Roman de formation, roman d’éducation
1Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et dans les littératures étrangères rassemble différentes études, sous la direction de Philippe Chardin, dans la perspective d’une analyse comparatiste du genre. En se lançant dans un vaste panorama, à la fois géographique et temporel, la réflexion s’ancre dans une perspective européenne, voire mondiale. La première partie organise ainsi les études selon différents domaines linguistiques : il s’agit de relever les invariants génériques et les spécificités nationales, culturelles. La seconde partie rassemble des communications de synthèse, dont l’orientation est plus thématique et théorique. L’ensemble a pour fonction essentielle de remettre en question bon nombre d’idées reçues et de simplifications, notamment celle portant sur l’origine du roman de formation : l’Allemagne est écartée au profit de l’Angleterre, de la France, voire de la Grèce antique. Outre les frontières du genre, et notamment ses relations avec le roman picaresque qui le précède, les études rassemblées interrogent aussi l’évolution complexe du roman de formation : il n’y aurait pas seulement un âge d’or suivi des « romans modernes de la désillusion », mais les deux modèles, « l’optimiste » et « le pessimiste » auraient coexisté depuis les origines. L’ouvrage aborde enfin la liaison de l’individu et de l’universel, du collectif, problématique inhérente au roman de formation : sur ce point, le XXe siècle amorce une révolution, dans la mesure où le héros moderne doit souvent résister à une « formation forcée », imposée par une société ou un système destructeur.
2Dans « Le roman grec antique : apprentissage, formation, initiation », Sylvie Humbert-Mougin décrit le roman grec antique comme un ensemble homogène mais multiforme. Même s’il ne constitue pas exactement l’origine du roman de formation, même s’il a davantage d’affinités avec le roman picaresque, ses héros ne sont pas aussi immuables qu’on veut bien le croire. Les Ethiopiques d’Héliodore serait le seul double roman d’apprentissage de l’époque, car il transforme à la fois le héros et le lecteur, en initiant ce dernier à une technique romanesque nouvelle, qui ménage le mystère, le retardement et invite à renoncer au récit linéaire.
3Dans « Le Bildungsroman allemand : synthèse et élargissement du roman de formation ? », Florence Bancaud relit Moritz, Wieland et Goethe, et voit dans leurs œuvres l’aboutissement des romans de formation européens, car elles accordent une grande place à l’intertextualité et à la métacritique. Les trois écrivains procèdent aussi à un élargissement du genre en liant individu et holisme, propre à la culture allemande, deux aspects qui deviendront par la suite deux tendances distinctes.
4Sylvie Le Moël propose une lecture de Moritz et Wezel : avec « Éducation, désillusion, intégration ? Variations et paradoxes du roman de formation allemand, autour de 1780 », elle analyse dans leurs romans les « données fondatrices du milieu et de la première éducation », puis « l’articulation de l’histoire extérieure et de l’histoire intérieure ». Moritz et Wezel décrivent la liberté humaine en l’ancrant dans la réalité allemande.
5 Bernard Banoun constate, lui, la dégradation des formes : « Des formations et déformations dans le roman autrichien du XXème siècle » observe que, dans les oeuvres de Scharang, Innerhofer, Jelinek et Winkler, le héros ne se forme plus, et ne se fond plus dans le collectif.
6Dans « Maria Edgeworth : de la pédagogie au didactisme », Isabelle Bour propose une analyse de cette théoricienne de l’éducation et écrivain du début du XVIIIème siècle, qui reste en marge du roman d’éducation car ses œuvres sont empreintes d’un « didactisme auctorial », exprimé parfois à travers une « voix de la sagesse », qui les rapproche davantage du conte moral.
7Jean-Paul Engélibert remonte « A l’origine du roman de formation anglais ». Il historicise Robinson Crusoe, Moll Flanders et Roxana, pour « préciser leur rôle dans la constitution du roman anglais ». Il voit en Defoe non pas l’inventeur mais le précurseur du roman de formation moderne, grâce à son système narratif, reposant sur le récit d’une vie et son interprétation distante par le héros lui-même.
8Audrey Vermetten conclut ce domaine en se demandant si l’on peut adapter les notions liées au roman d’éducation aux films de Cukor, sans en nier la spécificité. Sylvia Scarlett semble répondre au mieux à cette gageure.
9Avec « La hantise éducative dans Adèle et Théodore de Madame de Genlis », Didier Masseau établit un parallèle entre la relation de la romancière au lecteur et celle de l’éducateur à l’élève : il s’agirait d’une même emprise entravant la liberté.
10 Philippe Chardin, dans « Un genre se forme à tout âge : vieillissement et rajeunissement du roman de formation de Flaubert à Proust », conçoit A la recherche du temps perdu comme une synthèse entre le pessimisme flaubertien et la tradition optimiste du Bildungsroman.
11Lucile Arnoux-Farnoux constate que les romans modernes grecs parlent peu d’intégration sociale. Elle s’interroge sur Loukis Laras, de Dimitrios Vikélas, qui propose une triple formation — celle d’un héros, d’un lecteur et d’une nation – tout en restant encore trop proche de l’ « exemplum ».
12Marion Schmid conçoit Demain dans la bataille pense à moi, de Javier Marias, comme un roman picaresque, qui réactive les caractéristiques du genre au contact de la fin du XXème siècle, la forme s’adaptant parfaitement à l’homme moderne, errant dans un monde « sans repères ».
13Dans « Avant-garde et roman de formation : La morte in banca de Giuseppe Pontiggia », François Bouchard s’intéresse à un roman présenté avec originalité. Il est précédé de cinq nouvelles, qui mettent toutes en scène des personnages initiés à la vie bancaire, et préparent ainsi la rencontre avec le vrai héros romanesque, assistant à l’effondrement de ses illusions.
14Monica Zapata, dans « Education, genre et stéréotypie dans La trahison de Rita Hayworth de Manuel Pig », décrit l’évolution d’un héros qui découvre son ambiguïté sexuelle, en rapport avec le cadre familial et les scénarios de « roman familial » que l’enfant s’était construit.
15La critique européenne voit dans le roman danois Niels Lyhne un Bildungsroman : Frédérique Toudoire-Surlapierre interroge les limites de cette classification ainsi que les enjeux esthétiques et éthiques de la subversion que propose ce roman danois de Jacobsen.
16Autre question : dans le contexte de la révolution russe, qui doit par principe changer les hommes, le roman de formation a-t-il sa place ? Frédérique Leichter-Flack compare Tchevengour de Platonov et Le Docteur Jivago de Pasternak, qui, à travers deux parcours différents, « touchent les limites » du roman de formation communiste.
17Dans « Imre Kertész : le « roman d’apprentissage » d’un « sans destin », Catherine Coquio s’interroge sur le lien entre apprentissage de la vie, apprentissage de la mort de masse et témoignage, avant de rapprocher le récit de Kertész du conte philosophique.
18Sébastien Veg confronte enfin un roman-fleuve du XVIIIème siècle, Rêve dans le pavillon rouge, et un bref récit du début du XXème siècle sur l’impossible formation, La véridique histoire d’A-Q ; il relativise ainsi l’opposition entre Chine et Europe, et l’opposition entre forme traditionnelle et forme plus « démocratique » du roman de formation.
19Partant du principe que le roman d’éducation est un genre qui repose sur des différences et non des ressemblances, Daniel Mortier définit « le roman d’éducation comme genre dans l’horizon de réception », c’est-à-dire comme un genre « lectorial » qui suscite chez le lecteur des attentes à analyser.
20Dans « De Wilhelm Meister à Une Vie d’Italo Svevo et à L’Homme sans qualités de Musil, le Bildungsroman entre rupture et continuité », Emmeline Céron rapproche les thèmes de ces romans du Bildungsroman mais analyse leur traitement moderne comme la proposition de « nouvelles possibilités de devenir des personnages ».
21Avec « L’Ecole des filles. Le Bildungsroman érotique de Fanny Hill à Emmanuelle », Sébastien Hubier conçoit l’écriture du roman de formation érotique comme révélatrice d’une hybridité, l’apparentant à la fois au roman d’époque et au roman picaresque, ce qui nous oblige à réfléchir à nouveau sur les genres.
22Les limites de ce genre sont justement interrogées par Alison Boulanger dans « Le paradigme téléologique et sa subversion : Tonio Kröger de Thomas Mann et Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce » : ces deux romans remettent en question l’évolution linéaire du héros, l’onomastique et toute conception téléologique. Ils se révoltent contre tout emprisonnement dans un modèle venu du passé et dans une perfection tournée vers l’avenir.
23Dans « Visions d’avenir, désillusions à venir. Quelques remarques sur un topos du roman de formation : la projection imaginaire de soi », Florence Godeau analyse la place, l’énonciation et la fonction des rêveries dans le roman de formation, à travers un vaste corpus réunissant notamment James et Grass, Flaubert et Proust.
24« De Z à A : lignes biographiques descendantes. Roman de l’idiotie, opération de l’informe » clôture l’ensemble avec le personnage de l’idiot, qui, selon Valérie Deshoulières, fonctionne comme une critique du roman de formation européen après 1945, tout en témoignant de la « monstruosité de l’Histoire ».