
Lire autour du texte : comprendre et analyser les médiations de la lecture
1À rebours d’une représentation de la lecture qualifiée dans l’ouvrage de « littéraire », qui consiste à penser la lecture comme un rapport immédiat, qu’un sujet sans corps et sans histoire ni situation sociale, entretient avec le texte, la monographie de Cécile Barth-Rabot se présente comme un ouvrage essentiel pour approcher la lecture comme une pratique, c’est-à-dire « un ensemble d’actions et de discours, eux-mêmes pris dans une temporalité, dans des contextes sociaux et des interactions » (p. 12). Le travail de Cécile Barth-Rabot vient donc nettement enrichir la recherche sociologique française d’affiliation bourdieusienne sur les pratiques de lecture, ouverte notamment par les travaux de Gérard Mauger, Claude Poliak, Bernard Lahire ou encore Christian Baudelot et Christine Détrez, et leurs émules. L’ensemble de ces travaux entend en effet se distancier d’une définition normative et institutionnelle de la lecture, qui est marquée par un rapport esthète au texte, centrée sur l’objet livre et sur une hiérarchie de légitimité entre les auteurs et les genres (p. 19-20). Il s’agit alors de mettre en exergue et d’interroger les normes et impensés « qui imprègnent les pratiques et les discours en matière de lecture » (p. 19), que Cécile Barth-Rabot attribue à l’institution scolaire et plus largement au champ littéraire.
2Il s’agit en particulier pour la chercheuse de tenter de « comprendre les logiques de cette pratique » (ibid.) qu’est la lecture à travers l’étude de ses « médiations », souvent oubliées dans la conception de la lecture littéraire, qui constituent « tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, s’intercale entre l’auteur (ou son geste créateur) et le lecteur (et sa réception des textes) » (p. 14). Les manifestations de ces médiations correspondent à « l’ensemble des mécanismes et processus qui, au-delà des acteurs et de leurs intentions, participent de facto à déterminer les perceptions (et donc les “consommations” et les “réceptions”) » (p. 15).
3Le travail de Cécile Barth-Rabot est donc ambitieux, puisqu’il entend souligner et explorer la diversité des médiations de la lecture, qu’elles soient symboliques, matérielles ou institutionnelles. L’ouvrage se présente en quatre parties. Il s’agit dans un premier temps d’observer les valeurs entourant la lecture en France, et en particulier l’objet-livre, à travers l’analyse des discours et des politiques publiques qui ont contribué à faire de la lecture une « grande cause nationale ». Il s’agit ensuite d’analyser ce qui fait qu’on dit lire et qu’on lit : Cécile Barth-Rabot se penche sur les conditions immatérielles (les perceptions de la lecture et de sa propre pratique) mais aussi matérielles (le temps et l’espace à soi) qui mènent certain et certaines à se positionner comme (non-)lecteurs ou (non-)lectrices. Il s’agit dans une troisième partie d’interroger ce que la chercheuse appelle « les logiques du choix » des objets de lecture : sont explorées les valeurs accordées aux genres et aux livres dans les discours sur la lecture, mais aussi les techniques parfois très pragmatiques par lesquelles les individus choisissent ces objets (comme le recours au chariot de bibliothèque) et opèrent ainsi un « double processus de sélection et d’exclusion » (p. 162). Il s’agit dans un dernier temps de se demander ce qui constitue les postures de lectures, du rapport à l’objet physique de la lecture qu’est le livre papier ou numérique, aux usages que font les lecteurs et lectrices des textes, entre lecture scrupuleuse, braconnage1 et relecture, ou encore lecture d’évasion, de réconfort, de savoir ou de sens, etc. Il s’agit aussi de s’interroger sur ce qui détermine le processus d’appropriation d’un texte, c’est-à-dire le processus par lequel « un sujet interprète et apprécie un texte » (p. 247).
4Il faut alors souligner la diversité et la quantité des sources mobilisées dans l’ouvrage. Les ressources bibliographiques que Cécile Barth-Rabot exploite sont importantes et ont le très grand mérite de puiser dans une diversité de champs disciplinaires qui ont chacun alimenté les recherches sur la lecture et ses pratiques : la sociologie, mais aussi la didactique, l’histoire, la bibliothérapie, l’anthropologie, etc. sont ainsi convoquées. C’est cette diversité bibliographique mais aussi celle des sources de terrain, en particulier les entretiens, sélectionnés dans les enquêtes de la chercheuse, de ses étudiants et étudiantes et dans d’autres enquêtes sociologiques sur la lecture, qui donnent à l’ouvrage son caractère de somme et son originalité.
5L’ampleur des sources mobilisées permet en effet à la chercheuse de donner leur importance à des médiations de la lecture facilement passées sous silence, comme le rôle de la bibliothèque et des bibliothécaires qu’elle connaît bien, ou encore l’intérêt porté aux médiations que sont les conditions matérielles et psychologiques de la lecture, par exemple ce qui facilite la capacité à « faire silence en soi » (p. 145). On soulignera ici le grand souci apporté à la compréhension des logiques individuelles des pratiques de lecture par la chercheuse. Celle-ci rappelle en effet l’importance des trajectoires sociales et des socialisations qui constituent la carrière lectorale des individus, mais aussi les conditions sociales de la subjectivité lectorale. Ainsi celles du choix du texte, qui président non seulement à l’achat ou à l’emprunt de ce dernier, mais aussi de la décision de le lire (p. 162-163), ou encore celles des appropriations et interprétations d’un texte.
6C’est peut-être d’ailleurs la dimension exhaustive du projet qui en constitue parfois les limites, dans la mesure où on se surprend à souhaiter que certaines analyses passionnantes soient davantage développées et exemplifiées. Le recours à des terrains d’enquête déjà effectués empêche ainsi sans doute de tester des hypothèses en entretien, comme le rôle des attentes qui président au choix de lecture, tel l’état d’esprit ou de fatigue dans lequel le lecteur ou la lectrice se trouve au moment de lire (p. 180-181), le temps dont il ou elle dispose pour lire ou encore le rôle de la quatrième de couverture (p. 208).
7La diversité des sources qui fait la richesse de l’ouvrage crée aussi parfois un rapport flou à leur énonciation et au degré d’adhésion qu’on peut lui accorder, ce que la rédaction ne clarifie pas toujours : un écrivain ou un homme politique qui défend la lecture est-il ici cité au même titre qu’un universitaire ou au même titre qu’un enquêté ? De même, le caractère daté de certaines sources (certaines enquêtes et leurs entretiens datent de la fin des années 1980) n’est pas réellement compensé par un intérêt pour les médiations de la lecture les plus récentes, dans lesquelles internet joue un rôle important, en particulier. N’est ainsi pratiquement pas abordée la circulation des textes sur les réseaux sociaux à travers les productions comme les fanfictions ou encore les BookTubes, le BookTok ou le Bookstragram, qui favorisent pourtant des prescriptions lectorales éloignées de celles de l’École et qui ont pour effet de changer non seulement le paysage éditorial mais parfois même les modalités de création des textes (comme ce fut le cas pour Cinquante Nuances de Grey, en parti écrit à la suite des retours des fans auprès de son autrice).
8C’est en définitive l’absence d’interrogation de la réception empirique de certains textes précis qui peut faire l’objet d’un certain regret à la lecture du travail de Cécile Barth-Rabot. L’étude des médiations de la lecture semble imposer dans un premier temps un tel retrait du texte, trop facilement mis en avant dans la conception littéraire de la lecture. Mais on peut défendre que la question de l’appropriation des textes, abordée en quatrième partie, ne peut se penser indépendamment de l’examen des textes lus et de la façon dont les enquêtés et enquêtées en parlent. La chercheuse écrit ainsi que « la capacité d’un texte à nous toucher [est] moins liée aux propriétés de ce texte qu’à notre propre capacité à, dans un double mouvement, nous laisser surprendre par lui et nous l’approprier » (p. 274). La rencontre entre un texte et son lecteur ou sa lectrice, si elle doit être mise à distance quand il sert à créer un mythe qui véhicule des normes et hiérarchies qui permettent de classer et distinguer les corpus et les individus, a pourtant une existence sociale : elle existe dans la trajectoire des individus lecteurs et lectrices, à laquelle elle peut donner une direction ou une autre, au même titre qu’une rencontre avec une personne réelle peut infléchir un parcours de vie tout entier.