (qui facilite considérablement la gymnastique intellectuelle de l’auditeur) se voit compensée par la diversité des origines institutionnelles des orateurs — Allemagne (Sofia Derer, Francesca Fabbri, Cosima Jungk, Sonja Klimeck), Belgique (Valérie Leyh, Beatrijs Vanacker, Vera Viehöver), France (Dirk Weissmann), Italie (Joanna Raisbeck, Chiara Maciocci), Norvège (Stijn Vervaet) —, ainsi que par la prise en compte des marges de l’espace germanophone de l’époque. Stijn Vervaet (Universitetet i Oslo) s’intéresse en effet à Caroline Jarnević (1812-1875), autrice originaire de Karlovac dans les Balkans mais de langue maternelle allemande, qui, prenant conscience de son identité croate avec la montée des mouvements nationalistes, changea son prénom pour Dragojla, apprit le croate, entreprit de traduire son journal initialement rédigé en allemand et d’écrire directement dans sa nouvelle langue.

3Le léger déplacement n’est pas seulement linguistique, mais également thématique et chronologique. Si le premier colloque se consacrait d’abord aux autrices puis à la question de la traduction, en privilégiant dans les deux cas, mais sans s’y réduire, la problématique de la « sortie de l’ombre » et de l’accès à la publication, le second met au premier plan la traduction dans son articulation à la création littéraire propre, les stratégies de publications de ces « tradauctrices » demeurant un élément important du propos, mais plutôt en tant que clef de compréhension du phénomène principal étudié. La période historique envisagée est également recentrée sur le tournant du xviiie-xixe siècle, avec une majorité de « tradauctrices » nées dans les années 1760-1770 et écrivant effectivement « autour de 1800 » (Therese Huber, Sophie Mereau, Caroline Paulus, Dorothea Schlegel, Rahel Varnhagen, Caroline von Wolzogen), complétées par deux prédécesseuses du début des Lumières (Elise Reimarus et Marie-Élisabeth de La Fite, toutes deux nées dans les années 1730) et deux « tradauctrices » de la génération suivante (Adele Schopenhauer, née en 1797, et Dragojla Jarnević, née en 1812). Le premier colloque, ouvert par une communication sur une autrice italienne du xviie siècle, Arcangela Tarabotti (1604-1652), laissait pour sa part une place plus importante aux autrices du début du xviiie siècle.

1800 : un tournant ?

4Ce recentrement chronologique n’est pas anodin, le tournant du xviiie-xixe siècle, des Lumières au Romantisme, apparaissant souvent comme un moment charnière dans l’histoire de la traduction, marqué par l’avènement conjoint d’une distinction entre original et traduction (quand la poétique de l’imitation auparavant dominante voyait dans ce que nous considérerions aujourd’hui comme une œuvre propre une imitation-adaptation de formes anciennes) et d’une abondante réflexion théorique sur la traduction. Les deux phénomènes ont partie liée : si le traducteur d’une imitation libre pouvait se sentir autorisé à adapter librement celle-ci dans sa langue, le traducteur d’une œuvre originale doit s’astreindre pour sa part à rendre le « génie » propre de l’œuvre source. Pour autant, cette impression de rupture à l’orée du xixe siècle doit être nuancée au regard des traductions qui voient effectivement le jour autour de 1800, comme le montrait déjà l’ouvrage collectif dirigé par Daniele Vecchiato et Alexander Nebrig (Université de Düsseldorf) en 2019, Kreative Praktiken des literarischen Übersetzens um 1800 : dans les faits, les premières années du xixe siècle constituent plutôt une période de transition, où paraissent parallèlement des traductions inspirées par la théorie romantique, désireuses de rendre justice à l’originalité de l’œuvre traduite, et des traductions plus libres, à l’ancienne manière4. La traduction reste lieu de « pratiques créatives » plurielles, variant dans leurs assises théoriques comme dans leurs réalisations, et l’année 1800 est loin de sonner le glas de la porosité entre œuvre originale et traduction.

5Si cette intrication entre œuvre propre et œuvre traduite à la transition du xviiie au xixe siècle a déjà été remarquée pour les auteurs-traducteurs masculins, l’étude du même phénomène chez les « tradauctrices » féminines est plus récente ; on pourra citer ici un ouvrage d’Angela Sanmann sur les autrices-traductrices du xviiie siècle paru en 2021, Die andere Kreativität. Übersetzerinnen im 18. Jahrhundert und die Problematik weiblicher Autorschaft. Le titre a déjà valeur de programme, comme le souligne l’autrice en conclusion :

Mit dem Titelwort der « anderen Kreativität » hat diese Studie neben der klassischen Autorschaft das schöpferische Element des Übersetzens in den Blick gerückt — und Akteurinnen jenseits des männlich dominierten Literaturgeschichtskanons in den Vordergrund gestellt. (p. 279)

Avec en titre l’« autre créativité », cette étude a fait ressortir, aux côtés de l’auctorialité classique, la part de création du geste traductif — et mis sur le devant de la scène littéraire les actrices de celle-ci, par-delà un canon à dominance masculine.

6La période choisie (1730-1810) et la disposition chronologique des quatre études de cas proposées — portant d’abord sur Luise Gottsched (1713-1762), puis Marianne Wilhelmine de Stevens (1734-?), Marie-Élisabeth de La Fite (1737-1794) et enfin Sophie von La Roche (1730-1807) — ancrent son propos dans l’histoire des femmes, en mettant en lumière le changement d’attitude à l’égard des femmes entre « Frühaufklärung » (« Lumières précoces ») et « Spätaufklärung » (« Lumières tardives »), de l’idéal de la femme lettrée du début du xviiie siècle à celui de la femme sensible restreignant son action à la sphère privée et domestique dans la seconde moitié du siècle. Cette évolution n’est pas sans conséquence sur la traduction, et croise le changement paradigmatique évoqué vers davantage de « fidélité » — apparente — en traduction. En effet, une traductrice qui revendique sa liberté, comme Luise Gottsched dans la première moitié du siècle, revendique par là même une activité créatrice et s’expose (presque) comme autrice, tandis que ses successeuses (Marie-Élisabeth de La Fite, Sophie von La Roche) devront faire preuve de plus de prudence dans leur paratexte, et se cacher derrière le masque de la traductrice — ce qui ne les empêche pas dans les faits d’intervenir sur le texte qu’elles traduisent. Le colloque des 7 et 8 mars semble ainsi poursuivre et compléter les travaux antérieurs d’Angela Sanmann, tout en se recentrant sur un moment pivot de l’histoire de la traduction, dans son articulation avec l’histoire des femmes.

La traduction comme espace de liberté

7L’étude de 2021, comme la rencontre de 2024, mettent en lumière un certain nombre de phénomènes similaires, à commencer par la reprise de thèmes identiques ou proches dans les créations propres et les traductions des femmes de lettres étudiées. La distinction est si ténue qu’elle aboutit parfois à des formes hybrides, « Originalitätsfiktionen » [« fictions d’originalité », soit « des traductions qui se donnent pour des originaux », « Übersetzungen, die sich als Original ausgeben », p. 23], ou « Pseudoübersetzungen » [« pseudo-traductions », ibid.]. Cette porosité apparaît dès le premier exposé du colloque, dans lequel Sofia Derer (Université de Heidelberg) explore les enjeux esthétiques et socio-politiques d’une traduction de 1822 du roman anglais Discipline (1814) de l’autrice écossaise Mary Brunton (1778-1818), réalisée par Therese Huber (1764-1829) et encore peu étudiée jusqu’ici, Ellen Percy oder Erziehung durch Schicksale. Si T. Huber ajoute au roman une préface [« Vorrede »] dans laquelle elle présente son texte comme une traduction libre, la couverture désigne au contraire celui-ci comme son œuvre propre [« von Therese Huber »] : cas de « fiction d’originalité », certes vite démentie, mais par une préface susceptible d’induire en erreur le lecteur habitué aux romans habillés en « pseudo-traductions », forme particulièrement en vogue vers 1800, puisque la « tradauctrice », qui prétend avoir réécrit le roman le plus souvent sans même l’avoir sous les yeux (!), ne donne ni le titre ni l’auteur de l’original, qu’elle désigne simplement comme « un vieux (!) roman anglais » [« aus einem ältern englischen Roman5 »]... Sofia Derer montre pourtant que si T. Huber intervient effectivement dans la structure et l’agencement du texte, en en faisant par exemple disparaître ponctuellement la division en chapitres dans la 2ème partie, en sélectionnant certains passages, en en raccourcissant d’autres, insistant ainsi sur le rôle de l’éducatrice par exemple, d’autres moments de l’intrigue, comme la mort de la mère, sont globalement repris tels quels, et la traductrice demeure dans l’ensemble fidèle au principe et au sens originel du texte. S’interrogeant sur les raisons de ce déguisement, Sofia Derer suggère que T. Huber, alors à l’apogée de sa réputation, ne voulait pas donner l’impression de revenir à cet exercice pour débutant que serait la traduction… De fait, c’est bien à la traductrice que les recenseurs attribuèrent les qualités de l’ouvrage.

8L’ouvrage d’Angela Sanmann comme les différentes communications des 7 et 8 mars 2024 soulignent également que la traduction peut être, pour les « tradauctrices » étudiées, espace d’expression, « chambre à soi » dans la pénombre de laquelle elles peuvent développer leurs idées sans craindre de s’exposer. En effet, toutes ne publient pas sous leur nom propre, mais parfois sous celui de leur père (Dorothea Tieck) ou de leur mari (Dorothea Schlegel), ou encore de façon anonyme (Benedikte Naubert) — l’anonymat étant fréquent pour des traducteurs peu connus, hommes comme femmes. Par ailleurs, les œuvres étrangères ne sont pas jugées selon les mêmes critères que les œuvres propres, et soumises à une censure (politique, sociale) moins stricte. La traduction offre alors aux « tradauctrices » plusieurs canaux d’expression : qu’elles soient ou non à l’origine du choix de l’œuvre traduite (dont elles partagent les idées ou non), elles peuvent, à partir du moment où la confrontation entre original et traduction est peu pratiquée à l’époque, s’approprier, transformer les textes pour les réorienter — ainsi Angela Sanmann montre-t-elle comment Marianne Wilhelmine de Stevens, traduisant les Fables de Gellert en français, en atténue considérablement la misogynie (chap. 3), ou comment Sophie von La Roche, traduisant en allemand le récit de Fanny de Beauharnais (1737-1813) « Moins que rien ou Rêveries d’une Marmotte » [« Weniger als nichts oder Träumerey einer Marmotte »] (1776) dans le numéro de février 1783 de son journal Pomona für Teutschlands Töchter, reprend la critique de la conteuse française à l’égard du cosmopolitisme revendiqué par une certaine bourgeoisie (masculine) lettrée, mais au nom d’un autre idéal : là où Fanny de Beauharnais, influencée par Rousseau, prônait une forme de « citoyenneté » s’exerçant d’abord dans son entourage immédiat, Sophie von La Roche, traduisant « citoyenne » par « Weltbürgerin » [« citoyenne du monde »], défend quant à elle l’idée d’un cosmopolitisme inclusif et égalitaire qui ne serait plus réservé aux hommes (chap. 5)6.

9Outre ces aménagements textuels, le déploiement d’un discours personnel peut passer par des prises de position dans le paratexte — texte et paratexte pouvant dans ce cas entrer en tension l’un avec l’autre. C’est ce que montre Angela Sanmann, dans le quatrième chapitre de son ouvrage, à propos de la traduction du roman de Sophie von La Roche Geschichte des Fräuleins von Sternheim (1771) par Marie-Élisabeth de La Fite, parue en 1773 sous le titre de Mémoires de Mademoiselle de Sternheim. Angela Sanmann démontre en effet que si Marie-Élisabeth de La Fite semble accepter le rôle subordonné des femmes sur la scène littéraire et intellectuelle dans l’« Avertissement de la traductrice » et les notes de bas de page qu’elle insère en son nom propre, elle radicalise dans sa traduction les revendications de Sophie von La Roche en matière d’éducation des femmes. La traduction permet alors de créer « un espace protégé, dans lequel l’utopie de l’égalité des sexes peut se penser et se dire » [« einen geschützten Raum, in dem die Utopie der Geschlechtergleichheit denk- und sagbar wird », p. 205].

10Le choix de la langue même peut participer des stratégies de reconquête d’un espace propre, comme le montre Dirk Weissmann (Université Toulouse-Jean Jaurès) dans l’intervention qu’il consacre à la traduction de quelque 42 poèmes de Goethe en français par Rahel Varnhagen (1771-1833). Pour cette salonnière juive berlinoise, le français constituerait en effet un terrain neutre, une langue qui ne serait ni l’allemand ni une langue juive (yiddish, hébreu), mais une langue proprement européenne, sinon universelle, lui permettant de sortir des clivages identitaires qui tendent à l’exclure en tant que femme, en tant que juive, en tant que polyglotte cosmopolite.

11Valérie Leyh (Université de Namur) s’interroge quant à elle sur la façon dont certains épisodes finaux peuvent être remaniés, réorientés par la traductrice, à partir des exemples de la Geschichte des Zauberers Merlin de Dorothea Schlegel (1804) et du Nécromancien [Der Geisterseher] d’Isabelle de Montolieu (1751-1832) notamment. Cette étude contrastive mène la chercheuse à se pencher sur la diversité des espaces laissés aux traductrices dans l’expression de leur créativité propre, et montre la fonction essentielle des épisodes finaux dans ce qu’ils disent des débats de l’époque autour des rapports de pouvoir entre les sexes et de la position de la femme. L’intervention met en lumière la coexistence subsistante en ce début du xixe siècle de deux traditions littéraires qui traversent les champs de l’écriture et de la traduction, à savoir celle d’une poétique de l’imitation encore prégnante et celle de la continuation allographe d’œuvres « inachevées », à une période où, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, commencent à être posés les jalons juridiques de la reconnaissance du droit d’auteur. Les termes allemands de « Übersetzung » [« traduction »] et « (freie) Bearbeitung » [« adaptation (libre) »], qui s’appliquent à circonscrire le statut de la traduction selon le degré d’intervention du traducteur ou de la traductrice dans le texte original, disent bien cet espace de manœuvre (potentielle) prise par le traducteur ou la traductrice dans son travail de transformation du matériau original. La Geschichte des Zauberers Merlin proposée par Dorothea Schlegel dans le cadre du projet plus vaste de redécouverte des contes et légendes médiévaux porté par Friedrich Schlegel, Romantische Sagen und Dichtungen des Mittelalters, rend ainsi visible une certaine pratique de la traduction telle qu’elle s’exerce vers 1800. Dans sa correspondance, elle va qualifier sa traduction de simple « Bearbeitung » [« adaptation »]. La traductrice modifie le contenu du texte original en interrompant ponctuellement l’intrigue de ses commentaires, et en en réorientant l’issue. C’est en ce sens que la version de Dorothea Schlegel est singulière : elle emprunte à diverses sources — dont le texte français du poète Robert de Boron, qu’elle vient remanier et réécrire, et dont elle propose une fin alternative, empruntée à une autre tradition, dans laquelle c’est une héroïne qui vient clore le texte, et non le combat de protagonistes masculins7. Et cela est significatif : la traductrice, choisissant de laisser le dernier mot à l’action d’une protagoniste, adapte le matériau en l’ouvrant à de nouveaux questionnements. Valérie Leyh confronte cet exemple à celui de la pratique traductive d’Isabelle de Montolieu8, notamment lorsqu’elle traduit Le Nécromancien, ou le Prince à Venise, mémoires du comte d’O***, par Schiller. Il s’agit pour la chercheuse de démontrer que chez Isabelle de Montolieu, pratique de traduction et création/continuation peuvent aller de pair et être revendiqués comme tels, ce dont atteste explicitement la mention qui accompagne le titre donné à la traduction, « traduits et terminés par Isabelle de Montolieu ». L’entreprise étudiée dans le second cas semble alors bien induire que c’est la créativité de la traductrice, Isabelle de Montolieu, qui, dans un geste auctorial fort et affirmé, vient in fine continuer l’original et parachever le texte.

Pour une nouvelle traductologie féministe : de l’importance du contexte et du travail en archives

12Les interventions de ces différentes traductrices, de quelque nature qu’elles soient, ne sont pas pour autant forcément de nature protoféministe. En ceci, Angela Sanmann, Daniele Vecchiato et les intervenants du colloque s’éloignent de la première traductologie féministe qui s’était développée dans le sillage de Lori Chamberlain9 à la fin des années 1980 et dans les années 1990, pour proposer une vision plus nuancée de la traduction féminine, qui peut, parfois, aller dans un sens conservateur. Refuser d’exclure les traductrices d’allégeance plus conservatrice permet alors de mieux appréhender l’exceptionnalité des plus émancipées, mais également de percevoir les traductions, de quelque bord qu’elles soient, dans toute leur complexité : éventuelles contradictions internes — dans le cas de traductions faisant alterner positionnements progressistes et conservateurs —, influence du contexte socio-historique — voir l’évolution de la vision de la femme au cours du xviiie siècle, ou l’impératif économique qui peut pousser certaines traductrices de romans grand public à adopter des positions conformistes dans un objectif commercial…

13La connaissance précise de ce contexte global (histoire des femmes) et personnel (parcours individuel de chacune) nécessite, pour des autrices et traductrices souvent peu ou mal connues, un important travail d’archives, qui est une des véritables forces de l’ouvrage d’Angela Sanmann comme du colloque, puisqu’il permet un certain nombre de (re)découvertes. Ainsi Angela Sanmann retrace-t-elle dans son troisième chapitre le parcours de Marianne Wilhelmine de Stevens, traductrice aveugle méconnue, à partir d’une correspondance (en français), jusque-là négligée, avec un ami de son père, Jean Henri Samuel Formey, conservée parmi les écrits posthumes de ce dernier à la Staatsbibliothek de Berlin. Vera Viehöver réalise un comparable travail d’archéologie dans la dernière intervention du colloque, à propos de Caroline Paulus (1767-1844) cette fois. Femme de lettres surtout connue comme épouse de Heinrich Eberhard Gottlob Paulus, professeur en langues orientales à l’université de Heidelberg, Caroline Paulus est elle-même autrice, traductrice et décrite par ses contemporains comme la « Liebling » de Goethe (sa « chouchoute » pourrait-on dire). Vera Viehöver se concentre particulièrement sur l’année 1811, qui apparaît comme une période éminemment productive où Caroline Paulus publie tout à la fois une traduction — de Sémiramis de Voltaire —, une « nouvelle », Natalie Percy, oder Eitelkeitund Liebe, présentée comme « frey bearbeitet » [« librement adaptée »] de Manon Lescaut, et un roman propre, Adolph und Virginie, oder Liebeund Kunst (dont le titre n’est pas sans rappeler le roman à succès de Bernardin de Saint-Pierre), le tout chez le même éditeur, Schrag, à Nüremberg (qui publiera un certain nombre des grands noms du romantisme : La Motte Fouqué, Chamisso, Hoffmann, Kleist…). Comment expliquer ce pic de production ? Quels liens établir entre traduction, adaptation et œuvre originale ? La plongée dans les archives permet à la chercheuse de retracer la vie, l’œuvre et le réseau de la « tradauctrice » dont ne subsiste, fait caractéristique, aucun portrait. Elle montre ainsi que cette densification de sa production autour de l’année 1811 pourrait s’expliquer par l’opportunité éditoriale créée par l’ouverture de la maison d’édition Schrag en 1810, lui permettant de faire paraître la traduction de Voltaire qu’elle a réalisée en 1807 — moment où se livrent à la traduction ses connaissances de Weimar : Goethe traduit deux tragédies de Voltaire, Mahomet et Tancrède, respectivement en 1799 et 1800, Schiller traduit la Phèdre de Racine en 1805… Comme eux, Caroline Paulus fait le choix du « Blankvers », pentamètre iambique non rimé, plus « moderne » et « naturel » en allemand que l’alexandrin choisi par le précédent traducteur de Sémiramis, Johann Friedrich Löwen, en 1755, et s’inscrit donc dans un courant, un réseau. L’édition de cette traduction en 1811 lui permet alors de se positionner dans le champ littéraire avant de proposer des œuvres de plus en plus personnelles, de l’adaptation (Natalie Percy) au roman propre (Adolph und Virginie) — à la fin duquel sont d’ailleurs recensés (et conseillés à la lecture) Sémiramis et Natalie Percy.

Une histoire en pointillé

14Une dernière ressemblance entre l’ouvrage de 2021 et le colloque de 2024 se trouvera dans la mise en forme des résultats ainsi obtenus : introduction, études de cas ponctuelles, conclusion. Si cette forme « en pointillé » est inhérente à la nature même d’un colloque faisant intervenir plusieurs orateurs, elle va moins de soi dans le cas d’un ouvrage personnel, dans lequel un lecteur français aurait pu attendre une organisation thématique par exemple — le lecteur allemand étant lui sans doute plus habitué à ce format. Angela Sanmann explique son choix dans la longue introduction dans laquelle elle se situe dans le champ des travaux sur l’écriture féminine comme de la traductologie féministe : la mosaïque d’études de cas ne serait pas seulement imposée par le caractère fragmentaire de la documentation qui nous est parvenue sur les femmes lettrées de cette époque ainsi que par l’absence de théorie systématique de la traduction de main féminine au xviiie siècle, mais également choisie pour ce qu’elle donne à voir les trous, les manques, les questions restées ouvertes et, partant, reflète la difficulté qu’avaient les femmes à participer à la vie intellectuelle de l’époque — et peut-être, pourrait-on ajouter, celle du chercheur désireux aujourd’hui de retrouver leurs traces…