
Focus sur un point d’ancrage négligé de l’imaginaire auctorial moderne
1Il est des livres qui, partant d’une question très précise, brassent des mondes. Tel est le cas de cette recherche d’Aude Bonord sur la présence de François d’Assise dans la littérature de langue française des xxe et xxie siècles. En trois temps, elle donne à cette question une envergure théorique majeure qui convoque les contenus littéraires, les postures d’auteurs et les formes de l’écriture modernes et contemporains. Et ce qui aurait pu paraître anecdotique — les représentations d’une figure médiévale — s’avère au contraire l’occasion d’un coup de projecteur puissant sur les enjeux fondamentaux de la création littéraire.
2Remarquons d’abord que le corpus réuni est étonnamment vaste : les allusions au saint de l’Ombrie sont nettement plus nombreuses qu’on ne pourrait l’imaginer, tant chez les auteurs chrétiens que chez les écrivains non-confessionnels. L’abondante bibliographie en fin de volume et l’index des noms cités en étalent la preuve, et l’on apprécie d’autant plus l’analyse extrêmement précise et fine qui fait intervenir chaque œuvre ou auteur à bon escient en faisant valoir leur complexité. Certains auteurs emblématiques sont invoqués tout au long de l’ouvrage : Blaise Cendrars, Joseph Delteil, André Dhôtel, Roland Dorgelès, Max-Pol Fouchet, André Gide pour la première moitié du xxe siècle, Christian Bobin, Sylvie Germain, Yannick Haenel, Claude Louis-Combet et Pierre Michon pour la fin du xxe siècle et le xxie siècle. Mais on croise aussi des auteurs tels que Georges Bernanos, François Cheng, Paul Claudel, Julien Green, Pierre Guyotat, Romain Rolland, Antoine Volodine et beaucoup d’autres : le panorama littéraire brassé est impressionnant. L’imprégnation de la figure du Poverello ne fait dès lors plus de doute ; on comprend que son image est devenue une figure mythique qui, comme toutes les autres qui ne sont plus transmises par une voie institutionnalisée, marque les imaginaires par innutrition, sans nécessaire référence aux sources initiales, et peut incarner des valeurs sélectionnées par chacun en fonction de ses propres priorités et de son idéologie.
Critiquer l’époque contemporaine
3Dans cet ensemble foisonnant, Aude Bonord trace trois lignes directrices. En premier lieu, elle observe comment le saint médiéval offre aux auteurs, sous des angles divers, un appui à la critique de leur époque. Elle montre les divergences d’interprétation et d’usage de la figure entre ceux qui, au sortir de la Grande Guerre, fuient la brutalité au point d’édulcorer le portrait de François, chantre de la joie et ami des oiseaux, et ceux qui voient en lui un anarchiste mû par un idéal révolutionnaire, récupéré par le socialisme et le communisme. L’image de cette personnalité complexe se simplifie en se démultipliant. Certains catholiques préfèrent le figurer en ascète en opposition au matérialisme grandissant ; d’autres voient en lui au contraire un amoureux de la vie sans aucune hostilité pour l’ici-bas, un homme dont la spiritualité libre s’accorde aux tendances anticléricales. Un point commun à cet éventail de facettes : tous, croyants ou non, s’accordent sur son aspect révolutionnaire et créateur. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’image du saint coïncide avec celle du chevalier et l’on redécouvre les épisodes de sa vie où il impose la justice avec violence. À l’issue du conflit, il se mue en héros de la paix, sa pauvreté volontaire mais joyeuse permet l’identification utile en période de reconstruction. Il devient alors une nouvelle incarnation du sage, au cœur d’un dialogue interreligieux possible et aussi hors croyance. Son lien étroit avec la nature et le monde animal permettent peu à peu de faire de lui un emblème du combat écologique, en accord avec les théories de la décroissance et l’altermondialisme. Enfin, son choix de l’humilité se comprend au xxie siècle comme celui de l’intériorité en opposition au primat des apparences, celui de l’authenticité contre le factice et de la beauté de la fragilité contre la glorification de la force.
4Le paysage littéraire parcouru, qui repose sur une érudition quantitativement imposante et organisée qualitativement avec toutes les nuances utiles, est riche d’enseignement. Et un constat s’impose : dans toutes les occurrences rencontrées au fil des périodes, y compris dans l’évolution de la pensée d’un même écrivain, le recours à l’image de saint François intervient en contexte de contestation. Delteil invente même l’adjectif « françoisier » pour signifier « inclassable » : le saint d’Assise est l’éternel rebelle, jusqu’à pouvoir être associé à Rimbaud, comme lui voyou et voyant.
Repenser le statut de l’écrivain
5Car François était aussi poète, et cet élément ne passe pas inaperçu chez les hommes de plume. Aude Bonord procède en ce sens, dans le second temps de son développement, à la mise en lien de l’histoire des idées qui précède avec l’étude des postures d’auteurs. Les constats qu’elle établit à cet égard sont extrêmement intéressants, dès lors qu’ils montrent en quoi le Poverello représente un modèle pour penser le statut de l’écrivain en contexte de modernité.
6Elle rappelle que le début du xxe siècle voit disparaître progressivement l’aura du « Grand écrivain » ; la littérature perd le prestige qu’elle avait gagné à l’époque romantique. La souveraineté de l’artiste construite au xixe siècle, et qui avait conduit à son « Sacre » selon le terme de Paul Bénichou, n’a pas résisté aux deux guerres mondiales qui ont jeté le discrédit sur l’intellectuel autant que sur l’homme politique. Les auteurs font l’épreuve pénible d’un sentiment d’illégitimité, comme l’ont analysé Tzvetan Todorov, William Marx et Dominique Viart entre autres. Les écrivains se voient contraints à constater lucidement la relativisation de leur importance sociétale, dans un mouvement qui va croissant à la fin du xxe siècle. Et c’est encore la figure de François et du mode de vie franciscain (figuré entre autres par Benoît Labre, Joseph de Cupertino ou Jacopone da Todi) qui s’offre en modèle identificatoire pour refonder autrement la force de la littérature.
7En effet, la sainteté franciscaine déconstruit l’image de la grandeur attachée à l’aura publique et la replace dans l’intériorité de l’être ; elle légitime la marginalité, valorise l’absence de prétention et la discrétion comme des formes d’authenticité. Elle rejoint ainsi le mythe du poète maudit, en particulier celui qui se montre capable de renoncements radicaux au nom de sa liberté profonde, tel Rimbaud. Une nouvelle forme d’homme de plume se fait jour, qui s’attache au non-conformisme assumé avec magnanimité et sans tapage, sans élévation de l’ego (qui a prévalu dans le romantisme) et en s’inscrivant au sein d’une communauté, mais déhiérarchisée. Au moment où le prestige social des écrivains se dégrade, il s’agit pour eux de « transformer la pauvreté subie en pauvreté choisie, la mise à l’écart institutionnelle en marginalité nécessaire à la renaissance de l’écriture, ou encore mettre en avant le mystère de la pratique littéraire à travers celui de la vocation plutôt que d’avouer la trivialité d’une vie d’artiste soumise aux lois du marché » (p. 457).
8Au départ de nombreux exemples, Aude Bonord résume ainsi les défis que rencontrent les écrivains du xxe siècle qui viennent s’appuyer sur les principes franciscains :
La figure de François d’Assise et, plus largement, sa spiritualité, offrent à nos auteurs, aux deux pôles du siècle, l’opportunité de dénouer de nombreuses tensions fondatrices de l’art moderne : l’exigence de singularité et d’originalité avec l’inscription dans une tradition, la forte affirmation de l’individu avec la prétention à l’universalité, la remise en question du monde littéraire et de ses codes avec la nécessité de s’y inscrire, le mystère des origines de la vocation et de la création avec la volonté de rester au cœur du monde parmi ses semblables. (p. 245)
9Dans ce contexte, les références franciscaines donnent un ancrage identitaire aux auteurs en mal de reconnaissance en se laïcisant et en s’éloignant de la question des croyances religieuses. Plusieurs perspectives se dessinent, qui vont de « la confusion entre l’inspiration poétique et la grâce » (Delteil, p. 218)1 à l’attitude « contemplative » sans transcendance (Cendrars, p. 185), en passant par « la mise en parallèle de l’expérience de néantisation du mystique avec celle de l’écriture pour signifier que les deux tendent vers le renoncement » (Louis-Combet, p. 211), par la volonté de défaire les sacralisations, d’être « un auteur secondaire » (Dhôtel, p. 209), « mineur » (Bobin, p. 210) ou « minimaliste » (Toussaint, p. 247). Ou encore par la fondation d’une « définition politique du poète sur les caractéristiques spirituelles du franciscanisme » (Haenel, p. 190) déchristianisées et assorties d’une mise en parallèle de la jouissance esthétique et sexuelle, entre autres. Quoi qu’il en soit, l’écrivain se légitime désormais par une position de rupture nécessaire pour maintenir la vérité de sa parole, sans compromission avec le système normatif des institutions, qu’elles soient religieuses, politiques, économiques ou littéraires. Au xxie siècle, lorsque le régime de visibilité décrit par Nathalie Heinich devient un marqueur essentiel de valeur sociétale, on voit certains pratiquer le retrait aussi à l’égard de la médiatisation de leur personne : ils désertent les écrans et construisent plus volontiers leur posture auctoriale au départ de contacts directs avec le lectorat, voire en s’abstenant de toute apparition publique.
10Le lien ici établi entre les attitudes et discours tenus par certains écrivains et la présence de François d’Assise ou du franciscanisme dans leurs références est frappant. On saisit à quel point cette donne, jusqu’ici largement négligée dans les études littéraires, apporte un éclairage inattendu à la compréhension de tendances comportementales au sein du paysage littéraire de la modernité. Aude Bonord laisse entendre que l’éloignement temporel a facilité la réappropriation affranchie de l’image du saint, ré-évoqué à l’occasion du septième centenaire de sa mort en 1926. L’entre-deux-guerres a remis en valeur le Moyen Âge, entre autres dans son libre rapport au merveilleux, et les deux guerres mondiales ont accentué l’attente d’une politique nouvelle axée sur l’éthique. Le mythe franciscain a ainsi pu cristalliser le besoin de régénération autour d’une figure de rebelle qui recentre l’humain sur son intériorité et sur son rapport pacifié à son entourage, et qui met en avant, en pleine crise civilisationnelle, « l’épanouissement d’un don naturel par opposition aux savoirs appris, académiques ou scolaires » (p. 317).
Reconsidérer les principes esthétiques
11La troisième partie de l’étude s’attache alors à comprendre comment François et sa spiritualité ont pu devenir un modèle esthétique dans le milieu de laïcité français où, a priori, cette référence ne va pas de soi.
12Une caractéristique contemporaine déjà observée par Marie-Hélène Boblet2 est le retour chez toute une série d’écrivains au genre de la louange, qui avance la possibilité de représenter le monde dans une attitude d’accueil à l’émerveillement, antidote à la froideur de l’intellectualisme autant qu’aux diverses formes de nihilisme désenchanté qui marquent l’art et la littérature institutionnalisés. Plusieurs écrivains témoignent, sur les traces de la parole poétique de François, d’un retour à une langue simple, naturelle, qui ne cherche ni l’éloquence ni le grand style mais veut traduire les élans du cœur. L’émotion devient première, et si pour certains (Jammes, Péguy, Claudel), elle rejoint le sentiment religieux, pour la majorité des autres elle est entièrement profane. Le premier ressort de l’art littéraire devient son accord profond avec les rythmes corporels, les grains de voix, la respiration. La langue populaire reprend ses droits, de même que le Poverello s’exprimait en son temps dans la langue vulgaire. Ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas (pour reprendre les mots d’Aragon) se retrouvent dans le même idéal de simplicité, qui met en avant « l’authenticité comme critère esthétique principal » (p. 405).
13Plusieurs choisissent le dépouillement, condition indispensable à l’extase ; le vide qu’ils recherchent et valorisent est alors « le pôle positif du néant » (p. 392) des nihilistes. Aude Bonord passe en revue les stylistiques des uns et des autres, montrant la multiplicité des nuances qui singularisent les productions. Elle souligne le motif de l’errance, qui devient pour beaucoup (Cendrars, Dhôtel, Germain, Haenel, Guyotat entre autres, mais on pourrait évoquer quantité d’autres) un principe privilégié de construction du récit. De même, elle invite avec prudence à ne pas amalgamer trop hâtivement l’anonymat prôné par Maurice Blanchot, qui voit toute parole d’écrivain s’effacer derrière son œuvre comme un mystique s’efface derrière son dieu (p. 417) avec le concept de la « mort de l’auteur » avancé par Michel Foucault et Roland Barthes, ou avec l’idéalisation de l’anonymat observable dans les pages de Bobin, Michon, Germain, Louis-Combet, Haenel entre autres ; elle signifie surtout pour ces derniers une manière de se tenir à distance des « vanités littéraires » (p. 424) et de la nouvelle élite du régime de visibilité défini par Nathalie Heinich.
Un apport essentiel à l’historiographie littéraire… à poursuivre
14Aude Bonord mène ce parcours avec efficacité et élégance, l’érudition convoquée n’étant jamais étouffante mais toujours éclairante, propice à faire voir la complexité des situations et des œuvres évoquées. La langue et les concepts sont clairs et la progression de l’analyse imparable. Confronté à un panorama littéraire d’une telle envergure, chacun songe nécessairement aussi à ceux qui n’y figurent pas et qui auraient pu apporter des nuances supplémentaires au tableau. Ainsi, il est regrettable que Pierre Jean Jouve, cet homme de la rupture qui a sanctifié sa vita nuova et s’est inspiré de Jacopone de Todi, soit totalement absent du paysage. Ou encore, on aurait aimé qu’Henry Bauchau, ici cité seulement dans un texte théorique de jeunesse, soit inclus dans le corpus littéraire, lui qui manifestait ouvertement dans ses journaux une « affection particulière, une admiration teintée de regret » pour saint François, qui proposait d’imaginer « la rencontre de Rimbaud et de saint François », et qui signalait que « le seul lieu où jusqu’ici on ait pu rassembler catholiques, musulmans, orthodoxes et de nombreuses petites Églises d’Asie est Assise »3, toutes remarques qui sont en écho avec les développements présentés dans ce livre, sans oublier l’importance de l’errance, la valorisation des faibles et des vulnérables et l’amour de la nature qui traversent toute l’œuvre. Mais rien n’empêche bien entendu de poursuivre le travail — magistral — ici commencé en y intégrant de nouveaux noms.
15Enfin, il faut souligner un apport important de cette recherche, qui touche à l’historiographie littéraire dont il vient combler une sérieuse lacune. En effet, Aude Bonord prend à bras-le-corps une question qui effraie beaucoup de chercheurs, à savoir le devenir des figures religieuses en contexte de laïcité. Comment parler d’un héritage majoritairement refusé ? Comment montrer la rémanence de certaines figures sacrées sans se faire soupçonner de prosélytisme ? Il faut noter que ce problème concerne au premier chef les écrivains eux-mêmes, et par rebond seulement leurs commentateurs, comme le souligne Sylvie Germain (citée dans l’introduction) lorsqu’il lui faut comparer sa situation à celle de l’entre-deux-guerres :
La littérature « chrétienne », elle, parle à présent beaucoup plus bas, plus obliquement, plus discrètement. Et si elle se remettait à parler fort, avec impétuosité et combativité, il n’y est pas sûr qu’il y ait des oreilles pour l’entendre ; le risque serait même que les oreilles de nos contemporains se bouchent encore davantage, tant est devenue grande la méfiance, voire l’aversion à l’égard de tout discours « religieux », trop hardiment affirmé. (p. 35)
16Jeanyves Guérin (également cité dans l’étude) effectue ce constat pour les auteurs catholiques des années 1950 et 1960 : « les philosophes, les théologiens, les intellectuels ne leur laissent aucune place » (p. 359). Et l’époque actuelle, échaudée par les radicalismes religieux qui déforment l’image de la croyance, accentue nécessairement encore cette déconsidération.
17En conséquence, la vision du paysage littéraire transmise par les institutions et les médias est tronquée ; elle fait croire à une pensée unique du milieu littéraire délesté de toutes références religieuses, alors qu’il n’en est rien. Par frilosité, elle gomme même souvent dans le même mouvement bon nombre de formes de spiritualité non confessionnelles, tolérées seulement dans le registre de l’exotisme ou du burlesque.
18Par contraste, on le voit, un travail minutieusement outillé et scientifiquement construit comme celui d’Aude Bonord apporte les corrections nécessaires à l’état des lieux. D’une part, son enquête montre que « le saint d’Assise et sa spiritualité a constitué un point d’ancrage oublié mais pourtant constitutif d’un courant spirituel de la modernité et de la postmodernité » (p. 318), d’autre part, et c’est fondamental, elle fait voir que « si François est le prisme des attentes d’une société et un rempart contre la tentation du nihilisme qui hante la littérature des xxe et xxie siècles, il révèle aussi combien les enjeux esthétiques rejoignent à maints égards des stratégies de conquête de la société et du monde littéraire » (p. 175). L’ouvrage vient en ce sens rétablir un équilibre défectueux dans l’expertise relative à la culture littéraire française.