Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Sophie Feller

Prendre la parole comme témoin de la Shoah : un discours pas comme les autres ?

Speaking out as a Shoah witness: a discursive challenge
Olivia Lewi, Témoigner de la Shoah. Des récits de vie au Mémorial, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2024, 290 p., EAN 97827335594562

Du témoignage comme « discours »

1Ce n’est à rien de moins qu’à une réévaluation du récit de témoins que nous invite l’ouvrage d’Olivier Lewi, Témoigner de la Shoah. L’ouvrage est tout aussi stimulant au regard de la méthode mise en œuvre qu’en termes de conclusions de la démonstration. Ce que l’autrice nous propose en effet, c’est d’examiner un corpus défini de témoignages en lui appliquant les outils de l’analyse du discours tels notamment que les a définis Dominique Maingueneau et d’autres chercheurs à sa suite. Ce parti pris séminal est en lui-même décisif et oriente la recherche autant que le propos : considérer ces récits de témoins comme « discours » au sens, rappelle l’autrice, où l’entend Mikhaïl Bakhtine, « à savoir une parole qui n’est pas uniquement centrée sur une individualité mais qui est prise dans la sédimentation collective des significations inscrites dans la langue et dans un interdiscours qu’il conviendra de définir » (p. 20), c’est d’emblée situer son propos au cœur de la tension qui traverse tout témoignage entre affirmation d’une singularité et volonté de rendre compte d’un destin partagé, mais aussi entre littérarité et valeur d’archive dudit témoignage, autant d’axes de réflexions qui traversent les recherches disciplinaires en ce domaine. Mais appréhender le récit du témoin comme un discours, c’est aussi et surtout l’approcher comme étant le résultat d’un ensemble de facteurs qui dépassent le seul statut du témoin ou même sa stratégie d’écriture. Il s’agit de fait de prendre en compte le contexte, historique et institutionnel notamment, dans lequel est formulé ce récit, c’est-à-dire de cerner les attentes qui le précèdent (notamment en termes de public), mais aussi les conditions de son émergence et de sa légitimation, ainsi que les modèles qui ont, eux aussi, précédé ce récit et qui — nécessairement — l’informent. Tel est pour partie l’interdiscours dans lequel est pris le témoignage et qui lui donne sens. Tel est aussi ce qui conduit à ce que l’autrice qualifie de « lissage » du récit, pris comme il l’est dans une toile linguistique et sociale, sur fond de laquelle seule il peut s’inscrire et — parfois — se détacher. Ce sont ces mécaniques de lissage qu’Olivia Lewi entend explorer ici.

2C’est aussi pour cette raison que les témoignages étudiés ne peuvent être que pris dans un corpus défini, au sein duquel ils font sens et entrent en résonance les uns avec les autres, pour dégager les logiques qui président, non seulement à la constitution de ce corpus lui-même, mais aux textes qui le constituent : de ce point de vue, le choix d’Oliva Lewi fait tout particulièrement sens, puisqu’elle a travaillé sur les témoignages — pour partie tapuscrits, pour d’autres édités — collectés dans le fonds du Mémorial de la Shoah. Il s’agit ainsi d’un corpus de textes qui traduisent non seulement une pratique — celle du témoignage en lui-même — mais révèlent aussi ses modes de fonctionnement et ses conditions d’existence. Il convient en effet de se demander qui écrit, qui décide de confier ces textes au Mémorial, pour quelles raisons et à quel moment. Ce faisant l’acte de témoigner participe d’une stratégie qui a évolué au fil du temps et qui repose sur des processus de légitimation des textes sur lesquelles l’autrice s’attarde à juste titre et qui ne se réduisent pas à la seule question de la véracité du propos. Cette question de la légitimité du témoin apparaît de fait — au terme de la démonstration d’Olivia Lewi — non seulement comme une exigence sociale mais également comme une condition même du récit, notamment dans l’effort de réappropriation par le témoin de son histoire, d’une reconstruction en réponse à la destruction systématique qui caractérise la Shoah.

3Or la conquête de cette légitimité se décline à travers trois prismes que l’autrice déploie dans les trois parties de son ouvrage : la question du statut du témoignage et des « lois » inhérentes au « genre », celle des modèles utilisés pour légitimer le récit, et enfin celle des stratégies discursives choisies par les auteurs de ces récits. Avant de revenir plus en détail sur chacun de ces axes de réflexion, il convient de faire un dernier rappel préalable essentiel. Comme nous l’avons dit plus haut, considérer ces textes comme des éléments d’un interdiscours implique de les situer chronologiquement. De ce point de vue, l’autrice prend soin d’opérer un découpage temporel qui sert de cadre à son analyse tout au long de son ouvrage et qui semble particulièrement opérant : elle distingue ainsi trois périodes dans la production de témoignages sur la Shoah qui obéissent à des logiques différentes. La première concerne les années 1940-1950 où l’enjeu est d’abord pour les témoins de construire un premier discours, de dire la réalité des camps de concentration et d’extermination : leur légitimité est alors éminemment liée à l’authenticité de leur propos. La seconde période couvre les années 1950-1980 : elle marque une évolution dans la posture énonciative des témoins qui n’ont plus seulement à décrire la réalité mais à la rendre dicible, en développant notamment leur ethos de témoin, à une époque où cette figure occupe une place plus importante dans l’espace public. Enfin, les années 1990 à nos jours voient émerger une intensification de la pratique du récit de soi qui impacte directement les témoignages davantage tournés vers l’expression d’une singularité/subjectivité tout en continuant à s’inscrire dans un traumatisme collectif, ce qui informe les stratégies discursives mises en œuvre.

À propos des « lois » du discours testimonial

4La première partie de l’ouvrage, intitulée « Qu’entend-on par témoignage ? » constitue en soi un préalable théorique essentiel pour situer la démarche de l’autrice et en saisir à la fois l’originalité et l’apport. Dans un premier chapitre, Olivia Lewi revient sur la place du « témoignage » — qui ne va pas de soi — dans le champ des sciences humaines dont elle restitue les interrogations et les débats : ainsi rappelle-t-elle comment l’histoire a fait du récit du témoin un objet de recherche et de réflexion, dans la mesure où il oscille entre pur document d’archive et expression d’une individualité, voire d’une émotion qu’il faut considérer comme telle, en la distinguant du discours historique objectif, cohérent et rigoureux. Ce qui est ainsi notamment questionné, c’est la « littérarité » du témoignage, un travail de stylisation étant soupçonné de porter préjudice à l’authenticité du propos. Cette tension qui traverse tout récit de témoin — pris entre la fonction de documenter un événement collectif et celle d’exprimer un parcours individuel — n’est certes pas nouvelle ; mais le choix de corpus de l’autrice — et celui de l’envisager en termes de « discours » — lui permet précisément de dépasser cette position paradoxale, sans pour autant prétendre l’évacuer complètement :

Le type de corpus choisi pour notre étude, par son aspect sériel, évite de singulariser l’approche des textes testimoniaux et permet de ne pas négliger le rapport que les auteurs entretiennent avec la norme et les modèles issus de leur formation scolaire, littéraire ou culturelle. Ce choix est sous-tendu par l’idée que ce que l’on a tendance à considérer comme une singularité énonciative est en réalité constituée de séquences préétablies. (p. 38)

5L’approche médiologique vient alors conforter ce choix de corpus, éminemment lié, nous l’avons dit, à l’institution du Mémorial de la Shoah qui joue un rôle essentiel dans la sélection et/ou la diffusion des textes collectés, c’est-à-dire dans leur légitimation : de fait, il convient de rappeler que tout « témoignage » s’inscrit dans une histoire collective et se réfère donc à du « déjà-dit » tout comme il répond à une attente précise qui ne relève pas seulement d’un discours de vérité historique mais aussi du partage du destin d’une communauté. La singularité de l’expérience vécue — la subjectivité du scripteur — doit alors s’articuler au caractère paradigmatique de l’événement. C’est ici que l’institution joue un rôle décisif et cela justifie, aux yeux de l’autrice, l’approche discursive qu’elle a choisie dans la mesure où elle permet précisément de rendre compte des « spécificités énonciatives du témoignage » comme étant le résultat « d’une interaction entre une subjectivité et le foisonnement d’institutions, interaction qui autorise certaines modalités d’expression et d’édition » (p. 45).

6Une fois ce cadre posé les chapitres suivants en précisent les termes : entrant plus précisément dans ces modalités discursives du témoignage, le second chapitre s’attache notamment selon son titre à dégager les « contraintes et paradoxes du “dire-vrai” », c’est-à-dire les règles implicites ou explicites de tout récit de témoin. En s’appuyant sur les outils de l’analyse du discours et notamment sur les maximes conversationnelles de H.P. Grice, l’autrice redéfinit les principes qui président à tout discours testimonial et qui en constituent les « lois » tels que les principes de pertinence ou de coopération mais aussi les injonctions de « dire plus que soi-même » ou de « parler au nom des morts ». Elle démontre ainsi comment ces règles informent autant le contenu que la forme de tout témoignage. Le chapitre III justifie quant à lui le choix du cadre du Mémorial de la Shoah : fort de son histoire singulière puisqu’il s’inscrit d’emblée dans une logique de collecte de données sur la culture et l’histoire juives, mais aussi de sa fonction actuelle de commémoration — traduite notamment dans son architecture même — cette institution constitue de fait un cas d’école permettant à l’autrice de montrer en quoi celle-ci participe pleinement de la co-construction de la discursivité des textes. Non seulement elle inscrit ces derniers dans une « chaîne de traces mémorielles » (p. 70) mais elle fonctionne comme une instance organisatrice, régulatrice et validante des discours.

7Dès lors une telle institution informe nécessairement les textes du corpus étudié qui sont finalement présentés plus précisément dans le quatrième et dernier chapitre de cette première partie1 : ils ont ainsi l’intérêt de constituer un corpus « ordinaire » tel que le qualifie d’emblée Philippe Mesnard dans la préface qu’il consacre à l’ouvrage. En effet, Olivia Lewi prend soin dans ce chapitre de repenser la notion d’auctorialité en s’appuyant sur les travaux de Dominique Maingueneau et en montrant qu’il existe un continuum entre les postures que celui-ci définit, de l’auteur comme instance qui répond simplement d’un texte — et dont le corpus du fonds du Mémorial comprend de nombreux exemples — à l’« auteur-auctor » qui assume la dimension auctoriale de son œuvre en passant par l’« auteur-acteur » qui organise son existence autour de l’activité de production de textes (p. 88). Le fait est que la plupart des textes étudiés étant des tapuscrits non édités, les auteurs de ce corpus doivent être plutôt considérés comme des « auctor potentiels qui ne deviennent ponctuels que par leur appartenance à l’institution du Mémorial au travers du dépôt de leurs textes » (p. 90). Mais plus généralement, quel que soit le positionnement de chaque scripteur du corpus, il n’en demeure pas moins, écrit Olivia Lewi, qu’

[…] il y a une volonté inhérente à tout écrivain désirant s’inscrire dans le champ littéraire de sortir des cadres de la communauté dans laquelle il s’inscrit et en même temps de se faire reconnaître par elle. La recherche d’un positionnement singulier ne peut qu’émerger du sujet collectif dans le cas des écrits de soi qui nous occupent. (p. 90)

8C’est à nouveau cette tension entre affirmation d’une individualité et inscription dans un destin collectif et une communauté qui traverse ce corpus et le rend, à maints égards, exemplaire.

Des modèles du témoignage

9La description plus précise du corpus de textes n’intervenant qu’au terme de cette mise en perspective théorique, l’on comprendra que c’est seulement dans la deuxième partie de Témoigner de la Shoah que ce dernier est finalement étudié sous l’angle annoncé, et notamment sous celui des lois précédemment rappelées et des discours qui préexistent aux récits analysés. L’enjeu est de décrire les « modèles d’écriture » qui irriguent ces derniers en commençant par définir la scène d’énonciation sur laquelle s’avance le témoin (chapitre V). L’autrice distingue notamment trois scénographies récurrentes visant à légitimer le scripteur et à constituer son ethos, enjeu essentiel pour tout témoin de la Shoah : la première est la scénographie familiale dans laquelle le choix de prendre la parole est étayé par la famille elle-même, ne serait-ce que par le geste de déposer le texte en jeu auprès du Centre de documentation juive contemporaine. La seconde est qualifiée d’« hybride » dans la mesure où le récit est cette fois autorisé notamment par une personnalité faisant elle-même autorité dans le champ testimonial — au premier rang desquelles nous trouvons Serge Klarsfeld. Enfin, dans certains cas, le témoin assume son récit à travers une visée auto-promotionnelle et peut même chercher à s’inscrire dans un champ plus large, philosophique ou littéraire : c’est le principe de la scénographie pré-auctoriale. Si l’enjeu est le même en termes de quête de légitimité, l’inscription dans l’une ou l’autre de ces scénographies induit des stratégies discursives différentes, notamment dans la construction de la posture énonciative qui sera de fait plus « singularisée » dans la scénographie pré-auctoriale que dans la scénographie familiale.

10Mais l’affirmation du témoin en tant que tel passe également par le recours à des « patrons » discursifs que l’autrice s’efforce de caractériser dans son sixième chapitre. C’est l’occasion pour elle de revenir sur la question du genre du récit de soi qui voit sa place évoluer au cours du xxe siècle et qui devient primordial à partir des années 1990. Le rôle des interviews filmées est d’ailleurs non négligeable dans ce processus, et l’autrice y consacre à juste titre une partie de sa réflexion. Toutefois elle accorde un autre chapitre aux modèles des rédactions scolaires telles qu’elles étaient enseignées à la veille et/ou pendant la Seconde Guerre mondiale : l’autrice démontre en effet, en s’appuyant sur son corpus de textes, comment ces modèles — extrêmement codifiés — ont pu servir de matrice notamment aux récits de ceux qui étaient eux-mêmes des enfants au moment des événements, en l’occurrence les enfants cachés — lorsqu’ils ont entrepris d’écrire à leur tour leur récit à partir des années 1980. Tout se passe comme si ce patron d’écriture appris à l’école servait de grille de lecture pour les événements traumatiques vécus, confirmant pleinement l’hypothèse que tout discours — même et surtout testimonial — est lui-même sédimenté par des discours qui lui préexistent. Enfin part est faite dans le chapitre VIII à deux autres modèles d’écriture — collective cette fois — hérités de l’aire culturelle juive à proprement parler : les concours d’autobiographie d’une part, créés à l’initiative du YIVO dans les années 1930 et invitant les jeunes à écrire afin de documenter leur mode de vie, préoccupation qui rejoint celle des yizker-biher, d’autre part, ces livres de souvenir qui, dans la culture juive, participe d’une volonté de conserver la mémoire, non seulement des disparus, mais de cette culture elle-même, sans cesse menacée de disparition au cours de son histoire. Dans ces deux modèles, la singularité du scripteur tend à s’inscrire dans une mémoire collective et à en adopter les référents et les valeurs, permettant de fait la transmission d’un héritage. Au terme de ce parcours, l’autrice conclut que « cette modélisation est précisément le signe d’une adaptation incessante aux attentes socio-discursives constitutives des normes du discours testimonial », ce qui confirme le lissage auquel il se ploie, ne serait-ce que pour être audible/lisible. Mais paradoxalement, cette nécessaire adaptation est aussi la voie qui s’ouvre au témoin pour reprendre possession de son histoire et réaffirmer, sinon son individualité, du moins sa corporéité : tel sera le champ d’exploration de la troisième partie.

Stratégies discursives

11Intitulée « Donner voix, donner corps », cette dernière étape de la démonstration entre plus finement encore dans l’analyse du discours des témoins. Le chapitre IX revient d’abord sur la construction de l’ethos du témoin en l’articulant spécifiquement à sa posture énonciative. Là encore, nous ne pouvons que constater que les stratégies d’écriture évoluent dans le temps : analysant notamment le choix des pronoms, qui oscillent entre un « je » et un « nous », Olivia Lewi montre comment si, dans le corpus de la première période, éviter le « je » permet de mettre à distance la violence personnellement subie, sa présence dans le corpus de la dernière période permet au contraire de construire un narrateur-témoin plus à même de prendre en charge le récit d’une telle violence, tout en la gardant à distance par le jeu du dédoublement énonciatif (je narré/je narrant). Mais l’étude montre aussi comment ce travail de construction de l’ethos du témoin comme porteur d’un récit collectif passe par le choix du vocabulaire (notamment la réappropriation des mots du camp) ou encore l’insertion de portraits qui redonnent chair à ceux qui ont partagé le destin du témoin.

12Enfin nous devons nous arrêter un instant sur le dernier et ultime chapitre de ce travail de recherche : l’autrice y démontre en effet les stratégies mises en œuvre par le témoin pour redonner dans son texte la place au corps, celui-là même qui a été non seulement violenté mais nié par le système concentrationnaire. Il s’agit au fond de se réapproprier ce qui a été détruit : c’est en cela que la construction de l’ethos du témoin — comprise encore une fois dans les termes de l’analyse du discours, c’est-à-dire s’inscrivant dans un interdiscours qui le légitime autant qu’il l’informe — va au-delà de la seule question de légitimité du témoin. Elle comprend à proprement parler un enjeu éthique — si ce n’est politique. Or cette logique d’« incorporation » passe notamment selon l’autrice par des motifs discursifs récurrents tels que la description de l’espace du camp, l’évocation de la nourriture qui permet de « faire corps » mais aussi en dénonçant des lieux communs du discours ou en recourant à l’ironie. Dès lors le témoignage recouvre une dimension anthropologique qui a partie liée avec le rite : il s’agit non seulement de transmettre la mémoire de ceux qui sont absents mais de reconstituer symboliquement le corps absent à lui-même et aux autres (p. 221).

Prolongements

13Nous l’aurons compris, l’une des forces méthodologiques de la démonstration d’Olivia Lewi tient à l’ancrage spatiotemporel du corpus qu’elle étudie : en l’occurrence le choix du fonds du Mémorial de la Shoah inscrit les textes étudiés dans un interdiscours socialement et culturellement situé, celui de la communauté juive de France, tout au plus élargi au contexte de l’Europe de l’Ouest, qui se caractérise par une volonté forte d’œuvrer pour la mémoire de la Shoah et, au-delà, pour porter des valeurs. Même si ce corpus, nous l’avons dit, est lui-même en partie l’héritier des pratiques d’écriture des concours d’autobiographie et des yzker-biher venus notamment d’Europe de l’Est, il nous semblerait intéressant d’appliquer la démarche mise en œuvre par l’autrice à d’autres corpus, situés dans d’autres sphères culturelles : nous pensons notamment à la littérature yiddish du Khurbn et aux témoignages écrits notamment dans l’Europe de l’Est d’après-guerre, ou même ailleurs, en exil. Comment sont alors accueillis de tels récits ? Par quelles institutions sont-ils soutenus et/ou encadrés ? En quoi ces conditions de publication impactent-elles les stratégies discursives des témoins ? Quelles sont les attentes du lecteur de tels témoignages ? Quelle place, en un mot, ce type de récits occupe-t-il dans l’espace public, et qu’est-ce que cela nous dit du rapport de tel ou tel espace géographique et culturel à la mémoire de cet événement traumatique ?

14Le second prolongement possible auquel nous invite, à notre sens, l’ouvrage d’Olivia Lewi est une relecture, cette fois, des ouvrages les plus emblématiques du témoignage sur la Shoah, ceux-là mêmes qui sont exclus de son travail de recherche dès lors qu’ils sont considérés comme des exceptions à la règle. Les textes de Robert Antelme, Primo Levi, Charlotte Delbo, pour n’en citer que quelques-uns sont désormais présentés comme des « classiques » de cette littérature : les envisager à leur tour comme un « discours » pris dans un contexte socio-culturel défini ne reviendrait pas nécessairement à nier leur singularité — d’aucuns diront leur « littérarité » au sens où leur « esthétique », leur style d’écriture les a précisément rendus emblématiques — mais à s’interroger non seulement sur le rôle qu’eux-mêmes ont joué dans la modélisation du discours testimonial, mais aussi sur la part des principes et des lois auxquels ces auteurs se sont eux-mêmes soumis, de manière plus ou moins explicite, soit pour les intégrer, soit au contraire pour s’en dissocier.

15Telles sont les deux voies qu’ouvre à nos yeux le travail d’Olivia Lewi dont le mérite, redisons-le, tient autant aux conclusions et aux analyses proposées au cœur de l’ouvrage qu’à la mise en œuvre d’une démarche et d’une méthode originales et pertinentes. De ce point de vue nous ne pouvons que rejoindre Philippe Mesnard lorsqu’il affirme dans la préface qu’il a rédigée pour cet ouvrage que « la “scénographie discursive”, venant de Dominique Maingueneau, apparaît ici comme la clé de voute d’un édifice théorique que les études mémorielles gagneraient à intégrer » (p. 9).