Pensée du style, styles de pensée
1Éric Bordas rend compte du livre d’Anne Herschberg-Pierrot dont le premier mérite est d’entreprendre franchement une théorie du style1. Sa principale innovation consiste à proposer un paradigme génétique de la stylistique : le style n’est pas considéré comme marque distinctive, produit ou résultat mais comme processus. Le style s’observe donc dans la genèse de l’œuvre et jusqu’au terme du processus de son accomplissement qu’est sa réception. É. Bordas souligne que cette approche du style veut mettre l’accent sur le dynamisme créateur, sur les tensions qui animent le travail d’écriture, sur l’œuvre « en mouvement ». Il reproche néanmoins au livre d’A. Herschberg-Pierrot de tomber dans le même travers que la plupart des travaux à ce jour en théorie du style et en stylistique, à savoir l’herméneutique. É. Bordas appelle herméneutique toute démarche qui, de l’exégèse biblique à la génétique en passant par l’explication de texte lansonienne, vise un sens au delà du texte, c’est-à-dire suppose une vérité transcendante au texte. Il appelle à une prise de conscience du caractère religieux de telles démarches : elles supposent une forme de foi et reposent sur l’idée d’un sens transcendant. Il préconise pour sa part une stylistique sans herméneutique, qui se donnerait pour tâche de « saisir la valeur des énoncés, et plus encore des énonciations, soit leur efficacité, leur rentabilité. » (p. 141-142) Il entend ainsi tirer le sens du côté de la « valeur » et non de la « vérité ». Le style serait alors « un phénomène sensible, une expérience, le sentiment d’une découverte ou d’une réalisation, et la stylistique […] l’évaluation du rendu de cette expérience, de cette performance. » Il reste à attendre la publication de la thèse d’habilitation d’Éric Bordas pour avoir une vue d’ensemble de cette nouvelle théorie du style.
2Françoise Balibar retrace le cheminement de Fernand Hallyn au cours de ses trois derniers ouvrages2. Elle rappelle l’idée qui a guidé F. Hallyn au cours de ces 20 dernières années : chercher « ce qui meut l’homme de science lorsqu’il forge, choisit, émet une hypothèse », c’est-à-dire comprendre le processus intellectuel qui permet la production de l’innovation scientifique. Ce processus est appelé une « poétique » ou encore la « rhétorique profonde » du discours scientifique. C’est dire qu’il s’agit de comprendre la science par les lettres, dans la mesure où l’écriture trahit toujours les procédés, figures, mises en récit, expériences de pensée, etc. qui structurent la pensée. L’enjeu de cette perspective de recherche est une reconception de la rhétorique, par delà la partition des Lettres et des Sciences, donc rien de moins qu’une redéfinition de la place des Humanités dans la culture. Le dernier volet en date du travail de F. Hallyn porte plus spécifiquement sur l’ironie, mais plutôt l’ironie « de situation » que l’ironie « verbale ». Le nom de ce procédé rhétorique désigne ici la situation que le locuteur se sent occuper dans le monde, cette situation du scientifique qui prend naturellement de la distance par rapport aux hypothèses qu’il produit, dans le moment même où il les produit. Dans son livre sur Descartes, F. Hallyn expose la déclinaison de cette situation, et des stratégies discursives qu’elle engage, dans les Méditations métaphysiques.
3Nathalie Heinich a principalement travaillé en sociologie de la littérature et des arts plastiques mais elle teste ici ses conceptions méthodologiques sur le domaine musical ou, plus exactement, elle se félicite que l’excellent livre d’Esteban Buch sur Schönberg confirme ses propres intuitions3. Ce livre expose, selon elle « comment [l’artiste] passe d’une singularité disqualifiante, synonyme de bizarrerie inacceptable, à une singularité qualifiante, synonyme de grandeur exceptionnelle » (p. 196). La réussite de l’enquête tient à la réunion de trois perspectives généralement séparées voire tenues pour opposées en sociologie des arts mais ici harmonieusement conjuguées : le contexte, l’objet (« caractéristiques proprement musicologiques des œuvres en question »), les sujets (« protagonistes du "champ" musical viennois ») (p. 197). Comme le livre d’E. Buch illustre (sans le savoir ?) les principes prônés par N. Heinich, cette dernière peut naturellement en tirer un rappel de la méthode à suivre :
4« Pour faire la sociologie de l’expérience artistique, on n’a nullement besoin de faire la "sociologie des œuvres" : ni au sens adornien de l’"esthétique sociologique", qui se sert d’une supposée homologie entre œuvres et société pour grandir l’art, au risque de lui imposer des lectures hétéronomes ; ni au sens plus modeste, où on l’entend aujourd’hui, d’une analyse des "œuvres mêmes" qui utiliserait des outils proprement sociologiques, dont on continue à ne pas bien voir en quoi ils pourraient consister. En revanche, le travail de Buch montre parfaitement en quoi consiste une analyse des œuvres permettant une description sociologique de leur mise dans l’espace public : c’est une analyse musicologique, articulée à une histoire sociale du contexte de réception, et à une sociologie des représentations et des valeurs partagées à l’époque de leur production. » (p. 207).
5Plutôt qu’un compte rendu à proprement parler, Bernard Vouilloux propose une réflexion surplombante sur l’emploi de la notion de dispositif dans une série de travaux (notamment de Stéphane Lojkine, Philippe Ortel et Arnaud Rykner4) et surtout en tire quelques propositions méthodologiques personnelles. Il revient aux sources de la notion de dispositif, c’est-à-dire principalement à Foucault, Lyotard et Deleuze, pour mettre en évidence sa productivité méthodologique. Il souligne en premier lieu que la notion de dispositif supplante celle de structure, introduisant la temporalité, la conjoncture, le devenir. Aussi met-il en garde contre une interprétation trop mécanique, ou automatique, du paradigme machinique et des « appareils ». La part parfois importante de la technique dans certains dispositifs ne doit pas faire conclure à un quelconque automatisme : le dispositif doit être pensé comme un dynamisme créatif et ouvert. Surtout, la donnée technique ne doit pas occulter la nature fondamentalement hétérogène du dispositif : il agence et met en réseau des éléments textuels et non textuels, artistiques et non artistiques, abstraits et concrets, institutionnels et conjoncturels, etc. Et même dans ses dimensions techniques, le dispositif ne se réduit pas à l’appareil mais doit plutôt être pensé, en référence à Foucault, comme « le devenir prothétique du corps, avec le dressage disciplinaire de ses membres et de ses gestes, dont les outils, les appareils, les machines, ne sont que des projections ou des externalisations. » (p. 162)
6Mais la différence essentielle entre structure et dispositif « est moins objectale que théorique : le dispositif, c’est la structure sous un certain point de vue » (p. 157) En fin de compte, B. Vouilloux semble se servir de la notion de dispositif comme d’une sorte de mot d’ordre méthodologique de portée générale, appelant à l’ouverture des disciplines sur leur extérieur et à une redéfinition de leurs objets : « si la notion de dispositif a une nécessité, c’est non seulement de marquer les continuités et les ruptures entre ce que font les œuvres et leur contexte historique d’émergence, mais aussi de défaire une certaine idée de l’œuvre » (p. 167-168). Ce qui rappelle à certains égards l’autre mot d’ordre méthodologique que fut, en son temps, la « mort de l’auteur »…
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