L’intertexte virgilien
1L’intérêt de cette journée d’études est de mettre Virgile au centre de sa réflexion comme poète inspiré et inspirateur en particulier de Rutilius Namatianus et d’autres poètes de l’Antiquité, mais aussi, projet plus innovant, de jeter un regard neuf sur le texte de Rutilius comme récriture d’auteurs chrétiens. La prédominance qui semble avoir été accordée à Virgile dans cet ouvrage s’explique par la volonté de F. Paschoud et St. Ratti de ne pas voir publier leurs contributions, toutes deux consacrées à l’auteur du de Reditu suo. Le thème très large de cette journée d’études a engendré des articles fort variés…
2Simone Viarre s’intéresse au passé littéraire de la sixième bucolique de Virgile en s’appuyant sur le rythme et la composition embrassée du poème et attribue à ce poème une dimension orphique qui ne se retrouvera plus jamais avec cette importance dans l’œuvre du Mantouan.
3Le prologue qui a une dimension programmatique se réfère en filigrane à Théocrite et Callimaque et affirme le refus de l’épopée. Dans le texte de l’églogue, la mise en scène de la capture de Silène par deux jeunes satyres que l’on peut assimiler à deux jeunes épicuriens évoque les mimes de Théocrite, mais aussi les idylles et le théâtre en général, puisque les silènes figurent dans les drames satyriques. La scène de capture est une scène de genre qui renvoie au plus tôt aux Thausmasia de Théopompe, qui, né vers 378 av. J.-C., figure sur le vase François (vers 570 av. J.-C.), tandis que le chant de Silène annoncerait des séries de métamorphoses ou des références à des prédécesseurs choisis. En raison du récit cosmogonique qui apparaît comme la métamorphose principale, on a vu dans Silène une représentation de Virgile, mais ce récit comporte bien des aspects fantaisistes, avec l’utilisation du vocabulaire lucrétien. Les métamorphoses qui suivent évoquent toutes des amours contrariées et dévoyées, comme dans les chants d’Orphée. L’élément incongru de ce récit est l’insertion d’un personnage vivant : Gallus, lui-même poète, avec une double référence à Hésiode et à l’alexandrinisme. Les cinq vers de conclusion nous ramènent à Apollon et l’églogue s’achève avec la fin de la journée.
4Le jeune Virgile, puise son inspiration dans les poètes alexandrins et à travers eux dans Hésiode, mais se rapproche davantage de Callimaque, en rédigeant une poésie « régie par le couple Apollon-Dionysos » (p. 16). L’inspiration orphique bien présente ici sublime le genre de la bucolique en décrivant une nature philosophique vers laquelle tendent toutes les métamorphoses décrites par Silène, faisant « des amours contrariées une réalité universelle » (p. 17).
5Nicole Boëls-Jansen étudie de son côté les personnages féminins de l’Énéide en âge d’enfanter « en cherchant les relations structurelles qui les unissent ou les opposent » (p. 20), à partir de leur comportement et de leur discours toujours signifiant. De fait, c’est le jugement de Virgile sur les femmes non seulement dans l’univers épique, mais aussi dans la société qui transparaît ici.
6La première partie de l’article s’intéresse aux vierges représentées par seulement deux femmes : Lavinia et Camille. Par son apparition première, revêtue d’un voile qui prend feu, Lavinia, fille de Turnus, remplit la fonction de la uirgo nubens, à l’origine du combat entre Troyens et Latins, et enfin entre Énée et Turnus. Camille, au contraire, se profile comme une guerrière à la virginité éternelle, dénuée de liens familiaux. Cette différence rejaillit dans leurs discours : Lavinia reste silencieuse et n’exprime ses sentiments que par des réactions physiques, celles du deuil quand sa mère se suicide ou sa rougeur pendant le combat entre Énée et Turnus. À la différence de celle-ci, Camille prononce le discours d’un chef guerrier et propose même à Turnus d’affronter seule les Troyens. Mais sa mort au combat prouve qu’un tel comportement est indigne d’une femme, en tant qu’il n’a pas d’utilité sociale, au contraire de celui de Lavinia, destinée au mariage.
7Le groupe des matrones est nettement plus important. Le destin de la première femme d’Énée, Créüse, se confond avec celui de Troie. Celle qui aurait dû être l’unique épouse d’Énée disparaît pendant la nuit où le héros quitte Troie avec sa famillle, laissant, avant sa disparition, un message où elle intime Énée de poursuivre le destin que les dieux lui prodiguent : fonder une nouvelle Troie, marié à une nouvelle épouse. Créuse, contrairement à Hélène que l’on aperçoit furtivement, illustre la matrone romaine idéale. Didon, qui incarne la femme passionnée, évolue dans son comportement et dans son discours. Elle apparaît d’abord comme une épouse fidèle à la mémoire de son mari défunt, mais aussi une reine constructrice et puissante. Mais Virgile la présente ensuite comme trahissant la bienséance en dictant sa loi à des hommes et même des guerriers. En outre, le festin qu’elle donne contraste avec la frugalité romaine et c’est au cours de celui-ci que d’active, elle devient la victime de l’amour et que son discours, jadis maîtrisé, annonce son destin tragique. Telle un animal sauvage, elle se laisse aller à sa passion en public, sa folie atteignant son paroxysme quand Énée quitte Carthage. Son discours aussi a changé et s’est intensifié : le quart du Chant 4 est occupé par ses paroles non plus solennelles, mais passionnées, contrastant avec le discours argumenté de son amant qui, contrairement à la reine, ne renonce pas à ses devoirs. Son suicide lui fait rejoindre Sychée : Énée n’existe plus pour elle, c’est pourquoi au Chant 6, elle lui opposera un silence tout légitime. Elle est redevenue une épouse vertueuse. Comme Didon, Amata, la femme du roi Turnus, est à la fois une épouse et une reine, et c’est parce qu’elle agit à l’encontre de ce double statut qu’elle se suicide. Junon, s’opposant au désir de Turnus de donner sa fille en mariage à Énée envoie un délire dionysiaque évolutif chez Amata. D’abord, la reine essaye de convaincre son mari par de douces paroles, en interprétant différemment l’oracle de Faunus. Puis, transformée en une véritable Bacchante, elle cède à un mouvement rapide digne de celui d’une toupie qui la conduit jusque dans les montagnes et les forêts, conduisant toutes les femmes derrière elle, ce qui pousse les maris à déclarer la guerre. La prière belliqueuse qu’elle prononce en lieu et fait de son mari témoigne de la désorganisation de la cité, puisque ce sont les femmes qui dictent leur conduite à la cité et au roi. Ce dernier, poussé à la guerre contre les Troyens regrette sa passivité, et Amata croyant Turnus mort, se pend. Comme Didon, elle humilie et précipite dans sa chute son mari et sa cité. Virgile qualifie sa mort d’informis, car la mort par pendaison interdisait toute sépulture. Le destin de Didon était circulaire, l’évolution d’Amata obéit à un point de non retour. Didon retrouvait Sychée aux Enfers, Amata est irrémédiablement séparée de son époux, de sa cité et de sa fille.
8Pour conclure, N. Boëls-Jansen écrit que le comportement des femmes de l’Énéide n’offre pas un ornement littéraire, mais a une portée idéologique. Comme Auguste voulait rendre aux femmes romaines leur vertu d’antan, Virgile montre que les femmes qui ne se cantonnent pas dans leur fonction de mère ou d’épouse, en endossant un comportement viril ou royal, causent leur perte, ainsi que celle de leurs proches ou de leur cité, tandis que les femmes exemplaires, les Créuse ou Lavinia permettent aux hommes de réaliser le destin voulu par les Dieux.
9É. Wolff, inversant les projets de S. Viarre et N. Boëls-Jansen, se rattache néanmoins fidèlement au thème de cette journée d’études, en tant qu’il s’intéresse à la manière dont Servius et Fulgence se sont inspirés de Virgile. Toutefois, alors que son titre semblait présager un équilibre entre les deux écrivains dans leur relation avec le Mantouan, É. Wolff ne cite Servius qu’en filigrane et toujours en opposition à Fulgence, auquel la communication fait la part belle.
10Fulgence qui est le premier chrétien à commenter l’Énéide, fait œuvre originale avec son Expositio Virgilianae continentiae, puisqu’il ne réalise pas une explication grammaticale, mais propose une interprétation globale de l’œuvre entier. Virgile y apparaît en songe à Fulgence pour lui révéler qu’il a voulu faire de l’Énéide le miroir de la vie humaine, Énée devenant ainsi l’homme en général. Fulgence fait ainsi de Virgile l’exégète de sa propre œuvre ou se projette lui-même dans Virgile, faisant du commentaire un dialogue, genre traditionnel de la littérature latine. Mais cette œuvre n’est qu’un dialogue en apparence, car Fulgence ne discute jamais ce que dit Virgile, lequel se confond parfois avec Fulgence, s’attribuant la paternité des Mitologiae ou citant des œuvres qui lui sont postérieures, quand Fulgence clôt son traité comme s’il était l’auteur de celui-ci.
11Le personnage de Virgile étonne eu égard à l’ironie que manifeste Fulgence à son égard, puisque, se définissant comme un modeste grammaticus, il lui demande des renseignements en relation avec cette fonction et non le sens caché de l’œuvre. Virgile adopte alors un ton professoral et hautain, mais use de la même formule de modestie que le Christ devant la femme hémorroïsse : Virgile se trouve ainsi au même plan que le Christ, prophète des païens. Virgile apparaît ici comme froid et sévère, contrairement à ce que ses biographes disent de lui. Mais ce portrait pourrait être humoristique, Fulgence ayant voulu envelopper d’une forme plaisante un contenu sérieux, selon la technique du spoudogoléion et ayant adopté pour son œuvre le principe de l’interprétation allégorique.
12Les rôles des deux hommes sont inversés quand il est question du christianisme. Fulgence, qui faisait profil bas jusque là, interrompt plusieurs fois Virgile pour lui montrer qu’il y a des points de ressemblance entre la morale de l’Énéide et le christianisme, ce que Virgile refuse d’admettre à plusieurs reprises, en des termes ambigus qui reconnaissent cependant la supériorité du christianisme. Virgile ne peut donc comprendre entièrement l’Énéide, puisqu’il n’a pas connu la Révélation, c’est-à-dire la Vérité.
13L’œuvre de Fulgence inaugure les commentaires du XIIe siècle, notamment le commentaire des six premiers livres de l’Énéide attribué à Bernard Silvestre et présente aussi pour la première fois un Virgile différent du portrait fait de lui dans ses biographies, ce qui se retrouvera dans de nombreuses légendes au Moyen Age. Fulgence considère Virgile comme un sage et fait passer les considérations esthétiques au second plan. En outre, contrairement aux autres exégètes, il ne voit pas dans l’œuvre virgilienne une évolution qui irait des Bucoliques à l’Énéide, mais observe dans les Bucoliques et les Géorgiques des ouvrages plus profonds que l’Énéide, en tant qu’elles contiennent des secrets non communiqués à l’homme.
14L’attitude de Fulgence par rapport à Virgile est ici bien paradoxale : il lui consacre un ouvrage, mais lui fait proférer des sottises épicuriennes. Il donne à l’Énéide un sens universel, n’évoquant ni la chute de Troie, ni les guerres puniques, ni le renouveau augustéen et n’a pas la volonté comme Servius de le justifier à tout prix. En effet, Servius et Fulgence apparaissent comme très différents : Servius élabore une interprétation littérale, conformément à la tradition du commentaire grammatical, alors que Fulgence s’inspire de l’exégèse philosophique des mythes pour effectuer une interprétation allégorique.
15On attend dans un prochain article l’approfondissement de la conclusion d’É. Wolff et le développement des relations entre Servius et Virgile, mais peut-être que ces dernières n’offrent pas l’intérêt de celles entretenues par Fulgence à l’égard du Mantouan, qu’É. Wolff a présentées ici avec beaucoup de finesse.
16Pour résoudre la querelle entre partisans et adversaires de l’emprunt des Bucoliques au genre de la comédie latine, C. Filoche s’est appuyée sur les similitudes lexicales, grammaticales et syntaxiques se trouvant dans les deux types de textes, pour mettre en relation les Bucoliques avec la comédie romaine.
17Mais avant d’arriver à ce qui fait l’objet de son article, elle examine dans une longue introduction différents points théoriques. Elle s’intéresse d’abord au genre de la Bucolique et à sa réception en rappelant que la « conception générique sert à la fois une fonction heuristique et une fonction constitutive » (p. 58), la comédie étant de l’ordre de l’heuristique et le comique du constitutif. Quant au genre, selon H.R. Jauss, cité par Chr. Filoche, il est « une catégorie de la réception comme la synthèse, par le lecteur, d’un horizon d’attente, qui est générique, et d’un écart esthétique, qui est individuel » (p. 59). Ainsi faire une lecture comique de certains passages des Bucoliques ne remet pas en cause la préciosité de l’écriture de l’œuvre, ni le genre de la pastorale. En plus de ce problème, se pose aussi la question du style. Dans la mesure où les bergers des Bucoliques sont à la fois des uates, mais aussi des serui, Virgile les fait parler en utilisant l’humilis stilus, le style le plus bas des trois styles définis par la rhétorique médiévale et pour ce faire, s’appuie sur les pièces de Plaute et de Térence. Malgré J.-P. Néraudeau qui refuse que l’on écrive que Virgile a voulu faire œuvre de mimésis, mais en faisant référence à Donat précisant que les Bucoliques avaient été chantées sur scène et à Servius qui classait les Bucoliques dans le genre humile, Chr. Filoche lit les églogues comme de micro-scènes de théâtre. De fait, Virgile n’a voulu faire preuve ni de réalisme, ni d’idéalisme, mais a créé un style de l’entre-deux en enrichissant la tradition théocritienne des comiques latins.
18Dans une première partie, Chr. Filoche montre que, quand Virgile use de mots et de tournures syntaxiques rares, celles-ci se retrouvent déjà chez Plaute ou Térence et que l’on découvre dans les Bucoliques la présence du vocabulaire archaïque et des traits de l’oralité dialogique propres à la comédie romaine. Car on ne saurait refuser, même dans des passages empreints de gravité, « une lecture dans la distance liée à l’humour de l’intertextualité » (p. 67-68). Car on rit du décalage entre la condition d’esclave et le lyrisme de ses plaintes, ces dernières étant essentiellement plautiniennes. Pour preuve la scène du Silène barbouillé, e VI, 20-22 qui pourrait être imitée des v. 1194 et 1195 du Poenulus.
19Dans sa deuxième partie, Chr. Filoche étudie le dialogue d’ouverture de la 3e bucolique qu’elle lit comme une micro-scène de la comédie nouvelle et qu’elle considère comme une preuve de toutes ses considérations théoriques antérieures. On retrouve dans cette scène-type de rivalité entre deux esclaves des traits de la langue populaire, hyperboles et insultes, ainsi que le décor, la domus, et deux types de la comédie romaine, le père pingre et son épouse acariâtre. Les analyses de Chr. Filoche sont très précises, car elle ne démontre pas simplement des similitudes de vocabulaire, mais montre que Virgile utilise des hapax de Plaute ou de Térence, ce qui n’aurait pas pu exister, si le Mantouan n’avait pas fait précisément référence à cette intertextualité.
20En guise de conclusion, Chr. Filoche s’intéresse aux deux devinettes énigmatiques des v. 104 et 107 de la 3e bucolique, pour montrer que dans ces vers aussi, Virgile s’inspire de Plaute, car rien de tel ne se rencontre chez Théocrite. La 3e bucolique commence et s’achève dans un contexte comique, comme le prouve encore la paranomase amores/amaros.
21S. Clément-Tarantino se propose, dans un très riche article de « rafraîchir »(p. 88) l’étude de la réécriture des Bucoliques dans l’Énéide, puis d’élaborer une réflexion plus générale sur les rapports entre bucolique et épopée, en déterminant ce que l’appropriation d’une œuvre indique sur la première et sur les relations entre les deux genres.
22Elle étudie d’abord le rapport entre le pastoral et l’épique. Après avoir rappelé quelle place les épopées d’Homère et d’Apollonios de Rhodes accordent aux pâtres et à leurs troupeaux, S. Clément-Tarantino effectue la même étude dans l’Énéide. La partie odysséenne mentionne un pâtre monstrueux et des troupeaux mythiques aux traits bien éloignés d’un Eumée. La partie iliadique contient plusieurs comparaisons qui font intervenir des pâtres ou des troupeaux. Mais l’Énéide semble surtout proche des Argonautiques et fidèle au modèle iliadique, en plaçant le pastoral au premier plan du récit, tout en le tenant à distance de l’action. Mais le pasteur devient parfois combattant, par la personne de berger Alsus.
23Dans les comparaisons de l’Énéide, Virgile éloigne son berger de la norme héroïque de protecteur du troupeau. Les pâtres combattent certes, mais pas dans le but de défendre leur troupeau, car soit les bergers sont dissociés de leurs animaux, soit ils exercent d’autres activités pastorales, soit les bêtes sauvages attaquent leurs troupeaux sans qu’ils interviennent. Le Pastor se transforme en uenator ou est systématiquement associé à la violence. La disparition de l’opposition entre vie et univers pastoraux et vie et univers héroïques amorcée par Homère et durcie par Apollonios préfigure l’opposition entre les lieux pacifiques que la musique investit et les lieux guerriers où elle ne peut exister. Cette opposition ne se retrouve pas telle quelle chez Virgile, car le Mantouan a modifié le monde pastoral en peignant un monde plus radieux où sont réintégrées les touches bucoliques des deux épopées grecques uia des échos aux Bucoliques ou au traitement du topos du locus amoenus, pointant vers l’Odyssée.
24Le monde de l’Énéide qui s’oppose au monde héroïque n’est en effet pas le monde pastoral, mais le monde de la nature ni habitée ni éduquée par l’homme. Dans le monde de Pallantée, la seule figure héroïque appartient au passé : Hercule sauveur du troupeau d’Évandre, assimilé implicitement au porcher Eumée de l’Odyssée, par l’utilisation du mot scyphus qui désigne la coupe dont Évandre se sert pour faire des libations aux dieux après avoir raconté le combat d’Hercule contre Cacus, qui est la translittération du mot grec scyphos qui désignait la coupe dans laquelle boit Eumée avant de la tendre à Ulysse. L’intertextualité montre qu’Évandre joue le rôle d’Eumée, c’est-à-dire celui d’un pasteur des peuples, qui remplace le roi en son absence. L’importance de l’Odyssée montre que l’opposition est à interpréter comme l’opposition du monde de l’Iliade et de celui de l’Odyssée. Le monde de Pallantée, présenté comme un des seuls lieux aimables du poème, s’oppose au monde des bienheureux, de l’au-delà, mais aussi au temps de celui de l’action héroïque. Le monde idyllique apparaît comme le futur du monde héroïque qu’Énée ne connaîtra peut-être pas. La recréation de la bucolique au-delà de l’épopée sera peut-être possible.
25En conclusion de cette première partie sur les rapports entre la bucolique et l’épopée, S. Clément-Tarantino montre queVirgile entretient des relations ambiguës avec le pastoral et le bucolique de l’épopée grecque et qu’il a rompu avec une partie de ce dernier, dans la mesure où il était incompatible avec ses intentions. Seule la partie que l’auteur de l’article a rattaché au locus amoenus a été conservée, tendu entre une origine et un au-delà.
26Dans une deuxième partie, Clément-Tarantino étudie la première des deux reprises les plus notoires des Bucoliques dans l’Énéide (Buc. V, 78 et Én. I, 609), qui désigne la gloire comme un des thèmes épiques des Bucoliques. Le vers des Bucoliques « clôt l’énumération fait par Ménalque à Daphnis mort des honneurs qui lui seront éternellement rendus, tandis que le vers de l’Énéide clôt la promesse similaire qu’Énée vient de faire à Didon encore vivante pour la remercier de son hospitalité » (p. 115).
27L’amour et la mort apparaissent bien comme les deux thèmes majeurs qui réunissent les deux textes. S’ils ont anéanti l’univers pastoral, on les retrouve aussi dans l’Énéide, lors de l’épisode de la mort du cerf de Silvia (En. 7, 503-506) ou quand le serpent (Géorg. III, 416-422) envahit le monde pastoral, conduit par l’amor ferri, qui est presque un amour de la guerre. Parce que les forêts se sont tues, il n’est plus possible de protéger l’univers bucolique contre les dangers. Umbro (En. II, 750-60) savait dompter les serpents ; le cerf de Silvia meurt après s’être approché trop près de l’eau du fleuve et ne s’est pas contenté de l’ombre. L’univers bucolique envahi par la violence signifie une contamination générique aboutissant à la destruction de la bucolique par l’épopée. Ainsi dans l’ekphrasis du cerf de Silvia, après la réunion des traits élégiaques et bucoliques, l’amor d’Ascagne se transforme en un amour épique de la gloire, qui engendre la mort. Quand Ascagne rentre dans la bucolique, il inaugure la destruction de cette dernière par l’épopée.
28 S. Clément-Tarantin se focalise ensuite sur le rappel de la place de la 4e bucolique dans la seconde partie de l’Énéide. Alors que, selon elle, la critique insiste trop sur la rupture entre l’Énéide et les premières œuvres de Virgile, elle veut au contraire montrer que la relation entre la fin de ce second proème et l’incipit plus une partie de la IVe églogue est autrement plus marquée (En., VII, 41-44 et Buc., IV, 1, 5). Si le « paulo maiora canamus » virgilien (Buc. IV, 1, 5) « traduit bien un élan vers l’épopée héroïque » (p. 126), « la seconde partie de l’Énéide se présente implicitement comme l’actualisation du programme épique en germe de cette Bucolique, comme le livre dans lequel l’enfant devenu grand peut sans doute lire mes hauts faits d’un de ses pères, mais où vont se trouver développées « les traces de l’ancienne malice » au sein d’un âge héroïque où se rejoue la guerre de Troie » (p. 126-127). Le poète se définit donc comme un vates qui réitère l’essentiel de la prophétie de la Sibylle de l’Énéide qui est elle-même une reformulation des v. 35-36 de la prophétie de la 4e bucolique. « L’Énéide confirme la différence entre un chant paulo maius et un chant maius, en même temps qu’elle suggère que la maiestas épique ou plus généralement poétique ne s’acquiert vraiment que dans la soumission à un sujet non seulement grave, mais aussi pénible, et doit être tenu pour d’autant plus grand que son thème, celui de la guerre, devient plus horrible. Convocation corrobore la dimension épique de la bucolique » (p. 127).
29S. Clément-Tarantino reprend pour présenter son épilogue qui est aussi sa troisième partie, la citation de Silius Italicus qui figure dans le titre de l’article. Celui-ci lui permet de dire avec le poète que « le plus grand Virgile n’est pas celui qu’on croit » (p. 128).
30Aux vers 462-476 du Chant XIV des Punica, Silius Italicus inclut un thème bucolique dans une épopée, ce que personne à part Ovide, n’avait fait jusqu’alors. Le portrait de Daphnis interrompt le récit de la bataille navale imitée de Lucain et désigne Lucain comme le modèle premier de cette section de l’épopée. Mais Daphnis présenté comme l’ancêtre d’un combattant du même nom qui a quitté l’état de pâtre pour celui de marin et périt ici dans les flammes offre aussi une référence à Virgile très marquée. On peut alors lire ce portrait non seulement comme une réécriture condensée des Bucoliques, mais aussi une représentation de Virgile en pâtre bucolique, la tonalité de l’œuvre virgilienne étant résumée ici. S. Clément-Tarantino écrit pour finir que Silius Italicus durcit « l’opposition entre les deux premières et la troisième œuvre de Virgile, respectivement incarnées par les deux Daphnis en dévalorisant l’aventure épique comme une entreprise trop audacieuse et en réévaluant les premières opera qui ne sont ni minora, ni paulo minora, mais quanto maiora » (p. 131). Telle affirmation se justifie parce que Silius veut détrôner le modèle virgilien de l’épopée ou de se libérer d’un modèle trop pesant.
31Anne Le Bris jette un regard nouveau sur le discours prononcé aux vers 598 à 620 du chant IX de l’Énéide et en particulier sur le portrait des Rutules (v. 602-613) par un italien nommé Numanus Rémulus, discours de provocation à l’encontre des Troyens qui engendre la colère d’Ascagne et la mort de l’orateur.
32Certains critiques, jugeant que le soldat paysan incarne l’idéal romain de la république, considèrent le texte comme un éloge de la vie italienne ancienne. Mais d’autres ont développé une analyse plus nuancée, après avoir relevé les difficultés à lire le texte comme un panégyrique de la vie italienne : le contexte est sévère pour Numanus Rémulus, qui est présenté comme vain et critiqué par Virgile avant et après sa prise de parole, l’orateur meurt tué par Asacagne et cet assassinat est présenté par Virgile comme une juste punition des outrages. En outre, à l’intérieur du discours aussi, l’on trouve des indices du regard critique de Virgile : surenchère dans l’évocation de la baignade des enfants au bord des fleuves, chasse des Rutules de nuit, usage des armes permanent même pendant les activités agricoles, absence de limite d’âge pour combattre et discours émaillé de termes violents qui rendent mal à l’aise, ce qui montre l’assimilation des anciens romains aux Barbares, en outre aussi par leur absence de piété.
33Comme une telle description ne se retrouve ni chez Varron, ni chez Horace, Anne Le Bris considère que les paysans-soldats dégénérés ont été inspirés à Virgile par les guerres civiles récentes, à l’image du miles impius dénoncé dans la première Bucolique, qui a confisqué les terrains des environs de Mantoue au profit des vétérans. En outre, si Virgile appelle ce personnage Numanus Remulus, c’est pour souligner qu’il n’est ni Rémus ni Romulus, mais a les aspects négatifs de chacun des deux. Numa, d’origine sabine, incarnait la vie paysanne, tandis que Romulus et Remus étaient considérés comme les premiers paysans-soldats. Ainsi ce personnage est bien une sorte de caricature du paysan-soldat traditionnel.
34Le deuxième objet de cet article est l’interprétation de la scène des taureaux fatigués par la lance renversée, inspirée par un passage des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes dans laquelle Jason, en Colchide, combat des taureaux soufflant du feu et leur fait ensuite labourer un champ, en les piquant avec sa lance, pour y semer les dents du dragon, qui donnent naissance à des guerriers meurtriers les uns des autres.
35Pour interpréter ces deux vers de Virgile, A. Le Bris se réfère à deux autres passages des Géorgiques évoquant des taureaux. Dans le premier (II, 136-142), Virgile affirme que contrairement à ce qui existe en Asie, il n’y a pas de taureaux, souffleurs de feu, qui labourent des champs pour qu’en sortent des homme. Après la reprise de la scène d’Apollonios, Virgile déclare qu’on voit en Italie des taureaux blancs venus de la campagne ombrienne participer aux cérémonies du triomphe à Rome. Virgile construit une telle opposition car si l’Italie était toujours associée au taureau, ce dernier avait deux connotations très différentes : comme animal de labour, il symbolise l’agriculture, mais s’il n’est pas châtré, c’est un animal violent, associé à la guerre. En outre, pendant la guerre sociale, les Italiens insurgés se sont présentés comme l’ « Italie » face à Rome et se sont servis de l’image du taureau comme symbole de leur force militaire et ont frappé des monnaies à l’effigie de cet animal. Anne Le Bris considère que les taureaux dont il est ici question renvoyant donc à la guerre et à l’agriculture, et à un grave conflit civil de l’histoire récente, la guerre sociale, symbolisent la déviance d’une société de paysans-soldats pervertis se livrant à des guerres intestines. Mais une dernière question se pose : pourquoi l’Asie est-elle ici diabolisée ?
36Il faut se souvenir que l’éloge a été écrit après Actium et les succès d’Octave en Orient. Le contraste entre les deux tableaux est donc une façon de montrer comment Actium a permis d’en finir avec les guerres civiles. Le premier taureau représente l’Italie des guerres civiles, le deuxième, la période où les Italiens ont fini de se battre entre eux et ont affronté l’Égypte et l’Orient avec succès. Si dans le premier tableau, la moisson de guerriers est rattachée à l’Orient, c’est pour montrer que seul apparaît vicieux l’adversaire étranger.
37Ce détour par les Géorgiques permet à Anne Le Bris de conclure que les taureaux aiguillonnés symbolisent les Romains qui ont retourné les armes contre leurs concitoyens pendant les guerres civiles.
38Dans « Rutilius, lecteur critique de Claudien poète politique », B. Bureau définit d’abord ce que signifie pour lui faire acte politique dans le de Reditu et souligne que la notion de poète engagé que construit Rutilius paraît paradoxale chez un homme qui se désengage de la vie politique. Le poète présente néanmoins son voyage comme un acte civique destiné à protéger ses concitoyens gaulois des malheurs de leurs temps. De fait loin de déplorer les ruines présentes, Rutilius rend, grâce à la poésie, leur splendeur passée aux choses détruites et convoque des repères destinés à appréhender la réalité du monde et à expliquer le présent. De fait être romain, ce n’est pas obligatoirement vivre à Rome, mais rentrer dans un « rapport de filiation avec la Ville », cela ne suffit pas non plus pour être juste. Par conséquent Rutilius distingue parmi les Romains des personnages romains négatifs, qui appartiennent tous au cercle de l’administration d’Honorius : Stilicon, Claudius Lepidus ou plus probablement son frère Dardanus et les fonctionnaires des largesses sacrées, et le Juif de Faléries et les moines, tandis que le groupe des vertueux : lui-même, son père et son fils, et d’autres proches sont tous des gens qui préfèrent leur province à la cour et restent fidèles aux valeurs ancestrales de la politique romaine.
39B. Bureau en vient ensuite à ce qui fait l’originalité de son article, le de Reditu comme un anti-claudianus avant l’heure. Il y détecte des passages dirigés contre Claudien : quand Rutilius attaque Stilicon, ce n’est pas un seul homme qui est visé, mais l’espoir qu’un homme providentiel redresse Rome vieillie. Lorque Rutilius franchit les franchit les hauts-fonds de Vada à Volterra, il décrit son exploit comme un nouveau franchissement des Symplégades. On a pris ce mot comme un nom commun, mais en fait il s’agit ici d’une reprise satirique de Claudien. Le poète qui n’a rien fait vise à égaler un homme qui apparaît comme un héros, mais qui n’a rien fait de bon : Stilicon. Rutilius déplace aussi dans la figure de Rome les qualités attribuées généralement aux empereurs, revendiquant pour Rome le centre politique, au détriment de Ravenne et privilégiant les carrières traditionnelles contre les carrières auliques. B. Bureau en vient alors à se demander s’il serait pertinent d’assimiler le conservatisme de Rutilius à une survivance du républicanisme. Force est de constater d’emblée que la nostalgie de la libera respublica est impossible. Mais ce qui est manifeste chez Rutilius c’est la conscience que les vrais serviteurs de Rome ne se trouvent pas dans la cour de Ravenne, mais dans l’aristocratie païenne dont il fait partie, par ce que B. Bureau nomme une « nostalgie de puissance politique et une sourde opposition au modèle ravennate », qu’il voit dans deux moments du livre : son passage devant l’île d’Elbe et l’évocation de Capraria et de ses moines.
40En guise de conclusion, B. Bureau lance quelques pistes de réflexion qu’il développera dans un article à venir, et il revient en premier sur les vraies raisons du départ de Rutilius de Rome à partir de l’exploitation de l’étrange figure d’Exuperantius et de l’action que lui prête le poète : chasser les barbares de l’Armorique et rétablir dans la région un ordre romain. De tels actes peuvent le rattacher à Jovin qui avait lui-même défendu les aristocrates gaulois et que Claudius Dardanus avait mis à mort en massacrant de surcroît des hommes qui étaient du même sang et de la même caste que Rutilius. Ce dernier a quitté Rome tout simplement parce qu’il était personna non grata, ayant choisi comme alliés des personnes mal considérées par le pouvoir, comme Exuperantius, Constance et Volusianus, hommes à l’antique, capables de faire rayonner l’idée de Rome et s’opposant à ce qui représente chez Rutulius les opposés de la romanité: la cupidité, la présence des barbares et le christianisme radical.
41Dans « Voyage et polémique », F. Méchin considère les liens existant entre l’argumentation et la partie proprement géographique du de Reditu, en réfléchissant à la manière dont Rutilius utilise les motifs du voyage pour argumenter.
42Il constate tout d’abord, chose à laquelle peu de critiques ont été sensibles, que bien des descriptions faites par Rutilius ne pouvaient être qu’imaginaires et donc avoir une portée théorique. Ainsi quand, au moment où il quitte Rome, le poète constate que les théâtres croulent sous les applaudissements, ce qu’en raison de la distance, il ne pouvait entendre, on peut y voir une volonté d’insistance, Rutilius soulignant que, malgré les critiques des chrétiens contre ces lieux, la foule s’y précipite néanmoins. Il est impossible qu’il aperçoive depuis la route les îles de la Corse et de Capraria, mais l’évocation de la dernière lui permet de lancer contre les moines des invectives. Le récit de son voyage apparaît donc non comme un compte rendu fidèle, mais comme une rhapsodie dont le fil est la critique du christianisme. Les lieux évoqués donnent en fait un aspect concret aux invectives de Rutilius.
43La deuxième partie de l’article s’attarde sur la fabrication du portrait d’un jeune homme noble et païen au cours de l’étape suivante entre Volaterrana et Triturrita, que Rutilius constitue en fait point par point à l’inverse de celui que Jean Chrysostome a fait d’un jeune chrétien dans un de ses sermons. Selon F. Méchin, l’invraisemblance topique permet au poète d’insister sur la caractère éminemment polémique de l’événement.
44De la même manière, l’auteur de l’article signale une autre description qui est en fait une parodie du début du De ciuitate. Aux églises épargnées par les Goths Rutilius substitue l’île d’Igilium protégée par le domini genius, pour signifier que les dieux païens apportent aussi le salut, ou même mieux accomplissent des miracles. L’expression uario discrimine, traduite généralement par « dans un danger variable », mais qui se comprend plutôt comme « par une étonnante contradiction », souligne aussi la dimension polémique de la réalité concrète. Un miracle païen se voit lui « à l’œil nu ».
45En conclusion, F. Méchin affirme que le Volusianus cité deux fois par Rutilius serait le correspondant d’Augustin du même nom qui hésite à devenir chrétien et que le poète voudrait fortifier dans ses convictions païennes.