Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Février 2025 (volume 26, numéro 2)
titre article
Colette Camelin

Du tissu végétal au tissage des textes

From plant tissue to the weave of texts
Rachel Bouvet, Stéphanie Posthumus, Jean-Pascal Bilodeau, Noémie Dubé, Entre les feuilles. Exploration de l’imaginaire botanique contemporain, Montréal, Presses de l’Université du Québec, coll. « Approches de l’imaginaire », 2024, 332 p., EAN 9782226397942.

1Leaves of Grass : feuilles d’herbe, feuilles d’arbre, feuille de poèmes, Whitman relie la croissance de la végétation la plus humble à celle de sa vie et à celle de ses poèmes1. Entre les feuilles reprend la polysémie de « feuilles » dans un contexte écopoétique et géopoétique où l’étude de la végétation, des lieux et de leur histoire sont mis en relation avec des textes littéraires. Parmi les feuilles de végétaux et celles de livres multiples, le lecteur explorera quatre espaces : l’herbier, le jardin, le champ et la forêt. Cet ouvrage offre la synthèse d’enquêtes menées depuis 2017 dans le cadre du groupe de recherche « L’imaginaire botanique et la sensibilité écologique » organisé par des explorateurs de terrains et de bibliothèques appartenant à plusieurs universités du Québec. L’approche botanique de la littérature est fondée sur des pratiques collectives : lectures et écritures partagées, marches en forêt, observations sur le terrain des plantes et de leurs lieux de prédilection, jardinage, plantation d’arbres2… Comment la littérature permet-elle de se connecter avec le végétal ? Comment permet-elle de s’ouvrir à l’altérité radicale des plantes ?

2L’essai articule de manière rigoureuse et subtile ces expériences sensibles de couleurs, de textures, d’odeurs « boisées, florales, fétides ou sucrées » à des études lexicales précises et aux analyses de trente œuvres littéraires contemporaines, publiées depuis 1980 ; la majorité du corpus se situe entre 2000 et 2021. Il comprend une grande variété de genres : roman, récit de voyage, récit historique, herbier littéraire, thriller, roman apocalyptique. L’éclatement des genres littéraires est une des manières d’approcher « l’altérité végétale ». Au fil des études, d’autres « stratégies » apparaissent : conjugaison des registres vernaculaires et botaniques ; emprunts à différentes langues ; invention de plantes fictives ; plantes narratrices ; superposition de plusieurs trames narratives…

3La problématique de « l’approche botanique des textes littéraires » part du postulat « selon lequel les plantes ont leur propre manière d’être dans le monde ». Il s’agit « d’observer comment celle-ci est articulée dans l’espace du récit ». Le parti pris est résolument transdisciplinaire puisqu’il sollicite l’histoire culturelle, l’écopoétique, la philosophie, l’histoire, la géographie, des savoirs autochtones, et la botanique abordée selon des méthodes scientifiques, mais aucun scientifique n’a participé à l’analyse des textes ou à l’écriture de l’essai. Des artistes et des écrivains ont aussi contribué à transformer le regard sur le végétal.

4Le principe végétal est situé au cœur même de l’essai, « concept moteur de l’exploration de l’imaginaire botanique ». L’approche anthropocentrique du végétal est ainsi remise en cause, au profit de « l’attention à la manière dont une plante habite la terre ». Certains botanistes comme Francis Hallé, Robin Wall Killerer, l’architecte écologiste Gilles Clément et un philosophe comme Emmanuele Coccia considèrent les plantes « comme des êtres communicants, perceptifs et intelligents » — ce que disent également, d’une autre manière, des savoirs ancestraux autochtones. Loin de tenir la plante comme un être immobile, enraciné sur un étroit territoire, servant de nourriture à de multiples autres vivants, la biologie contemporaine insiste sur l’agentivité de la plante, « un sujet mouvant et émouvant », capable de mobiliser tant d’autres êtres vivants pour croître, se reproduire, se défendre…

5Les auteurs se réfèrent aux méthodes de la géopoétique attentive aux représentations de l’espace et aux mouvements qui le parcourent. Ils ont aussi repris les principes de l’écopoétique qui travaille à remplacer la domination des humains sur les autres vivants par des pratiques de réciprocité. Les plantes ne sont pas un décor mais des sujets différenciés et agissants : « C’est en apprenant à voir en chaque herbe un individu original, irremplaçable et porteur de vie que l’homme peut s’apprendre lui-même et comprendre qu’il en va là de la reconnaissance de sa propre vie » (Denise Le Dantec).

6Ce livre nous invite à progresser sur des sentes de bêtes depuis des espaces largement transformés par des pratiques humaines séculaires — l’herbier, le jardin, le champ — jusqu’à la forêt, espace moins anthropisé que les trois autres. Chaque chapitre est indépendant, ce qui permet au lecteur de vagabonder parmi les feuilles selon ses intérêts du moment ; mais tous les chapitres comportent la même structure en spirale, des confins à l’immersion : d’abord un aperçu général de la plante éclairé par plusieurs textes littéraires, puis une description botanique, mise en valeur au cœur du chapitre sous la forme d’un court encadré. Ensuite les analyses de plusieurs œuvres littéraires développent la complexité de cette plante, associée au contexte naturel, historique et culturel de son milieu. Les « portraits » de neuf plantes s’offrent à la curiosité et au plaisir du lecteur : le caféier, exemple de mobilité des plantes ; l’orchidée dans « l’herbier » ; l’igname, le rosier et la pomme de terre au « jardin » ; dans les « champs », la canne à sucre, le figuier et l’ortie ; en « forêt » la fougère.

7Au premier chapitre, consacré à l’agentivité des plantes, le caféier (coffea spp.) est relié aux rituels soufis puis à la monoculture moderne. Ces enquêtes nourrissent la dimension « alchimique » du roman Le maître de café d’Olivier Bleys — en deçà de la séparation entre les disciplines scientifiques, les arts et la spiritualité. Le chapitre suivant, « L’herbier » implique une réflexion sur la forme de recueil : conservation de la plante, dessins, description scientifique et/ou littéraire, listes. Au milieu du chapitre, l’orchidée (Orchidacea) trône en majesté, princesse dépendante cependant d’un insecte pour se reproduire et d’un champignon pour croître. La présence de plantes conservées, retrouvées ou imaginées anime des livres de Humboldt, Gascar, Le Clézio, Denise Le Dantec, Katrina Kalda et Volodine. L’herbier scientifique veille sur des choses mortes mais augmente le savoir sur la plante, il « épuise en quelque sorte le réel ». L’herbier littéraire en revanche rend « leur vivacité aux plantes », « témoigne des rôles fondamentaux qu’elles jouent dans la vie humaine » et provoque « une rencontre sur le plan de l’imaginaire avec la plante, la fait exister dans l’univers psychique des lectrices et des lecteurs » qu’il « sensibilise à sa beauté, à sa singularité, à son altérité ».

8Le jardin établit un réseau de relations entre plantes cultivées et sauvages, insectes, oiseaux, petits (taupes, mulots) et grands mammifères (humains). Le lecteur découvrira de multiples formes d’écriture et de multiples jardins : jardins créoles, forêts-jardins, jardins intimes, jardins de curé, friches et jardins-refuge.

9Le chapitre sur le champ montre la continuité entre l’exploitation végétale-humaine de la plantation (« Maudition de la canne », Raphaël Confiant, Commandeur du sucre) et la monoculture industrielle : la glace à la fraise prend un goût détestable quand on imagine les mains rongées des enfants qui ramassent ces fruits transformés sur place en crème glacée (Le Clézio, Ourania). Comme ces modèles agricoles ont détruit des modes de vie autosuffisants, les trois-quarts des personnes souffrant de pauvreté sont des ruraux qui cultivent des végétaux pour l’exportation sans avoir de quoi se nourrir eux-mêmes. Pour casser ce cycle de destructions de plantes et d’humains, on peut mettre en place des arts du faire-avec : travailler avec la nature non contre elle (Catherine et Raphaël Larrère), comme dans la permaculture. Des récits peuvent réconcilier agroécologie et traditions de peuples premiers, proposer des terrains d’expérimentation pour imaginer de nouveaux modèles.

10L’imaginaire botanique de la forêt est difficile à cerner à cause de son immensité, déployée dans l’espace et le temps (les forêts sont présentes sur la terre depuis 380 millions d’années, elles ont l’aspect que nous connaissons aujourd’hui depuis environ 15 000 ans). Si la figure centrale est l’arbre, la communauté d’arbres ne peut vivre sans une multiplicité d’autres plantes et d’animaux qui coopèrent. Le chapitre développe des dimensions imaginaires de la forêt à partir de la lecture de plusieurs romans : « forêt-confins », espace de libération ; « forêt-herbier », lieu foisonnant de biodiversité ; « forêt-champ », réservoir de matière ligneuse ; « forêt-jardin » : lieu de résistance, envers de la plantation, le jardin créole refuge offre un nouveau lieu d’intimité, de camaraderie interspécifique pour les esclaves marrons. La « forêt enchevêtrée », archipélagique, de la mangrove correspond aux récits enchevêtrés de Traversée de la Mangrove (Maryse Condé). Au plus profond, le lecteur découvre l’altérité irréductible de la taïga avec Blanc Résine d’Audrey Wilhelmy où sonnent de multiples langues autochtones. Ainsi « revenir à la forêt, ressentir la forêt, défendre la forêt, c’est aussi et surtout repenser notre manière d’habiter le monde pour retrouver notre place au sein des relations interspécifiques ».

11Si les équipes de recherches poursuivent leurs travaux, je leur proposerai de situer plus précisément le contexte philosophique. Les références à l’ontologie de Heidegger ne me semblent pas correspondre au propos développé car elle assigne une place figée aux êtres identifiés selon leur origine. Solliciter la phénoménologie de Merleau-Ponty qui analyse l’entrelacs du corps et du monde serait plus pertinent, ainsi que « l’approche mésologique » d’Augustin Berque qui étudie les relations entre les êtres et leurs milieux.

12En plus de donner aux lecteurs le plaisir découvrir des plantes fascinantes et des textes littéraires variés et forts, et c’est l’essentiel, ce livre crée des ponts entre différents publics : chercheurs de disciplines diverses, artistes, botanistes, écologues, amatrices et amateurs de plantes. Il tisse connaissances en botanique et sensibilité littéraire : « apprendre à connaître et à reconnaître les plantes tant dans les œuvres que dans le réel s’est aussi révélé le moteur d’un éveil aux questions et enjeux territoriaux et environnementaux tels qu’ils s’actualisent dans nos milieux de vie. »