Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Bérenger Boulay

Le voyage, le monde et l’atelier du cosmographe.

Jean-Claude Laborie et Frank Lestringant, édition critique de l’Histoire de deux voyages d’André Thevet, Droz, collection « Travaux d’Humanisme et Renaissance » n° CDXVI, Genève, 2006, 496 pages.

1Lorsqu’il meurt, exactement un siècle après la découverte de l’Amérique, André Thevet, cosmographe de Henri II puis de ses trois fils1, laisse deux ouvrages inédits : Le Grand Insulaire et Pilotage, et l’Histoire de deux voyages, qui emprunte d’ailleurs massivement à l’Insulaire. Inachevé, ce dernier n’a jamais été publié et son manuscrit repose à la BNF sous la cote Ms fr.15452-15453. Quant à L’Histoire, elle n’a jusqu’ici fait l’objet que d’éditions partielles. La transcription intégrale, par Jean-Claude Laborie et Frank Lestringant, des 167 feuillets du manuscrit fr.15454 comble donc une lacune éditoriale en rendant accessible, dans une collection certes onéreuse, l’« ultime tentative du genre de la cosmographie2 », l’Histoire d’André Thevet Angoumoisin, Cosmographe du Roy, de deux voyages par luy faits aux Indes Australes, et Occidentales. Contenant la façon de vivre de peuples Barbares, et observation des principaux points que doivent tenir en leur route les Pilotes et mariniers, pour eviter le naufrage, et autres dangers de ce grand Ocean, avec une response aux libelles d’injures, publiées contre le chevalier de Villegagnon. 

2Rédigée en grande partie par un scribe entre 1585 et 1588, l’Histoire de deux voyages constitue l’ultime occurrence de la matière brésilienne dans l’œuvre de Thevet, après Les Singularitez de la France Antarctique (1557)3 et le livre XXI de La Cosmographie universelle (1575). Par son titre, l’œuvre se présente comme la relation d’une enquête de terrain, l’histor étant d’abord celui qui sait pour avoir vu. C’est donc la « sacro-sainte autopsie » qui doit autoriser le récit. Thevet répond ainsi à Jean de Léry – l’auteur de la fameuse Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, éditée trois fois entre 1578 et 15854 – et surenchérit (deux voyages contre un) pour « reconquérir une réputation ébranlée par les attaques » de ce concurrent huguenot. Comme Léry, et même un peu avant lui, Thevet a traversé l’Atlantique et a séjourné en « France Antarctique », durant la tentative de colonisation menée à la fin des années cinquante par Villegagnon sur les côtes de la baie de Guanabara (Rio de Janeiro). Thevet prétend en outre avoir participé en 1551 à un voyage de reconnaissance en compagnie du pilote Guillaume Le Testu. Les deux voyages se complètent alors et sont  fondus en un récit unique et sans lacune.

3Mais, alors que Léry est parvenu, en mettant en scène « une subjectivité mobile, sensible et agissante », à conférer en somme à son Histoire l’autorité de l’expérience, il n’en est rien dans l’œuvre (presque) homonyme de Thevet. Le « moi » du cosmographe » ne s’exprime que dans la condamnation de concurrents, prédécesseurs ou détracteurs. D’Aristote à La Popelinière, Thevet s’en prend à tous, « aux anciens et aux modernes », « aux vivants et aux morts », Léry restant bien sûr sa cible privilégiée.

4À ce défaut de consistance de l’enquêteur s’ajoute un trouble produit par le choix d’une unique relation ayant pour objet deux voyages qui semblent se confondre entièrement. Non seulement le lecteur est bien en peine de rapporter tel événement à telle navigation, mais Thevet lui-même s’empêtre dans la chronologie relative de ses expéditions, au point de situer la seconde « quelques cinq ans auparavant » la première (chapitre 60, p. 390).

5Un personnage-narrateur inconsistant, une chronologie hésitante : l’ « assise référentielle » du discours vacille. Et pour cause. En 1555, l’expédition de Thevet n’est au mieux qu’une « escapade » : il tombe malade peu après son arrivée et doit être rapatrié au bout de quelques semaines. Quant à sa participation à une expédition antérieure conduite par Le Testu, elle n’est qu’invention permettant la surenchère d’autopsie. Au début des années 1550, le cosmographe effectuait un pèlerinage, au retour duquel il publiait sa Cosmographie du Levant5.

6Le « testament cosmographique » de Thevet apparaît dès lors comme une mystification au ton presque pathétique. C’est que Thevet, qui a pourtant été célébré par la Pléiade après la publication des Singularités, est maintenant attaqué de toutes parts: par les protestants6, par les « Politiques » et aussi par son propre camp où certains, malgré son engagement au côté de la Ligue, le soupçonnent d’avoir la foi vacillante. Thevet est, de plus, perçu comme un autodidacte et  doit s’affirmer face aux doctes qui le rejettent. Il prétend alors s’adresser  aux pilotes pour leur enseigner itinéraires et manœuvres en imitant l’argot du métier,  mais il vaut mieux que ses lecteurs ne soient ni doctes ni surtout d’authentiques marins.

7Celui qui se considère comme le spécialiste du Brésil n’est-il alors qu’un imposteur maladroit ? Bien que Thevet ne voyage plus et n’ait pas accompli autant de voyages qu’il le prétend, sa charge officielle lui permet de recueillir des relations de voyageurs véritables. Thevet invente ou s’approprie des informations en réalité recueillies par d’autres, mais il a pour lui une collecte précoce de matériaux, contemporains de l’implantation française (1555-1560) et même parfois plus anciens. Son cabinet7 est un véritable « Brésil miniature, avec ses artefacts et ses singularités naturelles, ses épées-massues, ses boucliers en cuir de tapir, ses diadèmes et ses manuels de conversation à l’usage des marins et des négociants ». Alors que peu d’écrits nouveaux sur le Brésil circulent en Europe depuis les Singularitez (1557) et les ouvrages de Hans Staden (1557) et Jean de Léry (1578), Thevet peut « révéler par étapes, sur l’espace d’une trentaine d’années, les trésors enfouis dans sa bibliothèque ». Il ne saurait, bien sûr, rivaliser avec les témoignages de colons ou de jésuites portugais « qui bénéficient d’une longue et intime expérience de terrain » et doit pallier le « déficit de l’expérience directe » par des informations de seconde main qui restent sujettes à caution, mais son Histoire  intéresse tout de même l’ethnographe et témoigne d’une réelle intuition d’ordre géopolitique.

8 Thevet approuve certes la conquista, contre les protestants qui, après Las Casas et à l’instar d’Urbain Chauveton traduisant et commentant l’Histoire nouvelle du nouveau monde (1579) de Girolamo Benzoli, stigmatisent la cruauté des Espagnols. En 1584, il fait ainsi place à Pizarre et Cortés dans ses Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres. Mais aux côtés des rois de France, des humanistes, des conquérants et capitaines de guerre, Thevet, renouvelant Plutarque, a le mérite de conférer à six monarques amérindiens la dignité des Grecs et Latins illustres. Il entend par ailleurs, comme les premiers missionnaires jésuites portugais8, attirer l’attention sur la culture indigène, son apport le plus précieux concernant la cosmogonie et l’anthropophagie rituelle  des indiens Tupinamba du Brésil. Le premier, il a compris la « pensée sauvage » et s’est intéressé aux mythes tupi mais aussi aztèques ou iroquois. Levi-Strauss – qui dans Tristes Tropiques décerne pourtant la palme du «bréviaire de l’ethnologue» à l’ouvrage de Léry – a également puisé dans « ce  texte capital pour (…) la connaissance des tribus perdues du littoral sud-américain. »

9Après les échecs coloniaux des Valois au Canada, au Brésil et en Floride, Thevet est aussi  l’un des rares français à percevoir l’opportunité d’un retour vers le Brésil, que le Portugal n’occupe vraiment que dans sa partie méridionale et littorale. L’intuition de Thevet se verra confirmée à partir de 1594, lorsque dans l’entourage de Henri IV on recommencera à envisager une entreprise coloniale au Brésil. Dans la seconde partie du XVIe siècle, un front de conquête est effectivement envisageable dans le nord du pays, que la couronne portugaise ne parvient pas à investir. Or l’évocation du Brésil dans l’Histoire commence justement par un repérage septentrional. Pour explorer la côte nord, il suffit de prendre à droite là où l’expédition de Villegagnon avait d’abord touché terre, au lieu de partir à gauche, vers le sud. Cet itinéraire, Thevet prétend bien sûr l’avoir lui-même emprunté avec Le Testu. Dans un village de la côte nord, il s’entretient alors avec quatre prisonniers indigènes qui lui indiquent quatre itinéraires censés remonter vers leurs régions d’origines (chapitres 16 à 18, p. 132-142) : « Un champ s’ouvre à la conquête, à l’exploration et à l’imagination. » Et pour mieux promouvoir ce projet de colonisation, que la bonne volonté des indigènes facilitera, il n’y a plus qu’à affirmer que le pays regorge de mines d’or et d’argent ignorées par les Portugais. « Au prix de la fiction la plus improbable, Thevet indique un horizon de conquête, qu’il est le seul à pressentir. Il ouvre ainsi un territoire auquel il manque (…) une volonté politique pour prendre forme. »

10« Prendre forme », c’est justement ce à quoi l’ouvrage de Thevet semble ne pouvoir parvenir, tant l’hétérogénéité distingue ce savoureux cas de « tératologie littéraire ». Si le désordre de l’Histoire s’explique en partie par le recours à un scribe qui semble avoir « mélangé ses dossiers, recopiant à la file plusieurs versions d’un même document, parfois le même document à l’identique », nègres et scribes ne sauraient être les seuls responsables de la confusion qui règne dans l’œuvre de Thevet.

11La monstruosité est d’abord, paradoxalement, due à un excès d’homogénéisation. Le cosmographe a dispersé le seul matériau consistant – les données lexicales et ethnologiques concernant la seule société Tupinamba du Rio de Janeiro – sur l’ensemble du territoire brésilien, et plus largement (sud-)américain.

12À cette « tupinambisation » de la matière, pour employer un terme proposé ailleurs par Frank Lestringant9, s’ajoute une manière d’agglomérer toutes les formes que la représentation cosmographique est susceptible d’adopter : « le routier, l’Isolario, le récit, l’anecdote, le dialogue, le guide (chorographique), le dictionnaire, l’énumération raisonnée, la disputatio et la controverse ». Thevet livre pêle-mêle des informations de première ou de seconde main, en un catalogue sans rubriques : « plus l’information augmente en qualité et en précision, et plus l’œuvre se désorganise » et prend l’aspect d’un « archipel innombrable et bigarré ». L’Histoire compile ainsi « des extraits de routier maritime, un vocabulaire canadien-français, des notes d’information recueillies par les truchements normands auprès des Indiens du Brésil, et même une pièce apologétique publiée vingt-cinq ans plus tôt par le chevalier de Villegagnon en réponse à des “libelles d’injures”  huguenots. »

13L’« esprit d’archipel » atteint enfin probablement son comble dans la seconde moitié de l’Histoire, où Thevet se livre allégrement à un collage qui recycle le matériau de ses autres œuvres, les Singularitez, la Cosmographie universelle, les Hommes illustres et surtout l’Insulaire, débité « par pans entiers pour meubler [le] voyage de retour ».

14Comme on l’aura compris, l’introduction proposée par Jean-Claude Laborie et Frank Lestringant – dont les lignes qui précèdent ne constituent qu’une modeste note de lecture – ne ménage pas ce cosmographe un peu pathétique « qui perdait pied dans le naufrage de son siècle et de sa propre mémoire ». Loin cependant de vouloir décourager le lecteur, les deux éditeurs nous assurent qu’« une fois le livre refermé, il reste l’extraordinaire présence d’un monde et d’un homme », d’un homme dont la « truculence verbale » et la « verdeur obstinée » s’exercent en une « fière insolence vis-à-vis des autorités ».

15 Cette édition critique comporte une « notice concernant l’emploi des termes indigènes » et une centaine de pages constituées d’appendices (parmi lesquels une concordance entre l’Histoire de deux voyages et le Grand insulaire), d’une bibliographie et d’une section « index et glossaires ». Dans l’introduction et les nombreuses notes, Jean-Claude Laborie, qui a pris en charge la saisie du texte, commente la part américaine de l’œuvre de Thevet tandis que Frank Lestringant, chargé d’éclairer les sources livresques et les allusions historiques et littéraires, rappelle le cadre européen dans lequel elle s’inscrit.