L’œuvre et la réception camusienne au regard de la colonisation
1En pleine polémique sur la lecture de l’œuvre d’Albert Camus, Christiane Chaulet Achour, professeure émérite des universités d’Alger et de Cergy-Pontoise, propose la somme de ses analyses de l’œuvre camusienne et des lectures qui en ont été faites, travail entamé dans les années 1980 et toujours actualisé. Spécialiste des littératures francophones des périphéries Suds, elle affirme une nouvelle fois que le lieu de l’écriture n’est pas anodin et qu’il est donc nécessaire de contextualiser les œuvres et leurs auteurs pour en comprendre la complexité. Cela semble d’autant plus évident en ce qui concerne Albert Camus puisqu’il revendique son appartenance au sol algérien et se présente comme un écrivain engagé. De même, il semble difficile de dissocier les lectures qui sont faites de son œuvre de ce contexte colonial et postcolonial. Christiane Chaulet Achour définit ainsi sa « manière de lire Camus » : « de façon admirative et critique, révélant la capacité de certains textes, au-delà du discours d’exclusion, de racisme, de compassion, de paternalisme par rapport à l’autre de faire prendre conscience d’une situation et de la rendre significative au moment où elle se publie et dont la signification n’apparaît que dans des lectures ultérieures. » Comme elle le précise bien dans son introduction, dans le sillage d’Alain Ruscio et d’Yves Ansel, il ne s’agit de dénigrer ni l’écrivain, ni son œuvre mais d’en saisir la complexité grâce à un éclairage riche, éclairage complétant les lectures qui effacent sa part algérienne.
2Le premier chapitre est consacré à l’analyse des œuvres dans lesquelles Camus fait référence à l’Algérie et la lecture qui en a été faite, celles des Suds et celle de sa patrimonialisation. Le deuxième chapitre propose un éclairage de sa position à travers des comparaisons avec des écrivains qui lui sont contemporains. Enfin, le troisième chapitre aborde l’analyse de l’appropriation de l’œuvre camusienne dans le discours politique, médiatique et littéraire.
3Le premier chapitre, « Albert Camus, du “colonial” à “l’international” » révèle, tout d’abord, à travers l’analyse des œuvres ancrées en Algérie, la posture complexe de l’auteur par rapport à son appartenance à ce pays. Elle commence par Noces, cet essai dans lequel le jeune auteur cherche son identité. Il se crée un rapport mythique à cette terre dont il efface l’histoire et en occulte les autochtones pour mieux se l’approprier, y trouver sa légitimité. Christiane Chaulet Achour reprend le lien qui a été fait entre l’essai camusien et le roman colonial de Louis Bertrand, Les Nuits d’Alger, pour montrer ce même chant exotisant de la terre colonisée. Cependant, à la différence de Louis Bertrand, Camus ne célèbre pas la colonisation, il efface cet aspect, faisant de l’Algérie un décor symbolique qui parcourt toute son œuvre. Ce décor symbolique central dans L’Étranger est interrogé sur ce qu’il dit du contexte colonial de cette époque. Christiane Chaulet Achour montre ainsi que la mort de l’Arabe et la place des autochtones dans le roman donnent à voir « l’échec de la cohabitation coloniale » : « l’acte de Meursault est un acte historique même s’il dépasse la conscience que lui-même ou son créateur peuvent en avoir ». Le Premier homme, manuscrit inachevé de son roman autobiographique en pleine guerre d’indépendance, réaffirme le souci de Camus de construire son appartenance à l’Algérie.
4Ces analyses permettent de mieux aborder la question de la position de Camus pendant la guerre d’Algérie. Le système colonial confronte Camus à ses valeurs humanistes mais ses origines et son attachement idéalisé à cette terre le font refuser de s’engager dans le combat des intellectuels de gauche pour l’arrêt de la guerre et la décolonisation. Christiane Chaulet Achour rappelle que d’autres Français d’Algérie l’ont fait pour démontrer que c’était bien un choix de la part de Camus, choix qu’il est inutile et malhonnête de gommer.
5Elle présente ensuite les lectures importantes qui ont été faites de cette contextualisation algérienne de l’auteur. Elle reprend la plus célèbre, celle d’Edward Saïd, critique palestino-étatsunien, qui engage une nouvelle forme d’analyse des œuvres en les plaçant dans leur contexte socio-politique avec l’idée qu’elles éclairent leur époque et nous permettent de mieux comprendre notre histoire humaine. Après avoir rappelé les grandes lignes de Culture et impérialisme, une synthèse de la lecture que fait Saïd de Camus est proposée. Le critique démontre comment Camus est devenu une « figure impérialiste très tardive » par la dissociation des valeurs morales humanistes qu’il défend et sa position dans la guerre d’indépendance de l’Algérie. Christiane Chaulet Achour affirme ainsi que « ce n’est ni une question de justice ou d’injustice vis-à-vis de Camus, mais d’un regard critique à outiller autrement sur l’œuvre. » En effet, il est malhonnête intellectuellement d’isoler ses propos, de les placer hors-temps, de réduire son œuvre à l’absurde, le soleil et la mer.
6Les études algériennes de l’œuvre camusienne donnent bien à voir ce face-à-face difficile avec un auteur qui défend de fortes valeurs universelles et qui célèbre la terre algérienne tout en niant une partie de sa population et en refusant son indépendance. Christiane Chaulet Achour évoque l’ouvrage Quand les Algériens lisent Camus (2014) qui recense tous les écrits algériens qu’ils soient journalistiques, littéraires ou académiques, auxquels elle ajoute quelques références ultérieures dont le roman Le Dernier été d’un homme dans lequel Salim Bachi met en scène la jeunesse de l’auteur qui, pour lui, est « un témoin de son temps » qu’il faut penser « dans sa totalité et sans a priori idéologique », ce que ne fait pas la lecture patrimoniale comme le démontre la dernière partie de ce chapitre, « la fabrique d’un écrivain patrimonial ».
7Ce processus de patrimonialisation des écrivains est lié à l’impérialisme : il s’agit de représenter la nation à travers sa culture et donc de construire une culture nationale inattaquable, immuable. Et, en ce qui concerne Camus, la nécessité d’en faire un auteur français a effacé toutes les aspérités de ses prises de position et de son œuvre. C’est certainement parce que quelques-unes de ses œuvres sont devenues des références scolaires incontournables liées à une lecture consensuelle figée. Or la recherche vise, au contraire, le détissage sans fin des œuvres pour suivre les chemins de tous ses fils.
8Le deuxième chapitre « Contemporains et différents » permet de situer Albert Camus dans le continuum des voix littéraires de son époque qui ont, elles aussi été confrontées à la cohabitation avec l’Autre, en contexte colonial ou de ségrégation. Elle regroupe tout d’abord trois écrivains proches de Camus pour différentes raisons. William Faulkner, comme Camus, illustre ce moment charnière d’une société ségrégationniste : ils ne soutiennent pas les discriminations raciales mais ne s’engagent pas non plus pour le changement. Jean Amrouche et Gisèle Halimi ont, quant à eux, côtoyé Camus et s’en sont éloignés sur la question algérienne. La synthèse du travail de Réjane et Pierre Le Baut sur la relation entre Albert Camus et Jean Amrouche à travers leurs échanges épistolaires et divers écrits, permet de saisir ce qui creuse le fossé entre les deux auteurs. Enfin, le rapprochement avec Gisèle Halimi qui admirait l’écrivain avant d’être déçue par son refus de soutenir publiquement les causes qu’elle-même défendait pour les militants de l’indépendance algérienne, est révélateur aussi de l’impact de leurs positions sur la guerre d’Algérie dans les débats autour de leur entrée au Panthéon par exemple.
9Les duos suivants permettent de bien contextualiser les prises de position de Camus, de les situer dans le champ des voix littéraires qui se sont engagées à son époque.
10Emmanuel Roblès, comme Albert Camus, est un Français d’Algérie, de gauche. Pourtant, ils proposent deux façons d’habiter l’Algérie et deux lectures du désir d’indépendance. Tout d’abord, Roblès vit et publie en Algérie. Il dirige même une revue dans laquelle il présente des auteurs algériens. En outre, sa lecture du contexte algérien est bien différente. Christiane Chaulet Achour présente son roman Les Hauteurs de la ville publié après le massacre de Sétif, comme un contre-point à celui de L’Étranger : Smaïl, l’Arabe qui a un nom, tue Almaro, un colon fasciste, en pleine conscience. Roblès met en scène dans ce roman la violence coloniale à Alger et fait de l’acte de Smaïl une réappropriation du sol en écho à la notion d’« étranger » de Camus : « je n’étais plus un étranger dans ma ville ». C’est surtout l’affaire Iveton qui marque leur distance. Alors que Roblès sollicite Camus pour soutenir ce Français d’Algérie condamné pour avoir posé une bombe qui ne visait que des dégâts matériels, Camus refuse. Dans sa pièce de théâtre Plaidoyer pour un rebelle (1959), Roblès transpose l’acte d’Iveton dans l’Indonésie qui se bat contre colonisation hollandaise et souligne sa volonté de sabotage et non de terrorisme.
11Le rapprochement avec Aimé Césaire éclaire le contexte de l’appel à la trêve de Camus. En effet, Christiane Chaulet Achour rappelle que cet appel se fait quelques jours avant la réunion à la salle Wagram du comité de soutien à l’arrêt de la guerre dans laquelle intervient Césaire. Son discours, « la fin des colonies », reprend la démonstration de l’équation entre colonisation et « chosification » développée dans son Discours sur le colonialisme qui marque la prise de conscience que ce système est à l’opposé des valeurs humanistes. Alors que Camus veut réformer le système colonial et présente la guerre d’indépendance comme un guerre civile entre deux peuples, les Français et les Arabes, Aimé Césaire en affirme la faille intrinsèque qui appelle à sa destruction.
12Après avoir rappelé le parcours de l’auteur algérien Mouloud Mammeri, Christiane Chaulet Achour met en lumière trois « parallélismes » importants entre les deux auteurs. Le premier se situe entre leurs écrits sur la Kabylie. Jean Grenier, professeur de philosophie des deux auteurs, a publié la dissertation de Mammeri « La Société berbère » en 1938. Il souligne l’importance de ce regard érudit de l’intérieur qui expose les fondements de cette civilisation ayant perduré malgré les nombreuses invasions qu’elle a vécues. L’article de Camus, « la misère de la Kabylie » révèle un regard extérieur sur les conditions de vie des Kabyles. Très marqué par cette pauvreté, Camus la démontre avec des chiffres précis et propose des solutions à sa hauteur de Français d’Algérie : la construction d’écoles parce qu’il est convaincu des pouvoirs de l’éducation pour atténuer les inégalités et la migration dans le Sud de la France qui se dépeuple. Si elles partent d’un sentiment humaniste, ces propositions soulignent que Camus ne s’est pas demandé qui était ce peuple berbère. Le deuxième écho entre les deux auteurs se situe en 1956. Mammeri publie sa « lettre à un Français », qui s’inscrit en contre-point de l’appel à la trêve camusien. Cette opposition est encore plus marquante dans les œuvres littéraires qu’ils publient à cette période. Dans la nouvelle « L’hôte », Camus révèle son angoisse de la montée de la révolte des colonisés à travers le personnage de l’instituteur. Dans sa pièce de théâtre, Le Foehn, construite comme une tragédie grecque, Mouloud Mammeri met également en scène cette montée de la révolte mais en la situant précisément dans une dénonciation de la domination coloniale.
13Ces confrontations avec ses contemporains éclairent la position de Camus, celle d’un réformiste humaniste et celle d’un opposant à la décolonisation qu’il associe à la violence.
14Le troisième chapitre, « Camus comme lieu commun » est consacré à l’appropriation de l’œuvre camusienne. Elle est présente dans tous les discours. Tout d’abord, en politique, quel que soit le clan, Camus est sollicité pour les grandes leçons de vie. De Jean-Luc Mélenchon à Nicolas Sarkozy dont le porte-parole Henri Guaino voulait absolument le faire entrer au Panthéon. Même Georges W. Bush cite L’Étranger pour justifier l’invasion étatsunienne en Irak. De l’autre côté de la Méditerranée, le désir de faire entrer Camus dans la culture algérienne amène également certains auteurs à des lectures étonnantes. Christiane Chaulet Achour donne l’exemple récent de l’essai de Tarik Djerroud Camus & le FLN (2022) qui tente la quadrature du cercle : rapprocher l’écrivain et le FLN autour de leur « amour de l’Algérie ». Cette docu-fiction est symptomatique de la façon dont Camus et ses œuvres sont parcellisés et décontextualisés, perdant ainsi la complexité de leurs significations.
15Un autre exemple de cette lecture simplificatrice de l’œuvre de Camus est l’injonction médiatique à lire ou à relire La Peste pendant l’épidémie du Covid. Cette actualisation sans distance de ce roman révèle cependant que l’écriture de l’auteur est propice à une appropriation qui coupe l’œuvre de sa signification première.
16Enfin, cette appropriation populaire se lit dans un documentaire de Joël Calmettes effectué lors du centenaire de la naissance de l’écrivain. Le réalisateur parcourt le monde pour interroger des personnes qui affirment vivre à travers l’œuvre de Camus. Les exemples donnés par Christiane Chaulet Achour montrent bien comment l’œuvre n’est appréhendée qu’à travers le prisme de ce que les lecteurs veulent y entendre. Cette lecture d’admiration, si elle est indéniablement un droit du lecteur, même si elle s’éloigne parfois des droits du texte, reste problématique quand elle est liée à une patrimonialisation sacralisante, qui gomme les aspérités de l’œuvre et empêche les lecteurs de la questionner pour mieux se questionner.
17La dernière partie de ce chapitre est consacrée aux dialogues littéraires avec les écrits de Camus, qui proposent davantage ce dialogue avec l’œuvre que son encensement. Christiane Chaulet Achour commence par deux romans qui modifient la fin de L’Étranger. Dans Marengo, Marengo, que Magali Hack présente comme un jeu littéraire né des échanges avec ses élèves, la fille de Meursault lui rend visite tous les dimanches dans la clinique psychiatrique où il a été interné, et lui propose un voyage en Algérie dont il ne revient pas. Dans L’Affaire Meurseault, Michel Thouillot, quant à lui, envisage un Meursault qui relit son destin à la lumière du colonialisme. L’analyse du roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, est davantage développée. Elle montre que l’auteur connaît particulièrement bien l’œuvre camusienne et analyse les procédés de la réécriture – l’inversion, la rectification et l’extension – qui mettent en relief les thèmes centraux de Kamel Daoud : la langue, les femmes et l’identité. Le roman algérien offre une lecture de Camus dans la complexité du présent postcolonial de l’Algérie. L’ouvrage récent de Nedjma Kacimi, Sensible (2022) dans lequel, à travers des fragments, l’autrice s’interroge sur l’identité algérienne de l’autre côté de la Méditerranée, pose également la question de la lecture de Camus dans histoire coloniale.
18Ce chapitre sur les dialogues littéraires avec Camus se conclut avec Annie Ernaux dont le projet de se situer « entre la littérature, la sociologie et l’Histoire » est rappelé. Pourtant, l’évocation de la guerre d’Algérie et de l’immigration en France dans son roman Les Années se limite à la perception qu’en avait la majorité des Français sans aucun contre-point malgré les prises de position de l’autrice. De même, quand elle évoque Camus, c’est pour s’identifier à ce transfuge social. Christiane Chaulet Achour affirme que ce qui rapproche ces deux auteurs est une écriture particulière, une « langue républicaine » qui abolit les catégories sociales et vise à toucher tous les publics.
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19L’enjeu de cette somme de plus de quarante années d’analyse de l’œuvre de Camus, de toutes les études qui en ont été faites, de toutes les réécritures et les citations du monde politique, médiatique et littéraire d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, est de tirer les fils de l’œuvre et de sa réception, à partir d’une contextualisation précise, pour donner à entendre toute la complexité de cet « espace de rencontre » qui appelle au dialogue et au questionnement. Percevoir les contradictions de Camus, son impossibilité à voir l’Autre, malgré ses valeurs humanistes indéniables, ses failles, semble beaucoup plus constructif et intéressant que l’utilisation de citations hors contexte. Cette étude se situe donc entre la cancel culture et la patrimonialisation, en somme, à l’endroit exact de ce que se doit d’être la recherche en littérature.