Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Eleonora Bellentani

Traduction et écriture : l’art de Gianni Celati

Gianni Celati, Narrative in fuga, éd. Jean Talon, Macerata : Quolibet, coll. « Compagnia extra », 2019, 348 p., EAN 9788822903099.

1Narrative in fuga (2019), l’un des derniers livres de Gianni Celati, écrivain et traducteur italien parmi les plus importants, s’avère une véritable summa poetica de l’auteur. Recueil d’anciennes introductions et postfaces, ce livre nous permet de mieux comprendre le rôle joué par la traduction dans son parcours artistique, et de prêter attention à certains auteurs qui ont marqué sa vie littéraire et intellectuelle. Ce n’est pas peu de chose : comme le dit Franco Nasi, « [o]n est ébahi non seulement par les nombreuses langues qu’il traduit, mais surtout par la quantité, la variété et l’importance des textes auxquels il s’est mesuré1 » [« [c]’è da restare sbalorditi di fronte non solo alle diverse lingue da cui Celati traduce, ma soprattutto alla quantità, varietà e importanza dei testi affrontati »]. Narrative in fuga met en lumière cette pluralité : l’ouvrage se compose de trois sections, chacune dédiée aux auteurs d’une zone géographique précise. Les lecteurs se retrouvent ainsi face à certains des auteurs américains les plus connus (entre autres, Herman Melville, Mark Twain et Jack London), quelques-uns des écrivains français les plus novateurs (Stendhal, Louis-Ferdinand Céline, Henri Michaux, Georges Perec) et certains des auteurs irlandais les plus appréciés (Jonathan Swift, Flann O’Brien, James Joyce, Samuel Beckett). Ce sont des auteurs dont l’écriture est caractérisée par une certaine musicalité, l’un des traits stylistiques qui fascinent le plus Celati : c’est en effet en raison de leur attention au rythme et à la sonorité de la langue qu’il choisit de les traduire.

2La plupart des textes recueillis dans ce volume accompagnaient les traductions de Celati lors de leur publication, mais il y a également trois essais critiques que Celati avait rédigés pour accompagner des traductions d’amis et collègues : Da un castello all’altro [D’un château l’autre] de Louis-Ferdinand Céline, traduit par Giuseppe Guglielmi, Un uomo che dorme [Un homme qui dort] de Georges Perec, traduit par Jean Talon, et La miseria in bocca [An Béal Bocht] de Flann O’Brien, traduit par Daniele Benati. Il s’agit, là encore, d’un choix délibéré de l’auteur : Celati se penche sur les traducteurs et les écrivains-traducteurs qui sont le plus proche de sa poétique de la traduction.

« Traduire n’est au fond que la véritable manière de lire un texte2 »

3On peut donc considérer Narrative in fuga comme un hymne à la littérature et à l’art de la traduction, une plongée dans des réflexions marquées par le regard personnel de l’auteur, qui s’éloigne de ce qu’il appelle, dans l’essai Tra “skaz” e “sprezzatura”. Problemi di traduzione da Beckett3, « l’illusion de la totalité […] une illusion universitaire, car l’universitaire doit forcément démontrer qu’il a exhaustivement compris le texte, pour pouvoir le réduire à une série de concepts ou bien de schémas de lecture qu’on peut divulguer4 » [« l’illusione della totalità […] un’illusione universitaria, perché l’universitario deve per forza dimostrare di aver capito esaurientemente il testo, per poterlo ridurre a una serie di concetti o schemi di lettura divulgabili »]. Celati ne se propose pas de divulguer des concepts : la réflexion sur le style et la poétique de l’Autre, dont les essais du recueil s’avèrent le fruit, lui a permis de réfléchir sur son style et sa poétique, ainsi que sur son activité de traduction. En donnant sa lecture des œuvres qu’il traduit, il illustre aussi sa démarche traductive ancrée surtout dans le respect de la sonorité des textes : son but est de conserver leur dimension phonique, en respectant le rythme et la musicalité qui les caractérisent.

4Pour ce faire, Celati se propose d’établir « une relation […] affective avec le texte à traduire. Cette relation se fonde sur une écoute attentive, et sur un dialogue profond avec [le] texte […] dans la tentative d’en faire entendre la voix, tout en parlant avec sa propre voix5 » [« una relazione […] affettiva con il testo da tradurre. Tale relazione si basa su un ascolto attento, e su un dialogo profondo con [il] testo […] nel tentativo di farne sentire la voce, pur parlando con la propria voce »].

Expérience et réflexion6

5Dans le parcours littéraire et intellectuel de Celati, la traduction s’est manifestée non seulement en tant que « pratique », mais aussi « en tant que réflexion sur la langue et sur la transposition linguistique et culturelle7 », pour reprendre les mots de Marina Spunta. Narrative in fuga témoigne de ce second aspect : ici, la réflexion de Celati présente plusieurs facettes et, pour bien analyser le recueil, il faut l’envisager sous tous ses aspects. D’abord, ces essais se fondent sur une étude attentive des textes traduits : l’une des analyses les plus frappantes est par exemple celle que Celati dédie à Guignol’s Band I et II et à sa traduction.

6Musica di Céline [Musique de Céline], essai dont le titre est déjà évocateur, porte sur la dimension sonore de l’écriture de Céline : plus précisément, Celati propose d’examiner la musicalité de son style. Pour ce faire, il se focalise d’abord sur les points de suspension, trait saillant de l’écriture célinienne qui l’a guidé lorsqu’il traduisait : « les points de suspension m’ont guidé pour retrouver la voix de Céline dans mon oreille. Ça, c’était le son d’une langue désormais disparue » [« i puntini di sospensione sono stati la mia guida per ritrovare nell’orecchio la voce di Céline. Quello era il suono di una lingua ora scomparsa del tutto », p. 152]. Cette langue, c’est le vieux parler argotique, qui dans l’écriture célinienne devient une véritable « langue littéraire autonome qui fait du rythme la clé de voûte de son mode d’expression ; et c’est le développement d’une oreille fine, ainsi que d’une capacité d’écoute » [« lingua letteraria autonoma che fa del ritmo la chiave di volta del suo modo di esprimersi; ed è lo sviluppo d’una capacità d’orecchio, d’una capacità d’ascolto », p. 152]. La traduction de Celati de Guignol’s Band I et II nait de la découverte du rythme, qui s’avère l’un des fondements de sa poétique d’écrivain et de traducteur.

7La découverte du rythme, pour Celati, est enracinée dans l’activité de traduction : en effet, comme il se penche sur des auteurs qui réinventent la langue aussi du point de vue phonique, l’un de ses buts est de recréer la musicalité et la progression rythmique des textes, de manière à ce que sa traduction puisse reproduire sur ses lecteurs le même effet que ces œuvres produisaient sur les lecteurs originaux. Cette sonorité est évidente dans la prose exubérante d’auteurs tels que Céline, Beckett ou Joyce, avec lesquels il entretient une sorte d’affinité élective. Un fil rouge se déroule alors, liant le style musical de ces écrivains à la poétique de la traduction et de l’écriture celatienne.

8Traduire Céline a également permis à Celati de se pencher sur l’oralité, élément qui caractérise aussi The Adventures of Tom Sawyer de Mark Twain. Dans l’essai Mark Twain e l’invenzione dell’americano [Mark Twain et l’invention de l’américain], Celati analyse ce qu’il considère, ainsi que l’indique le titre, comme l’invention de Twain, à savoir ce qui se fait non pas à travers le lexique ou les usages idiomatiques des mots mais via les différentes manières de les articuler. Certes, on ne peut pas imiter les traits de l’énonciation, mais on peut les réinventer et créer une nouvelle forme reconnaissable au niveau écrit, dont l’identification dépend de l’écart existant entre une forme officielle et une forme normalement considérée irrégulière : voilà ce qui a guidé Celati lorsqu’il traduisait les dialogues entre Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Tout comme Twain, il a voulu évoquer un usage irrégulier et non scolaire de l’articulation, afin de recréer un parler naturel : c’est ce choix qui rend sa traduction créative et novatrice dans l’histoire de la traduction italienne8.

Une réverbération continuelle : la voix de l’Autre dans l’écriture de Celati

9La résonance, c’est avant tout une question de réverbération. Dans le cas de la traduction, c’est une réverbération constante, qui s’avère le fruit d’un échange continuel entre l’Autre (l’auteur traduit) et le traducteur : cela est d’autant plus vrai si le traducteur est aussi écrivain. Ainsi, l’écriture du traducteur-écrivain, et donc sa voix, se réverbère dans sa traduction de l’Autre, alors que la voix de l’Autre se réverbère dans l’écriture du traducteur-écrivain. À la lumière de ces considérations une question surgit : comment peut-on retrouver la réverbération de l’Autre dans l’écriture de Gianni Celati ? Peut-on percevoir les effets de ce corps-à-corps du traducteur avec les auteurs qu’il traduit ?

10Certes, cette observation n’est pas aisée : comme Celati n’a déclaré nulle part que la traduction de certains auteurs avait influencé son écriture, il est bien difficile de deviner quelles sont leurs réverbérations dans ses créations littéraires. Or, comme le dit Franco Nasi dans l’article « Stile e traduzione: scrittura degli affetti e competenza narrativa9 », lire les traductions de Celati nous aide à mieux comprendre les changements de sa poétique ainsi que les variations de sa conception de la traduction et de l’écriture. En effet, tout comme chaque création littéraire change l’auteur qui l’a conçue, la pratique de la traduction et, conséquemment, chaque texte traduit s’avère une expérience capable de transformer le traducteur :

costringe il traduttore a mettere in gioco non solo le proprie competenze, ma il proprio stile, il proprio modo di essere nella scrittura, nel tentativo di rendere ancora vivo quel testo in uno spazio linguistico ed estetico differente10.

cela force le traducteur à mettre en jeu non seulement ses compétences, mais aussi son style, sa manière de demeurer dans l’écriture, dans la tentative de maintenir ce texte vivant dans un espace linguistique et esthétique différent.

11Franco Nasi s’est proposé de lire deux traductions de Celati dans le but de montrer leur influence sur le style de l’auteur : les textes qu’il a choisi d’analyser sont les traductions de The Adventures of Tom Sawyer et The Call of the Wild, textes sur lesquels Celati lui-même réfléchit et qui font l’objet de deux essais présents dans Narrative in fuga. Le chercheur a choisi ces deux traductions, rédigées respectivement en 1979 et 1986, parce que Celati les a réalisées durant une période qui voit son style changer significativement : c’est un changement qu’on peut remarquer dans les œuvres des années 1980 par rapport aux compositions littéraires des années 1970. Comme le dit Marco Belpoliti, cela dérive probablement aussi de l’intense activité de traduction de Celati11.

12La traduction de Tom Sawyer s’avère la probable conclusion d’un parcours de recherche, dont les étapes sont constituées par l’étude de Joyce, les traductions de Swift et Céline et les compositions littéraires des années 1970. Pour reprendre les termes de Franco Nasi, cette période est caractérisée par « une significative déformation expressionniste du langage littéraire [de Celati], ainsi que par l’antagonisme de l’auteur à l’égard des idéologies occidentales12 ». En traduisant le roman de Mark Twain, Celati s’attache principalement aux variétés linguistiques déployées par l’écrivain : en revanche, lorsqu’il traduit The Call of the Wild, Celati néglige volontairement les variétés linguistiques présentes dans le roman et privilégie sa dimension sonore et musicale : sa préoccupation majeure, c’est de soigner le ton et la cadence propres à une narration épique. Comme il le dit dans sa note de traduction :

la lingua semplice usata da Jack London […] a momenti sembra la lingua d’un poema sui primordi del mondo […] con inversioni poetiche, allitterazioni, ripetizioni, che danno un tono da fabulazione mitica d’altri tempi. (p. 57)

la langue simple utilisée par Jack London […]ressemble parfois à la langue d’un poème sur les origines du monde […] avec des inversions poétiques, allitérations, répétitions, qui donnent un ton typique d’une fabulation d’autrefois.

13Ainsi, la traduction de The Call of the Wild est-elle la preuve qu’une narrativité plus lente, plus détachée succède à la période expressionniste dont la traduction de Tom Sawyer est l’épilogue probable.

14La traduction se révèle donc une rencontre entre la poétique de l’auteur et la poétique du traducteur : si le traducteur est aussi écrivain, son style changera au fur et à mesure. Véritable acte créatif, la traduction s’avère pour les écrivains une manière de forger leur propre style.

*

15Narrative in fuga, recueil de réflexions qui sont le témoignage d’un amour profond pour la littérature et la traduction, ainsi qu’un exemple de sensibilité et d’intelligence fine, s’avère un texte précieux pour mieux comprendre comment traduction et écriture s’influencent réciproquement dans le parcours littéraire de Gianni Celati, le menant vers une métamorphose à la fois poétique et stylistique. Lire Narrative in fuga, c’est retrouver la réverbération de l’Autre, en continuant donc le jeu de résonances de la traduction.