Le libertin et ses livres.
1Ce volume constitue l’édition du catalogue de sa bibliothèque parisienne établi par Gabriel Naudé aux alentours de 1630. Une introduction d’une centaine de pages présente ce manuscrit de 32 feuillets in quarto (conservé à la B.N.F.), peut-être dicté et en tous les cas relu par Naudé, qui procure une liste des quelques 3700 volumes qu’il possédait alors — un ensemble déjà important pour l’époque, mais qui n’est que le début d’une collection de beaucoup enrichie ensuite par un érudit qui disposera à la fin de sa vie, entre Rome et Paris, de près de 8000 volumes. Le catalogue en tant que tel fait l’objet d’une reproduction dans son ordre propre, l’essentiel du travail éditorial consistant dans l’identification des ouvrages mentionnés (titre et nom d’auteur complets, éditions possibles), et surtout, pour un tiers d’entre eux, des exemplaires physiquement présents dans cette bibliothèque et aujourd’hui conservés pour la plupart à la Bibliothèque Mazarine, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et pour quelques-uns, à la B.N.F. Le tout est suivi de cinq index (des auteurs, des anonymes et des recueils, des imprimeurs-libraires — par ville —, des marques de provenance, des cotes) et d’une bibliographie offrant une synthèse récente des travaux sur Naudé, ainsi que sur l’histoire du livre et des bibliothèques de l’époque moderne.
2Indéniablement, l’ensemble a la valeur d’un outil de travail à entrées multiples qui ne pourra qu’être utile à ceux qui s’intéressent à l’histoire et à l’économie de l’écrit dans l’Ancien Régime, cette édition permettant par exemple, après d’autres catalogues de bibliothèques de particuliers ou inventaires de registres de libraires, de mesurer la pénétration de certains livres, genres ou discours, ou encore la manière dont ils ont pu être perçus et utilisés, selon leur lieu de classement ou leur voisinage dans la collection.
3Mais cet ouvrage a aussi une autre ambition : celle de contribuer à la connaissance de la culture de ce libertin érudit, comme le présente le titre en reprenant la catégorie canonique de René Pintard (Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, 1943), qu’est Gabriel Naudé. Après un rappel de son origine (une famille de la modeste bourgeoisie d’office parisienne), de sa formation comme médecin, puis de son agrégation au milieu des érudits de la capitale (Guy Patin, les Dupuy, Gassendi, La Mothe le Vayer), l’introduction présente les différents aspects de la bibliothèque composée par Naudé discipline par discipline. Bibliothèque « d’étude », elle obéit à ses besoins et à ses curiosités de « médecin et d’érudit » (p. 22). Dominée par des livres publiés en latin dans la seconde moitié du XVIe siècle en France et, secondairement, en Italie, la collection est consacrée en grande partie à la médecine (traditionnelle) et à ses sciences auxiliaires (botanique, zoologie…). Viennent ensuite la philosophie, représentée pour l’essentiel par Aristote et ses commentateurs, puis la politique et l’histoire. Les belles-lettres, la théologie et le droit représentent les parents pauvres d’un ensemble qui répond sans surprise au « modèle de la bibliothèque humaniste » (p. 18).
4Sans surprise, mais non sans personnalité toutefois car cette première collection traduit aussi les engagements intellectuels de Gabriel Naudé, son intérêt pour les traditions hétérodoxes (les sources du scepticisme, la tradition naturaliste padouane) ou la nouveauté scientifique (les débats autour de l’héliocentrisme, par exemple), et répond bien sûr aux besoins de ses propres ouvrages. Estelle Bœuf remarque ainsi le tropisme politique — inhabituel au regard des livres possédés par d’autres médecins contemporains — d’une bibliothèque qui fait la part belle à Machiavel et au discours de la raison d’État, et rassemble un nombre considérable de libelles et d’occasionnels, témoignant de la passion de Naudé pour les polémiques. L’introduction signale aussi la place conséquente représentée par des philosophes modernes originaux, italiens surtout, comme Campanella, Cardano, Bruno ou Vanini, soulignant du reste le grand nombre de livres interdits (mis à l’Index, notamment) parmi ceux que possédait Naudé. On notera encore certaines curiosités connues chez Naudé, telles que son intérêt pour les livres de démonologie et les histoires de possession (rassemblées notamment en recueil factice, un outil cher à l’érudit pour classer et organiser les petites pièces de sa collection : voir ainsi le volume sur les sorciers et la lycanthropie décrit dans le catalogue p. 288-289). Naudé a eu recours à ces écrits pour rédiger l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie (1625), et le catalogue de sa bibliothèque se révèle là un moyen de saisir concrètement et précisément certaines sources de son œuvre.
5Pourtant, la vision de ce catalogue comme « reflet fidèle » (p. 103) de la culture du libertin érudit qui est le dernier mot de l’introduction laisse sur sa faim. D’autres pistes de questionnement sont en effet ouvertes par cet ouvrage, sur lesquelles on voudrait insister pour terminer.
6Tout d’abord, l’analyse de la bibliothèque de Naudé permet d’appréhender les diverses pratiques sociales dont le livre est le support ou l’objet dans le premier XVIIe siècle. Il s’agit de pratiques professionnelles puisque le livre est bien avant tout pour le médecin et l’écrivain un outil de travail, en même temps que l’objet de compétences spécifiques par lesquelles Gabriel Naudé se qualifie comme bibliothécaire de métier (il en exerce la fonction jusqu’en 1626 au service du président Henri II de Mesme et, on le sait, aura plus tard la même charge auprès de plusieurs importants personnages, Mazarin en particulier). Mais on a aussi affaire à des pratiques de sociabilité car les livres se révèlent le support de relations nouées autour de leur recherche et de leur collection : échange d’informations bibliographiques, de nouvelles sur les parutions ou les libraires, dons et emprunts de volumes, etc.
7Ces sphères d’action se recoupent d’ailleurs bien souvent puisque, évidemment, la possession de sa bibliothèque par Naudé (et les compétences que sa constitution révèle), a largement compté dans sa réputation comme érudit et pour sa carrière dans le service des Grands. Les particularités des pratiques bibliophiliques de Naudé, ont du reste pu jouer en ce sens. « Érudit économe » comme le souligne l’introduction (voir la section « Naudé et ses livres », p. 95-103), Gabriel Naudé s’est fait remarquer parmi ses contemporains pour sa capacité à « rassembler une collection importante à peu de frais » (d’après Henri-Jean Martin, cité p. 98), en dénichant des livres rares et précieux négligés des libraires, ou en faisant une politique délibérée d’ignorer les « beaux livres », illustrés ou richement reliés.
8On peut encore s’interroger sur les usages dévolus par Naudé au catalogue qu’il prend soin de constituer et certainement de faire circuler et recopier (les trois exemplaires qui nous en restent aujourd’hui semblent en témoigner). L’« amour du livre » (p. 27, n. 157), autrement dit, se leste en ce premier XVIIe siècle d’enjeux sociaux complexes qui ouvrent sur des études au croisement de l’histoire des professions intellectuelles, des pratiques érudites et des sociabilités savantes.
9Ensuite, ce catalogue offre une perspective sur les techniques intellectuelles et matérielles mises en œuvre pour préserver et classer les savoirs, s’assurer de les retrouver, d’y avoir un accès efficace en fonction des besoins de leur mobilisation, par exemple. Estelle Bœuf note que la bibliothèque ne répond pas aux principes d’organisation systématique qui seront développés par Gabriel Naudé dans son fameux Advis pour dresser une bibliothèque de 1627 (p. 64). Les sections du catalogue suivent plus prosaïquement les différents lieux de rangement des livres dans la pièce (classiquement par format pour la plupart), non sans éveiller d’ailleurs une certaine rêverie spatiale : « petite armoire attachée à la cheminée près du lict », « armoires de dessus la cheminée », « livres de derrière ». Les pratiques de catalogage de Naudé offrent peut-être plus évidemment matière à réflexion : quelle grille de perception du contenu des livres traduisent les titres abrégés constitués pour chaque volume ? Quelles informations sont ressenties comme indispensables au repérage des livres et des discours ? Le lieu ou le nom d’éditeur ne semblent ainsi pas un critère pertinent ou utile, alors que la « fonction-auteur » paraît, elle, amplement opératoire. C’est à une exploration des modes de construction et d’appropriation des savoirs livresques, pour tout dire, qu’invitent les pratiques d’écriture constitutives du catalogue — des questions à poser aussi en fonction de ses potentiels usages, à nouveau, selon l’hypothèse qu’il aurait été conçu autant comme objet montrer qu’à utiliser pour soi.
10Il resterait à affronter le délicat problème, abordé par Estelle Bœuf exclusivement sous l’angle du contenu des ouvrages, de l’hypothèse d’une spécificité libertine des pratiques du livre de Naudé : qu’est-ce qui ferait la particularité qu’une bibliothèque libertine ? Modes de collection, attitudes face aux livres comme objets matériels, types d’annotation ou encore circuits d’échanges dans lesquels les volumes s’inscrivent, constituent autant de sites d’observation à partir desquels peut s’envisager un questionnement sur les usages libertins du livre qui irait au delà du constat de la présence dans le lieu de la bibliothèque de traditions repérées comme hétérodoxes. Ainsi reste-t-il à imaginer, notamment à partir de la richesse des matériaux apportés par cette édition, la manière dont le livre et les écrits qui l’entourent pourraient être constitués, non en trace de tel ou tel contenu de culture, mais en véritable archive du travail érudit et des pratiques de subversion qu’il peut servir.