Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mars-Avril 2007 (volume 8, numéro 2)
Éric Trudel

Esthétique et sémiotique : interpréter l’art contemporain

Nicole Everaert-Desmedt, Interpréter l’art contemporain. La sémiotique peircienne appliquée aux œuvres de Magritte, Klein, Duras, Wenders, Chàvez, Parant et Corillon, Bruxelles, De Boeck, coll. « Culture et communication », 2006, 318 p. ISBN 2-8041-5022-4.

1Nicole Everaert-Desmedt propose ici, sur la base de la sémiotique de Charles Sanders Peirce, l'élaboration d’un modèle qui retrace le processus de la communication artistique sous ses deux facettes fondamentales de la production et de la réception.

2Dans la postérité de la pensée peircienne, les contributions théoriques qui ont favorisé la diffusion de ses concepts et catégories (conception triadique du signe ; les trois ordres de réalité : priméité, secondéité et tiercéité ; interprétant, sémiose illimitée, etc.) ont malheureusement donné à Peirce la réputation d'être un théoricien hermétique et formel, dont le système apparaît sans débouché véritable pour la compréhension des objets culturels de notre environnement. Et, comme le souligne Nicole Everaert-Desmedt dans son introduction, les applications de la sémiotique de Peirce se font rares, et les tentatives existantes dans ce sens s'en tiennent à des classifications simplificatrices qui ne rendent que de façon timide les particularités des objets analysés.

3Cet écueil, l'entreprise d’Everaert-Desmedt l’évite justement en construisant son modèle explicatif, heuristique et global de la communication artistique. Celui-ci, en effet, vaut transversalement pour différents genres hétérogènes de la production artistique contemporaine et permet de dégager, au fur et à mesure de son établissement et de son enrichissement à travers les analyses concrètes qu’offre l’auteure, un schéma commun pour un corpus de pièces diversifiées. Ainsi, dans un constant aller-retour de la théorie à la pratique, l'auteure développe et teste ce modèle sur des productions d'artistes tels que Magritte (peinture figurative), Klein (monochrome), les Nouveaux Réalistes (texte de déclaration constitutive du groupe), Duras (littérature), Wenders (cinéma), Chàvez (photographie), Parant (arts plastiques et écriture) et Corillon (intervention artistique).

4Nicole Everaert-Desmedt démontre un souci net de rendre opératoire la sémiotique peircienne et pose comme premières assises au modèle de la communication artistique les concepts de priméité, de secondéité et de tiercéité, les trois catégories qui, selon Peirce, rendent compte de toute l’existence humaine. Pour rappel, on peut résumer ces catégories comme suit : la priméité est le domaine du possible, de l’être ressenti dans sa totalité, de l’indistinction et de l’intemporel (exemple) ; la secondéité est le domaine de l’action et de l’expérience vécue, où l’événement vaguement ressenti en mode de priméité est maintenant identifié distinctement comme fait empirique et inscrit dans la dimension spatiotemporelle ; la tiercéité est la catégorie de la nécessité, des lois et des règles explicatives du monde, des opérations intellectuelles et de pensée qui traduisent le réel indistinct et l’expérience sous la forme de langages, de signes, de conventions, de représentations figées, d’habitudes, donc sous forme culturelle et symbolique. Notre appréhension du réel (secondéité) et du possible (priméité) et leur distinction passent nécessairement par les codes culturels et symboliques (tiercéité), c’est-à-dire des filtres qui programment notre connaissance de l’univers et nous permettent de l’interpréter. Notre rapport à la réalité est toujours médiatisé par les conventions sociales et la culture.

5Dans le processus de création tel que le décrit Nicole Everaert-Desmedt, l’artiste, possédant les langages (plastiques et littéraires, par exemple), vise à bouleverser les conventions et les codes (tiercéité) en y introduisant un possible (priméité) exprimé sous la forme d’une nouvelle proposition symbolique (l’acte de créer un tableau, un texte, etc., dans la secondéité). La culture existante s’en trouve changée, permettant ainsi aux récepteurs de l’œuvre d’acquérir une nouvelle manière de concevoir le réel, de découvrir une de ses facettes encore insoupçonnée. À son tour, cette nouvelle appropriation du réel entre dans les conventions pour se stabiliser en vérité « naturelle ».

6La mission de l’art est précisément de mettre en forme et de transmettre les forces, les « intensités virtuelles » (p. 22) de la priméité, régime avec lequel l’artiste a le privilège d’entrer en contact dans des moments spéciaux et qu’il est le seul à pouvoir communiquer, via son œuvre, aux autres. Ce possible de la priméité, ce « présent, immédiat, frais, nouveau, initial, spontané, libre, vif, conscient et évanescent » dans les mots de Peirce (p. 22), Nicole Everaert-Desmedt tente d’en traduire le déploiement, aux plans de la production et de la réception, dans les œuvres analysées.

7Par exemple, les lumineux chapitres sur Magritte montrent comment le peintre conduit le récepteur de ses œuvres à y apercevoir le « Mystère » : partant de la représentation réaliste d’objets familiers et prototypiques, donc concordant avec les habitudes du voir (tiercéité), Magritte place le spectateur dans un sentiment de confiance ; mais le contexte de ces objets reproduits fidèlement les présente dans un agencement si inhabituel que le regard interprétatif tantôt rassuré bascule rapidement dans un sentiment de malaise, de doute, il subit un « choc » par le retour subi à l’expérience (secondéité), par la découverte-surprise d’objets complètement nouveaux, énigmatiques… Ceux-ci déclenchent dans la pensée du récepteur l’évocation du  « Mystère » (le possible pour Magritte, la priméité), où les objets sont renvoyés à leur essence première, et où la pensée devient pure, libérée du conditionnement culturel. Comme suite à cette étape de la sémiose des tableaux de Magritte, le spectateur infère une appréhension renouvelée de son monde quotidien, une remise en cause de la réalité.

8Le processus général d’interprétation des œuvres d’art aboutit à ce qu’Everaert-Desmedt propose de nommer la pensée iconique : le récepteur passe de la perception de l’œuvre, du signe iconique (l’hypoicône pour Peirce, dont il dit qu’elle entretient un rapport de similitude avec la chose représentée) au déploiement d’un procès cognitif qui évoque la pensée elle-même pour objet ; le spectateur attentif de l’œuvre atteint la pensée de la ressemblance, une pensée qui se fond pleinement avec ce qui est représenté, une pensée qui parvient à la production d’une icône pure mentale, c’est-à-dire une possibilité non matérialisable mais bien réelle, de l’ordre de la priméité. Chez Klein, c’est à l’« énergie cosmique », la Vie à l’état matière première, l’« immatériel » que visent les fameux monochromes bleus. Chez Duras, les personnages de Détruire dit-elle dépassent leurs distinctions individuelles et se perdent dans l’indistinction de l’amour et du bonheur absolus. Wenders, dans son film Les Ailes du désir, invite le récepteur à suivre le processus de l’ange Damiel devenu homme pour entrer en contact avec la continuité temporelle (priméité) au sein de la discontinuité temporelle humaine (secondéité), pour connaître l’éternité au creux de l’instant présent.  Ces quelques cas d’analyse sont le lieu pour Nicole Everaert-Desmedt d’enrichir son modèle patiemment constitué.

9Une autre entrée du modèle, à partir de laquelle l’auteure examine  quelques productions de Chàvez, Parant et Corillon, est présentée selon la triade peircienne abduction/déduction/induction et effectue un fructueux rapprochement de la création artistique avec la recherche scientifique. Cette entrée mérite d’être ici rappelée, ne fût-ce que pour montrer que les deux domaines ne sont pas si opposés qu’on peut le croire ordinairement. Similairement au chercheur étonné devant le fait nouveau et surprenant qui ébranle son savoir, l’artiste est envahi et troublé, non par un événement, mais par un sentiment inquiétant, un « chaos de qualités de sentiment » (p. 213) ; il est placé d’emblée dans la priméité sans toutefois pouvoir identifier clairement l’objet de cette sensation. Afin de s’expliquer ce manque, l’artiste à l’œuvre, comme le scientifique qui tente d’établir une nouvelle théorie pour rendre compte du fait inédit, formule par abduction une hypothèse artistique (mais non pas conceptuelle) qui puisse exprimer et rendre appropriées les qualités de sentiment. Ensuite, l’œuvre devient, dans un processus de déduction, le lieu de projection de l’hypothèse de l’artiste, de la même manière que les expériences en laboratoire servent à vérifier les conséquences empiriques de l’application de la théorie ; l’artiste construit ainsi un objet auquel correspondent les qualités de sentiment. Au terme de son travail, l’artiste en vient au jugement esthétique de sa création : c’est le moment de l’induction, où il s’agit, comme en mode scientifique, de vérifier, à partir des résultats (ici l’œuvre), l’adéquation de l’hypothèse : « Une œuvre est auto-adéquate lorsqu’elle se présente elle-même comme un sentiment raisonnable, lorsqu’elle rend intelligible une qualité de sentiment synthétisée » (p. 215), indique Everaert-Desmedt en paraphrasant Peirce.

10Dans l’ensemble, Interpréter l’art contemporain est un ouvrage qui réussit à surmonter la tentation théorique et apriorique comme seule voie d’investigation du domaine artistique, dont il est bien reconnu que les objets se caractérisent par leur singularité. Everaert-Desmedt a su à la fois reconnaître sensiblement les caractéristiques concrètes et  irréductibles des œuvres étudiées et les faire parler, sans les pervertir, à la lumière des exigences de la sémiotique de Pierce. Il en résulte une reconstitution étonnamment synthétique, mais non pas simpliste, du processus général de la communication artistique contemporaine. D’ailleurs, rappelons avec l’auteure que les modèles d’analyse développés pour la compréhension des œuvres du passé ne semblent pas toujours suffire à rendre compte de l’art contemporain. Le système de Peirce offre des outils adéquats à cette tâche.

11La seule réserve que nous pourrions émettre quant au contenu du livre d’Everaert-Desmedt concerne la notion de récepteur modèle, figure qui traverse l’ensemble des analyses et qui est inspirée directement de Lector in fabula d’Eco. Comme l’écrit l’auteure (p. 285), « [l]e récepteur modèle est celui qui entre dans la logique de l’œuvre. » L’accession du récepteur à la pensée iconique qui permet le retour à la priméité n’est possible qu’à la condition d’une « sympathie intellectuelle » et d’une adéquation des connaissances et des schèmes cognitifs au processus de production de l’œuvre. Bref, la réception entre dans un rapport d’équivalence avec la production. Ainsi, la réception modèle telle qu’elle peut apparaître dans la réflexion d’Everaert-Desmedt est, plutôt qu’un acte réel et situé de compréhension, un idéal d’adhésion maximale au plein potentiel de l’œuvre. Bertrand Gervais (1993 : 90), qui nous sert ici d’appui, affirme, après avoir critiqué le lecteur modèle d’Eco dans le domaine littéraire, que « [l]a lecture possède divers régimes, elle est le lieu de diverses tensions qui lui confèrent des formes variées, de l’investissement le plus important au délestage le plus complet. » Cela peut valoir pour la réception artistique au sens élargi. De plus, le phénomène d’interprétation d’une œuvre, picturale ou littéraire, peut être multiple selon les significations produites par les sujets-récepteurs, dont l’encyclopédie, projetée sur l’objet à interpréter, peut varier de l’un à l’autre. En communication, les travaux sur la réception issus de la tradition des cultural studies suggèrent une telle perspective (Breton et Proulx, 2002 : 238-240).

12Cette réserve mise à part, nous pouvons retenir que l’avantage certain de l’ouvrage d’Everaert-Desmedt est de rendre accessible et praticable le système de la pensée peircienne, qui, à tort, a acquis une réputation hermétique. C’est donc une entrée privilégiée pour l’amateur de sémiotique de Pierce, comme pour le passionné d’art contemporain.