1Sur : Timothée Picard, L’art total. Grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2006.
2Conçue comme le prolongement de l’ouvrage Wagner, question européenne, cette étude propose une fresque – totale ? – des conceptions et représentations de la totalité telles qu’elles se cristallisent dans la rencontre ou l’éloignement d’avec l’œuvre wagnérienne. Les chapitres, denses et nombreux (8 chapitres, 464 pages), compilent ce que l’on pourrait appeler les « actes européens de l’art total » sans verser pour autant dans l’empilement. Ils se présentent comme un effeuillement des totalités possibles, fantasmées, accomplies, déchues, avec tout ce que le terme connote de volatilité. L’on progresse ainsi de la question de l’art mixte comme art total, à celle de l’interprétation et de la récupération des dimensions esthético-politiques de la pensée wagnérienne du total, à celle de l’élaboration de totalités alternatives, à celle de la mise en accusation de la totalité, à celle de l’inhumation/exhumation du total dans l’opéra post-wagnérien, à celle de la traduction de l’aspiration à un art total dans un modèle artistique particulier, pour aboutir à la question plus vaste d’une Europe arc-boutée sur le fantasme de l’œuvre-somme. Ce qui ainsi énoncé fait figure de variations sur la notion de totalité, dessine en fait la corolle symbolique et culturelle de l’utopie wagnérienne de la totalité.
3Il reste que l’introduction demeure avare de précisions sur l’angle d’approche et la méthode adoptés. Telle un incipit disert, elle amorce le grand « récit » (p. 11) artistique, et par delà politico-métaphysique, des XIXe et XXe siècles dont les trois grands moments sont : « 1. Une promesse de totalité ; 2. Une excroissance concrète des œuvres visant la totalité jusqu’au débordement et à la saturation ; 3. Deux décrochages qualitatifs radicaux qui, touchant à la fois au sujet artistique et à la représentation esthétique, marquent en apparence une forme d’exténuation et de renversement du mouvement premier » (p. 12). L’on comprend d’emblée que l’on gravite dans la sphère de l’histoire artistique et culturelle d’une idée qui, frayant aux marges de la grande Histoire, n’en a pas moins contribué à tisser la trame dramatique de l’histoire européenne – que l’on pense aux totalitarismes du XXe siècle. Tout l’enjeu de l’ouvrage consiste dès lors à nous peindre l’exacerbation, puis le travail de deuil de la « pulsion unitaire et totalisante » (p. 10).
4Le premier chapitre s’intitule « L’œuvre d’art totale jusqu’à Wagner » et tente la synthèse d’un certain nombre de positions exprimées dans l’ouvrage Wagner, question européenne. Non sans succès dès lors qu’on voit lever la pâte du défi wagnérien sans avoir besoin de se reporter à l’ouvrage susmentionné. C’est-à-dire, plus précisément, que Timothée Picard nous propose une généalogie de l’avènement du total chez Wagner - avec tout ce que cet avènement comportera de conséquences ultérieures en termes esthético-politiques et métaphysiques - qui consacre la part éminemment romantique de cette utopie germanique et, par delà, européenne : « Le romantisme allemand c’est l’Arcadie de la civilisation européenne, cet âge d’or dont Wagner serait un des derniers chevaliers, ou, au contraire, le dangereux foyer utopique dans lequel l’Allemagne aurait puisé de quoi nourrir ses démons. C’est ce qui a fourni à l’art, par le truchement du rêve de l’Un, du Sublime et du Total – car le fragmentaire, le witzig, le post-romantisme wagnérien semble les avoir oubliés – sa plus exigeante mission, ou au contraire ce qui lui a donné son caractère hybristique et éthiquement trouble, ce dans quoi le politique a trouvé, le siècle suivant, les ferments de son esthétisation » (p. 28). Cette généalogie présente l’œuvre de Wagner comme le point d’aboutissement d’une longue réflexion sur la totalité, qui remonte jusqu’à la Renaissance italienne, en ceci que la totalité wagnérienne concilie deux données de la vie collective qui par elles-mêmes sont des totalités : la fête et l’opéra.
5Au fil de l’argumentation Timothée Picard pointe fort à propos la difficulté, voire l’impossibilité de définir la notion de totalité en art qui suscite pourtant, ou peut-être justement à cause de cela, tant de représentations fantasmatiques. Lorsque telle avant-garde brandit le terme de totalité, parle-t-elle d’« “œuvre d’art totale”, de “fusion”, de “mélange”, de “collaboration”, de “complémentarité entre les arts”, de “coopération”, d’“effet combiné”, ou encore de “composition” ou de “synthèse scénique” » (p. 47) ? Il faudra donc, chaque fois, s’entendre sur le terme de totalité et sur la nature des arts convoqués dans cette totalité.
6Cela étant précisé, l’auteur enchaîne sur une esthétique comparée des arts et dérive de la lecture des écrivains et philosophes allemands une architectonique qui place la musique au cœur de l’expressivité et nous fait ainsi accoster aux rives du grand-œuvre wagnérien. Si les remarques de l’auteur sont d’une grande pertinence, l’on déplorera, toutefois, l’absence criante de la référence à Hegel, dont la pensée esthétique n’est qu’à peine effleurée (il est pourtant ici question d’architectonique, et de musique, et de romantisme !).
7Toutes les observations précédentes expliquent que l’art wagnérien ait pu être conçu comme la pierre de touche de la totalité et nous permettent de progresser dans le temps et l’argumentation. Le deuxième chapitre intitulé « L’œuvre d’art totale post-wagnérienne : un rêve esthético-politique ambigu » aborde, en l’occurrence, la « nébuleuse philosophique (…) amalgamée à d’autres courants spirituels de l’époque [post-wagnérienne] » (p. 73), qui développe une réflexion religieuse et métaphysique sur la totalité en art.
8Entées sur le fantasme rémanent de la renaissance de la tragédie grecque comme modèle de la totalité, de nombreuses théories artistiques insistent sur le dionysisme wagnérien (ainsi la danseuse Isadora Duncan se réclamera-t-elle du rythme cosmique wagnérien) ou bien sur la face apollinienne de Wagner. Autre manifestation de ce courant hellénisant, les théories du mythe dans l’œuvre de Wagner contribuent elles aussi à retremper l’idéal artistique post-wagnérien dans l’imaginaire grec. Et l’auteur de citer Claudel qui relie le modèle grec du chœur à l’expérience wagnérienne, les scénographes Apia, Meyerhold, Burian, Honzel ou Okhlopkov qui mettent en scène le chœur wagnérien comme élément clef d’une esthético-politique tirée des Grecs, ou encore Brecht qui dénonce la pensée aristotélicienne à travers la critique wagnérienne. A ce néo-paganisme hellénisant s’ajoute un wagnéro-christianisme (Mauclair, Bielyï, Ivanov), qui regarde le mystère médiéval, au même titre que d’autres le mystère grec, comme le lieu et le moyen de la création d’une communauté intemporelle et idéale à travers l’art devenu religion et politique. Il y va de la restauration de la « circularité du temps mythique contre le temps historique et ses scléroses » (p. 83), d’une parade « face au délitement de la communauté organique, face à la surpuissance prométhéenne de le téchnè » (p. 83).
9Cette question de la communauté déchue fait le lien avec de longs développements sur les projets festivaliers du XXe siècle qui, si divers soient-ils, trahissent la force des aspirations esthético-politiques ainsi que la volonté de façonner dans l’art-pédagogie l’homme et le peuple nouveaux. Le rêve post-wagnérien de festival porte en lui un questionnement sur les phénomènes politique et collectif, dont le ferment réside notamment dans l’avènement parfois problématiquede la démocratie, de la république et du parlementarisme. Il s’incarne entre autres dans les réalisations marxistes de Honzl et Burian en Tchécoslovaquie, dans les représentations de masse de Okhlopkov en Russie ou bien dans le théâtre Thing de l’Allemagne nazie.
10Dans un deuxième temps, Timothée Picard se penche sur la récupération de l’œuvre d’art totale wagnérienne par la plupart des mouvances spirituelles et esthétiques religieuses européennes, depuis les années 1860 jusqu’aux années 1845. La polysémie et spiritualité diffuse d’œuvres telles que Parsifal ou Tristan font que des mouvements d’invention ou de réinvention du religieux aussi bien que des esthétiques spirituelles individuelles trouvent à s’abreuver aux sources de l’opéra wagnérien. Sans pouvoir entrer dans le détail de tous ces mouvements (ni vouloir y entrer car c’est à la lecture de Timothée Picard que nous souhaitons bien plutôt inviter), citons, d’après les formules de l’auteur, Teodor de Wyzewa et l’esthétique idéaliste de l’homme complet, Edouard Dujardin et l’idéal spiritualiste de la synthèse, Viatcheslav Ivanov - la ronde mystique des arts et la renaissance du chœur, Gueorgui Tchoulkov et la religion de l’art comme révolution, André Bielyï et la création artistique de soi, Alexandre Blok et la grande révolution universelle. Tous ces noms participent peu ou prou de la constellation des esthétiques spirituelles néo-wagnériennes qui se rejoignent dans la quête de l’Homme Total.
11Enfin, Timothée Picard, s’intéressant au renouveau de la dramaturgie dans le théâtre post-wagnérien, montre comment le wagnérisme s’est traduit en une réforme de la pratique théâtrale, avec un usage nouveau de la musique dans la langue et sur la scène, un nouveau rythme des corps et décors.
12L’horizon de toutes ces tentatives et mouvances demeure celui de l’accession à l’unité, revendiquée pour l’homme et pour la cité, sans que la chose n’engendre au passage un certain nombre de contradictions…
13Ainsi Timothée Picard intitule-t-il sa troisième partie « Les contradictions révélées ». Dans le prolongement de la partie précédente, il met en exergue les ambiguïtés du wagnérisme/anti-wagnérisme en revisitant les esthétiques des auteurs susmentionnés (Claudel, Honzl, Bielyï, etc.), qui se réclamaient justement de Wagner. C’est que, diversement fascinés par le caractère hellénisant, christianisant, spirituel, fortement totalisant de l’œuvre, ces auteurs ne sont pas pour autant convaincus de la pertinence d’une totalité de type wagnérien. Quelles que soient leurs motivations – définir une communauté nationale soudée, parvenir au sentiment de l’Un dans le sentiment religieux, réaliser une nouvelle synthèse des arts -, ils s’attachent à élaborer des totalités alternatives qui dépassent la totalité wagnérienne, imparfaite, incomplète, inadaptée au contexte contemporain. A ce moment du raisonnement, Timothée Picard élargit le spectre des références aux diverses avant-gardes, Russes, futurisme italien, Bauhaus, qui ne sauraient renier leur attirance pour la totalité, mais souhaitent qu’elle soit revue et corrigée dans ses implications politiques, esthétiques et métaphysiques. A l’extrémité la plus contestatrice du spectre, le lecteur découvre les contempteurs de la synesthésie telle que maints artistes wagnériens l’ont poursuivie, l’ont célébrée comme un absolu de la sensation, comme la pierre de touche de l’unité des arts et de l’organicité. Le reproche adressé à ces artistes dénonce l’excès, la confusion, la manipulation des affects ou bien la multiplicité, l’inversion et la diversion qui brisent le rêve d’organicité, sapent l’ordre et la communauté. « Plus : la synesthésie serait à la fois la marque et l’agent d’une dégénérescence physiologique et morale, annonciatrice de la décadence de l’Europe » (p. 162).
14Nul étonnement, dès lors, que Timothée Picard intitule son quatrième chapitre : « Le procès de la totalité : une cérémonie des adieux ». Le premier congédié n’est autre que le génie, le représentant de l’artiste absolu. Les romans de formation du musicien, qui font - de manière plus ou moins explicite et plus ou moins consciente - référence à Wagner dans la mesure où celui-ci aurait conçu ses œuvres comme des romans de formation de l’artiste, ne représentent plus guère que des ratés, des individualités désarticulées, des dilettantes, en lieu et place du génie attendu. Puis vient le tour fatal du mythe wagnérien, dont la totalité revêt certes les traits bienvenus de la circularité et de la plénitude, mais dont les virtualités totalitaires ne laissent guère d’autre choix que la démythification, la parodie ou, comme le dit Timothée Picard, la « mythoclastie ». Le sublime entre à son tour dans l’ère du soupçon avec un Tristan qui confine désormais au kitsch romantique. Le couperet s’abat également sur l’ésotérisme non pas tant de l’œuvre wagnérienne que du wagnérisme littéraire (Péladan, Schuré) qui, à trop chercher Dieu et l’absolu, la totalité religieuse et spirituelle, s’égare dans l’outrance symbolique et l’occultisme mystique. Plus généralement, c’est l’ambivalence de la spiritualité wagnérienne qui prête le flanc au mysticisme et, par là même, a partie liée avec la décadence de l’époque selon Max Nordau, le psychologue de la dégénérescence. S’il faut dès lors instruire le procès de la totalité et faire le deuil de tous les idéaux qu’elle a pris en charge, c’est à la parodie qu’incombera cette lourde tâche sous ses modalités les plus diverses, comme chez Nestroy, Laforgue, Fontane, Céard, Brecht, T. Mann, Joyce, etc.
15Ce chapitre est sans doute, entre tous, le plus congruent avec Wagner, question européenne, en ce qu’il condense un certain nombre des réflexions que ce premier ouvrage dévidait sur les rapports entre wagnérisme et défi wagnérien ; si les développements sont ici nécessairement plus resserrés, l’auteur a cependant eu l’habileté d’établir une synthèse claire et précise qui n’ampute en rien le contenu et l’intérêt des conclusions du premier ouvrage.
16Le cinquième chapitre s’intitule « La crise de l’opéra après le Gesamtkunstwerk wagnérien ». L’opéra wagnérien a de fait saturé le genre, qui se cherche désormais et des raisons d’être et des modalités pour être, face au modèle wagnérien et dans sa remise en question. Les accusations de genre décadent puis de genre bourgeois sont-elles fondées ? Peuvent-elles être dépassées ? L’opéra doit-il être le garant d’une culture de haut rang dans un monde en déshérence ? Et autres questions qui émaillent l’histoire du genre au XXe siècle. En fin connaisseur, Timothée Picard expose les réponses données à ces questions par les artistes respectifs, depuis l’époque de Wagner jusqu’à l’époque contemporaine qu’il place sous le signe d’un retour à l’opéra, en faisant une halte primordiale pour traiter la question de l’opéra totalité, l’opéra nazi, l’opéra dans les camps.
17Timothée Picard intitule le sixième chapitre « D’un modèle artistique l’autre » et nous livre ses considérations, probantes, sur les correspondances entre les arts : il y va de la rencontre entre art wagnérien et symbolisme (et non pas entre wagnérisme et symbolisme car le wagnérisme procède pour une grande part de la réception de Wagner par le symbolisme français), de la métaphore de la musique pour la caractérisation des autres arts, de la musique comme dimension éminemment « transartielle » (selon un qualificatif que Timothée Picard emploie à maintes reprises), de la musique comme moyen d’expression et d’investigation du Moi, ou encore de la musique comme expression d’un être-au-monde parce que, visant la totalité, elle « dit aussi le rapport des parties et du Tout en un monde auquel elle donne chant » (p. 289. Comme l’affirme Timothée Picard, « Wagner est venu à point nommer pour éveiller et fournir le modèle musical dont la littérature ressentait le besoin. La richesse de ce modèle permettait en effet à cette littérature d’envisager systématiquement tous les domaines de l’esthétique, de l’impératif technique le plus urgent à sa prolongation métaphysique, sans que cette systématicité puisse être à un seul moment affadie par l’univocité du sens et la rationalisation positiviste. Si ces écrivains ont si longuement prolongé l’idée d’un défi wagnérien, c’est parce qu’il leur permettait de maintenir ferme la nécessité d’un modèle musical par lequel la quête de la littérature puisse être poussée à son maximum » (p. 290). Pour nous en convaincre, Timothée Picard invoque précisément ces écrivains qui forgent leur poétique à l’aune de leur relation intime à la musique wagnérienne : Verlaine, René Ghil, Stuart Merrill, Mallarmé, Valéry, Joyce. Il évoque ensuite la concurrence qui se joue dans l’espace littéraire entre le paradigme musical et les autres paradigmes artistiques, peinture et danse, qui débouche par endroits sur ce que Timothée Picard appelle la triangulation artistique : lorsque, par exemple, l’écrivain tend à peindre la musique wagnérienne. Cette concurrence ou abouchement de la littérature avec d’autres arts ne signe pas la faillite du langage mais la nécessité de son dépassement pour que puisse rayonner la vérité de l’être, dans son caractère un et total. La quête de la totalité induit une crise de la représentation qui renvoie, elle-même, la totalité dans le lointain de l’utopie. Ecriture et art, même conjoints, achoppent à représenter l’un et le tout.
18Le dernier chapitre, intitulé « La somme et le fragment : quelle forme pour l’Europe moderne ? », propose au lecteur un parcours herméneutique à travers les partis-pris de certains auteurs qui, dans leurs choix formels et thématiques, expriment une critique à l’encontre soit du modèle de la totalité soit d’une Europe et d’une histoire qui font dégénérer la totalité. Autre forme de dégénérescence, le kitsch dont font preuve les épigones de Wagner fait basculer le tout de l’œuvre dans l’ornemental, aspire le sublime wagnérien dans le cercle tautologique de la mélancolie et de l’hystérie, par où la totalité organique se dégrade en une médiocrité sculpturale. La dégénérescence d’un art wagnérisant, et donc de la totalité en art, est intrinsèquement corrélée à la dégénérescence d’une culture (au sens large du terme), et donc du total dans un monde en déréliction. L’on touche là à une question centrale des pensées de Nietzsche et de Nordau.
19Si ce chapitre explicite plus avant le sous-titre de l’ouvrage, « grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner) », son nerf et son argumentaire paraissent moins saillants que dans les autres chapitres. Comme si Timothée Picard décrivait des circonvolutions autour de thèmes déjà traités. L’on signalera néanmoins les pages consacrées aux enjeux de l’œuvre d’art totale ainsi qu’au caractère problématique de la totalité : elles sont d’une grande clarté et permettent au lecteur de mieux saisir les rapports entre art, univers, universalité, totalité, unité, esthétique, géopolitique, etc., si bien qu’on en vient à regretter de ne pas les avoir lues plus tôt.
20La conclusion consacre le thème de l’œuvre-monde, dont la configuration postmoderne pourrait être la trilogie d’Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe. Manière, pour Timothée Picard, de refermer le livre sur les textes qu’il aime tant et dont il élucide si bien les conditions d’être et de possibilité dans un monde, une histoire, une culture qui oscillent continuellement entre grandeur et misère.
21Le lecteur est susceptible, la dernière page tournée, de ressentir quelque sensation de vertige… ce qui, à vrai dire, n’est guère étonnant tant la notion de totalité est polysémique, tant elle prend en charge d’idéaux esthético-politiques (à la fois dans le temps et dans l’espace), tant elle se loge dans des formes et arts divers, tant les références littéraires et artistiques sont nombreuses. Mais Timothée Picard se garde à juste titre d’une définition unilatérale et dès lors réductrice. De même ne prétend-il pas délivrer une œuvre totale sur la question de l’art total, ce en quoi il s’exposerait à l’accusation d’hybris herméneutique et contreviendrait à sa prudence coutumière. Son ouvrage n’en représente pas moins une somme, dans ce que le terme a de plus élogieux : non pas une addition, mais une imbrication logique d’exemples et arguments qui éclairent, en Europe et dans le temps, le mouvement de balancier de l’utopie du total.
22Le lecteur appréciera sans doute d’avoir lu Wagner, question européenne, ne serait-ce que pour se familiariser avec la grille de lecture pluridisciplinaire et goûter derechef l’élégance rhétorique. Il appréciera par ailleurs que les deux ouvrages, Wagner, question européenne et L’art total, qui se recoupent assurément en bien des points, soient agencés de telle sorte que jamais les mêmes citations ne soient convoquées, jamais les mêmes formulations employées. En conséquence, L’art total de Timothée Picard représente une réelle extension de la question du défi wagnérien et, plus encore, le récit d’une aventure intellectuelle qui n’est assurément pas close en ce début de XXIe siècle