Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2004 (volume 5, numéro 1)
Morgan Gaulin

La Rome de Montesquieu

Vanessa de Senarclens, Montesquieu historien de Rome. Un tournant pour la réflexion sur le statut de l’histoire au XVIIIe siècle, Genève, Librairie DROZ, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2003, 292 p. 

1 L’étude ici présentée porte sur l’ensemble de l’œuvre de Montesquieu — bien que l’auteur s’appuie principalement sur les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence —, et vise à démontrer la singularité de sa conception de l’histoire. Notons d’entrée de jeu qu’il s’agit d’un ouvrage sérieux, très bien documenté, présentant un style sobre tout à fait adapté à son sujet.

2 Cette singularité de l’approche historique chez Montesquieu se trouve principalement dans sa façon de concevoir le rôle d’historien. La deuxième partie de l’ouvrage est celle qui retient notre attention puisqu’elle s’attache à délimiter les fondements philosophiques de l’entreprise historique que met en branle Montesquieu à l’occasion de ses études sur la Rome antique. Le renouvellement qu’il amène dans le domaine de l’histoire s’explique du fait qu’il tient à la reconnaissance de l’autre en tant qu’Autre ; l’autre qu’est l’autre des Lettres Persanes, mais aussi l’autre qu’est Rome. C’est cette reconnaissance qui constitue « le moteur du renouvellement historiographique de Montesquieu » (p. 101). S’ouvre alors un sous-chapitre sur le dépassement effectué par Montesquieu des limites jusqu’alors imposées par la théologie dogmatique. Émancipation que l’auteur compare à la volonté d’Usbek le persan de dépasser les limites de la civilisation orientale. La dogmatique catholique serait mise de côté par Montesquieu, sa démarche ne se fondant sur aucuns principes religieux, ce qui lui permet de jouir d’une « indépendance heuristique » (p. 105). Montesquieu, bien évidemment, n’ira pas aussi loin que Voltaire, qui prit publiquement position contre l’Église, sa démarche diffère quelque peu de ce dernier en ce qu’il fait de la religion un objet digne d’étude. Vanessa de Senarclens en veut pour preuve la « Dissertation sur la politique des Romains dans la religion » rédigée en 1716. La religion y est décrite comme l’ouvrage des législateurs voulant inspirer la crainte à une population « qui ne craignait rien ». Mais, Montesquieu soumet-il la religion chrétienne au même critère d’étude? L’auteur fait alors référence à la Défense de L’Esprit des lois dans laquelle Montesquieu formule la thèse selon laquelle la religion chrétienne tint un rôle instrumental au sein des monarchies européennes. Lorsqu’il se défend face aux attaques suscitées par sa thèse, il rappelle que son travail d’interprétation demeure absolument incompatible avec la dogmatique chrétienne. Ce travail se concentre non pas sur ce que la théologie projette comme modèle de l’humanité, mais plutôt sur l’être social tel qu’il se présente à nous. Dans les Pensées, il demande que ceux qui s’occupent de sciences humaines refusent « l’enceinte » de la théologie afin de porter à bien leurs recherches. Rappelant alors un passage des Romains, Senarclens montre que l’opinion de Montesquieu à propos des querelles religieuses n’est guère flatteuse. Pour lui, en effet, la confrontation de type théologique ne laisse au fond que deux options aux querelleurs. Ces derniers peuvent adopter la position de l’autre ou bien forcer l’autre à adopter leur position, mais le débat demeure stérile puisqu’il finit toujours par déboucher sur l’intolérance, ce type de débat ne se fondant que sur l’identité du sujet plutôt que sur ses connaissances. Au contraire, les sciences humaines exigent une véritable confrontation de nos points de vue, ce qui a pour conséquence qu’il peut très bien se produire de véritables concessions chez les uns comme chez les autres, sans pour autant que l’identité des sujets y soit en question. Voilà précisément ce en quoi Montresquieu peut prétendre être jurisconsulte plutôt que théologien ou même philosophe. Son entreprise herméneutique serait plus sobre et lui permettrait de s’en tenir aux seuls faits sociaux et politiques tels qu’il les rencontre; Montesquieu note à ce titre, et d’une façon tout à fait gracieuse, que « comme ces choses sont humaines, l’auteur en a parlé de façon humaine ». (p. 100)

3 À propos de la question concernant plus directement une supposée philosophie de l’histoire, l’auteur entreprend de disqualifier les thèses du philosophe Ernst Cassirer. Dans La Philosophie des Lumières, Ernst Cassirer tend à gommer la particularité de l’œuvre de Montesquieu en la noyant sous le précepte général qui serait celui de l’ensemble du dix-huitième siècle du « sens du devenir historique » (p. 123). L’auteur réussit à restaurer la pleine singularité de l’œuvre d’historien de Montesquieu en face d’autres penseurs du siècle des Lumières tels que Voltaire. Ainsi, plutôt que de subsumer l’ordre des particularités sous celui de l’universalité, Montesquieu — c’est précisément ce que manque l’analyse de Cassirer — considère les particularités et les individualités simplement pour ce qu’elles sont sans pour autant vouloir les réduire à un système philosophique préétabli. Les analyses menées par Montesquieu ne sont pas, à l’instar des philosophies de l’histoire, soumises à une axiologie à la lumière de laquelle chaque fait historique prend un sens précis. Bertrand Binoche avait défini le Montesquieu historien comme « le philosophe des histoires » (p. 125). Montesquieu, en effet, n’intègre pas les événements historiques à l’intérieur d’un devenir global des sociétés humaines et la seule finalité à laquelle son œuvre serait soumise est l’intelligibilité, mais une intelligibilité « rétroactive » (p. 125) lui permettant de dégager de cet intérêt, qui habitait Voltaire, pour le général et l’universel qui se trouve en tout fait historique.

4 Chez Montesquieu, au contraire, les données historiques ne se laissent point réduire à une théorie générale de l’histoire comme progrès ou déclin de l’humanité. À propos de l’épineuse question philosophique de la nature humaine, Montesquieu refuse d’ailleurs de produire une conception générale à partir de laquelle l’humanité pourrait être un jour comprise. Il sait reconnaître le caractère déroutant des comportements sociaux et politiques des êtres humains; c’est pourquoi, lorsqu’il prépare ses études sur l’histoire de Rome, il pend soin de souligner le fossé qui sépare la France du dix-huitième siècle de la Rome antique. L’auteur rappelle à ce titre le cas des gladiateurs et la violence des spectacles cruels qui repousse le lecteur moderne. Montesquieu explique à son lecteur que la société romaine était organisée selon des valeurs patriarcales, garantissant au père et au maître un pouvoir absolu sur la famille et les esclaves. Montesquieu ne semble jamais gommer les particularismes qu’il trouve à Rome au profit d’une théorie générale du déroulement historique des peuples, mais tente plutôt de faire ressortir leurs origines. Le chapitre consacré à « La spécificité de l’histoire romaine » démontre de manière certaine que Rome demeure dans toute sa complexité et Montesquieu ne cesse de refuser de soumettre chaque fait historique à une axiologie moderne et préétablie afin de ne rien manquer de la richesse que présentent les différences de l’étranger.

5 La grandeur de Rome fut pour Montesquieu de permettre à ses ennemis de continuer à vivre selon leurs coutumes, mais lentement chacun des peuples conquis voulut se faire représenter à Rome afin de promouvoir ses intérêts; ce fut le début d’un long et imperceptible effritement de l’intégrité de la capitale. La passion d’être romain laissa progressivement la place à un lien d’appartenance de nature avant tout bureaucratique. Ainsi, sans cohésion véritable, la société devint, selon les termes de l’auteur, un « mécanisme aveugle » (p. 163) sans aucune vitalité intrinsèque. L’Empire d’Auguste ne sera rien d’autre que la conscience de ce manque auquel tente de remédier la figure du despote. En cela, l’auteur le rappelle, Montesquieu se démarque de ses prédécesseurs (Saint-Evremond, Bossuet et Tacite). Refusant de considérer l’époque impériale comme un accomplissement grandiose, Montesquieu comprend qu’il s’agit désormais de suppléer à une société qui ne sera plus capable d’imaginer un projet d’ensemble. Ainsi que le remarque Vanessa de Senarclens, à la souveraineté du peuple romain et à son esprit républicain, l’empereur n’offrira plus qu’une « stabilité d’apparence ». (p. 163) L’ouvrage de Vanessa de Senarclens est inspirant et offre au lecteur attentif plusieurs pistes de recherches. Nous pensons, notamment, à la proximité de Montesquieu aux sophistes grecs, qui furent peut-être les premiers à insister sur le fait que tous les hommes ne sont pas les mêmes. Nous attendrons ici que les chercheurs nous indiquent les voies.