« L’éternel retour de la modernité »
1L’essai de Jean-François Hamel, paru en 2006 aux éditions de Minuit, propose une exploration ambitieuse des poétiques de la répétition qui traversent la modernité littéraire et philosophique. De Karl Marx à Walter Benjamin, de Jules Michelet à Claude Simon, la résurgence paradoxale, dans une modernité dont on souligne volontiers le désenchantement, d’une narrativité cyclique « qui se reprend jusqu’à intervertir passé et avenir, jusqu’à confondre morts et vivants »1, est analysée comme une réplique au bouleversement moderne de l’expérience du temps.
2La thèse de Jean-François Hamel s’appuie en effet sur l’idée, empruntée à Paul Ricœur, de la narrativité comme « configuration différée d’une expérience vive du temps »2. Le modèle herméneutique de Temps et récit, fondé sur la réciprocité entre temporalité et narrativité, permet d’identifier la dynamique historique des pratiques narratives : à la déficience irréductible du temps humain répliquerait le travail de mise en intrigue qui humanise l’expérience en la rendant transmissible. À la lumière de cette dialectique de la question et de la réponse, « il paraît légitime d’indexer l’historicité des pratiques narratives, c’est-à-dire leur variabilité dans le temps et l’espace, à l’historicité des formes de l’expérience temporelle. À questions différentes, réponses différentes : autres formes du temps, autres modalités narratives. L’invention de nouvelles configurations narratives constituerait la conséquence vraisemblable, sinon nécessaire, d’une transformation de l’expérience temporelle »3.
3Reste à préciser les termes de cette transformation. Évitant l’écueil d’un déterminisme étroit entre les révolutions politiques et sociales du xixe siècle et l’inquiétude qui anime le discours moderne sur l’histoire, l’auteur s’appuie sur la notion de « régime d’historicité » - développée par l’historien François Hartog dans un ouvrage du même nom4 - qui désigne « le mode d’articulation du passé, du présent et de l’avenir dont une collectivité se dote pour réfléchir sa propre expérience de l’histoire »5. Dans les régimes « chrétien » et « ancien », l’expérience des générations antérieures recouvrait en grande partie ce que l’on était en droit d’attendre de l’avenir : c’est cette cohésion des expériences et des attentes qui conférait une « répétitivité potentielle et une exemplarité matricielle aux événements du passé »6. Héritier des Lumières et de la Révolution industrielle, le régime « moderne » se distingue au contraire par l’abîme infranchissable que des changements politiques, économiques et techniques de plus en plus rapides creusent entre deux générations successives. Dans ce contexte nouveau, le passé est « objet de savoir plutôt que schème d’action ou exemple de conduite »7. Et c’est désormais à l’avenir, plutôt qu’à la tradition, qu’est conféré le pouvoir de donner sens à la marche du monde. Ce bouleversement de l’expérience du temps est au fondement du sentiment de crise moderne. Le constat romantique de la disjonction du passé, du présent et de l’avenir8 est encore aggravé par le « retrait de l’éternel »9 qui donnait sens « ailleurs à ce qui en semblait dépourvu ici et maintenant »10.
4C’est à la lumière de ce contexte historique de crise que prennent sens la résurgence conjointe d’une poétique, la répétition, et d’une thématique, le revenant, dans l’ensemble des écritures de l’histoire – philosophique, littéraire, historiographique. L’ambivalence de cette revenance double du passé est qu’elle est à la fois une réplique à la disjonction des temps et un symptôme de la crise historique. En d’autres termes, la répétition est un outil pour tenter « d’articuler la triple temporalité de l’histoire dans un univers fracturé »11 en même temps qu’un signe de cette fracture : la disparition des cadres traditionnels, loin de libérer définitivement le présent de tout héritage, n’a fait paradoxalement qu’exposer plus violemment les vivants à la hantise du passé. Lorsque la répétitivité matricielle de la tradition laisse la place au déterminisme historien, comment éviter d’« assujettir les vivants à la reproduction de ce qui a été »12 ? Toute l’originalité du travail entrepris par Jean-François Hamel est d’essayer de conjoindre ces deux tendances contradictoires pour montrer comment, suivant la formule de Gilles Deleuze, la modernité invente « une répétition qui sauve, et qui sauve d’abord de la répétition »13.
5Avec une grande rigueur, chapitre après chapitre, Jean-François Hamel s’applique à vérifier cette hypothèse dans un corpus qui, sans être exhaustif, s’aventure bien au-delà des frontières du récit littéraire. Dans un parcours chronologique qui couvre deux siècles d’écriture de l’histoire, du romantisme au Nouveau Roman, l’auteur présente moins les étapes de la constitution d’une poétique de la répétition qu’un panorama de quelques-unes de ses figures possibles.
6Avec le romantisme surgit ainsi un premier paradigme (chapitre 1), structurant les récits archéologiques de l’historiographie nationale (Jules Michelet) et les récits téléologiques du progrès historique (Victor Hugo). En inventant des sujets collectifs qui transcendent les ruptures de l’histoire – la nation, le peuple, l’humanité – l’écrivain et l’historien tentent de restaurer l’unité organique des temps perdue depuis la Révolution française. Qu’ils soient tournés vers l’avenir ou vers le passé, leurs récits confirment ainsi, par leur effort même pour y remédier, « l’appauvrissement du présent » dont, avant eux, Musset et Tocqueville s’étaient déjà fait l’écho dans des pages célèbres14. Parallèlement s’élabore un second paradigme, qui prend l’exact contre-pied du premier en dénonçant la mélancolie propre aux « répétitions identitaires »15 : c’est le paradigme baudelairien de la « mémoire du présent » (chapitre 2). Suivant de près les analyses de Walter Benjamin sur l’œuvre baudelairienne, Jean-François Hamel montre comment chez Baudelaire, mais aussi chez ses contemporains Nietzsche et Blanqui, la répétition permet de défaire la temporalité homogène et continue présupposée par l’historicisme et le progressisme au profit d’une modernité conçue comme expérience répétée du choc16. Mais l’auteur nuance la négativité de la lecture de Benjamin, en affrontant à l’impossibilité de toute mémoire authentique, à l’œuvre dans la dialectique du spleen et de l’idéal, l’héroïsme de la vie moderne dont Baudelaire se fait le chantre dans son célèbre essai sur le peintre Constantin Guys17. La théorie esthétique de Baudelaire, en esquissant la possibilité d’un « éternel retour du présent »18 dans l’œuvre d’art moderne, travaille à refonder « la médiation de la triple temporalité de l’histoire autrement que par le fantasme d’une tradition retrouvée »19. De la même façon, dans les Considérations inactuelles de Nietzsche, la célèbre diatribe contre la nécrophilie historienne, qui écrase la vie sous le poids d’un passé inutile et dangereux, se renverse dans l’hypothèse d’une histoire qui retrouverait dans les civilisations archaïques « la réalisation d’une culture essentiellement non historique et néanmoins, ou plutôt par là même, indiciblement riche et vivante »20. Du spleen à la « représentation du présent »21, du nihilisme historien à l’éternel retour de la vie, d’une répétition à l’autre, c’est donc à chaque fois la possibilité d’« une expérience vive du présent »22 qui est en jeu, « une expérience où est refigurée l’indiscernabilité du mort et du vif au profit des vivants »23.
7Les trois chapitres suivants, consacrés respectivement à Karl Marx, Pierre Klossowski et Claude Simon, approfondissent ce paradigme de la « mémoire du présent », mémoire nécessairement discontinuiste qui effectue « l’équivalent d’un travail de deuil, mais sans seuil ni terme, par lequel la pathologie d’une mémoire amnésique est renversée en une remémoration libératrice »24. Interrompre les cycles du retour par une autre pensée de la répétition, c’est ainsi l’ambition de Karl Marx dans Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (chapitre 3). Dans la réflexion de Marx sur l’histoire, Le Dix-huit Brumaire marque une étape particulièrement importante, dans la mesure où l’analyse marxienne de l’échec révolutionnaire de 1848 met en lumière, pour la première fois, l’effectivité des récits sur l’action historique. Pour Marx, « la narrativité possède une effectivité qui en fait non seulement une instance de transmission de la mémoire culturelle, mais une médiation productrice d’histoire »25. Si la Seconde République se mue en un « second empire du passé »26, répétant sous une forme pétrifiée l’écrasement de la première Révolution, c’est que les acteurs de l’histoire « ont usé d’une narrativité qui, plutôt que de provoquer la production d’événements nouveaux, ne pouvait qu’entraîner la reproduction du passé »27. Dès lors, il ne s’agit plus de savoir « si telle poétique de l’histoire donne une image juste de l’expérience à son origine mais de déceler ce qu’elle produit dans le présent de l’histoire »28. Puisque toute action « est pour ainsi dire déjà modelée par des récits antérieurs »29, Marx en appelle à « une poésie du futur »30 qui, par la diction du passé, devrait permettre la production d’ « un événement sans précédent historique »31, un événement proprement révolutionnaire.
8Dans une direction différente, la conception de la modernité développée par Pierre Klossowski (chapitre 4) dans ses essais et ses récits, notamment Le Baphomet, met au premier plan l’influence de la narrativité chrétienne sur l’expression du désenchantement moderne. À la façon d’un Nietzsche appelant à rechercher dans les profondeurs du temps le visage d’une culture libérée du fardeau de l’histoire, Klossowski n’exhibe la généalogie chrétienne de son art du récit que pour mettre en relief l’expérience de la mort de Dieu. Car les poétiques de l’histoire, pour Klossowski, ne peuvent « s’affranchir de leur provenance chrétienne ni de cet objet perdu, le corps de l’histoire, dont l’absence se maintient inexorablement en elles »32. Qu’elles opposent à l’absence de Dieu l’espérance messianique ou qu’elles fassent, au contraire, l’épreuve de l’inachèvement des temps, il ne leur reste à choisir qu’« entre les voies du Christ et de l’Antéchrist, entre la répétition mélancolique des corps de substitution maintenant l’espérance d’un sens dernier de l’aventure humaine par l’idée d’une histoire totale, et la reprise endeuillée d’un sépulcre toujours déjà vide qui seul peut affirmer la puissance du devenir comme ouverture indéfinie de la triple temporalité de l’histoire »33. Une fois de plus, pour échapper à la « répétition aveugle d’un passé mort [...], la modernité n’aurait d’autre choix que de redoubler la répétition en découvrant ce qui dans ce passé chrétien dont elle s’est détachée demeure vivace et gage d’une ouverture aux possibilités du présent »34.
9Ultime étape dans la démonstration de la corrélation entre l’expérience du temps et les récits qui en assurent la médiation, Les Géorgiques de Claude Simon (chapitre 5), explorent l’héritage de la rupture révolutionnaire. Il ne s’agit pas, pour le romancier, de restaurer la continuité familiale et historique perdue mais au contraire d’épouser dans son récit la scansion heurtée de la temporalité moderne. Contre la fable historique, « qui occulte, sous couvert de la rendre intelligible, l’expérience du temps »35, la narration de Claude Simon exhibe sa propre genèse de façon à modeler des histoires « préhistoriques, c’est-à-dire prénarratives »36, antérieures à toute fabulation. Avec leur temps cyclique, qui défait toute chronologie, avec la répétition des guerres, qui pointe vers une conception catastrophique du temps, avec la médiation des archives, qui déclenche le retour des spectres, « Les Géorgiques constituent une critique sévère de l’historiographie et des usages modernes de la mémoire qui, comme l’avait vivement ressenti Walter Benjamin, violentent trop souvent le passé pour l’inscrire dans la trame d’un temps continu, homogène et vide »37. Se souvenir de la guerre, chez Simon, c’est se souvenir d’une autre expérience du temps, fonder une mémoire « tournée vers la temporalité elle-même et non seulement vers les actions qui s’y déroulent »38, faire le deuil de la transparence du passé et des narrativités qui la postulent. En ce sens, la poétique historique de Claude Simon met en œuvre, comme l’ensemble des poétiques de la répétition commentées par Jean-François Hamel, « une conception du récit qui se donne à lire comme un travail du deuil à l’égard d’une tradition narrative rendue obsolète par l’expérience moderne de l’histoire »39.
10Au terme de son parcours, Jean-François Hamel revient au modèle herméneutique de Ricœur posé, en introduction, comme la condition de la compréhension de l’historicité des pratiques narratives. Si Temps et récit permet à l’auteur de poser le lien entre l’expérience du temps et la fabrique des récits, et ce faisant de dépasser l’essentialisme qui guette la narratologie structurale, la théorie de Ricœur aboutit néanmoins à minorer la métamorphose contemporaine des récits. Car le modèle herméneutique de Temps et récit n’admet ni l’historicité des expériences du temps, ni les limites de la puissance de concordance de la mise en intrigue. L’histoire moderne du récit littéraire, avec ses profonds bouleversements, n’est pour Ricœur qu’un enrichissement de la théorie aristotélicienne du muthos, dont elle ne remet jamais profondément en question la pertinence. Dès lors, si le travail de Jean-François Hamel s’attache moins « à la singularité d’une œuvre littéraire ou d’un concept philosophique qu’aux conditions de leur apparition »40, c’est que Revenances de l’histoire a l’ambition de poser, au-delà de la seule question des poétiques de la répétition qui traversent l’écriture contemporaine de l’histoire, les jalons théoriques d’une histoire de la narrativité s’appuyant sur l’historicité de toute expérience. C’est à cette condition que l’on peut rendre compte de la mélancolie propre aux récits modernes tout en appréhendant la profonde nouveauté de poétiques qui portent le deuil inachevable des narrativités anciennes, et de la concordance des temps dont elles étaient le signe.