Rilke, poète de l’intensité
1Après les derniers volumes consacrés à Franz Kafka et Heinrich Heine, la collection « Voix allemandes » de Belin propose maintenant une petite monographie sur Rainer Maria Rilke : conformément à l’esprit de la collection visant l’objectif de donner une introduction générale à l’œuvre d’un auteur, Karine Winkelvoss relève le défi d’écrire la poétique de Rilke sur un espace assez réduit. En cinq chapitres suivant la chronologie des écrits rilkéens, l’auteur en offre une lecture synthétique, mettant en relief la « permanence de certaines interrogations » (p. 15) qui animent l’œuvre de Rilke à travers ses différentes périodes de création. De la nécessité de trouver des formules pertinentes et faciles à retenir découle cependant non seulement le risque de laisser de côté des points qui pourraient être essentiels, mais aussi une certaine incohérence par rapport à la thèse avancée.
2Dans son avant-propos, Karine Winkelvoss introduit trois mots-clés qui sont, selon elle, les « trois éléments de poétique rilkéenne » (p. 7), à savoir « la mobilité du sens », « l’intensité » et « l’espace intérieur du monde ». La signification du premier terme, emprunté à Robert Musil qui parla de la Bewegtheit des Sinns, reste plutôt obscure, d’autant plus que le lecteur se voit confronté à plusieurs interprétations possibles du terme allemand sans savoir en quel sens il sera appliqué: l’auteur parle de la « mobilité », de « l’émotion », ainsi que du « mouvement de l’esprit » qui « ne cesse [...] de se dérober à toute saisie discursive » et dont « l’interprétation ne saurait fixer définitivement le propos » (p. 11). Se pose la question si cela n’est pas propre à toute interprétation en général, indépendamment de l’auteur et de l’œuvre. Le terme s’éclaire par la suite dans le premier chapitre qui, notamment à partir du Journal florentin, présente l’idée d’une « nostalgie » qui rejoint celle de l’intensité: chaque œuvre témoignerait du désir d’un « point de fuite qui ne saurait être atteint » (p. 22) et incarne donc la tension perpétuellement inaccomplie vers quelque chose qui reste inaccessible. La condition poétique se caractérise ainsi par l’insatisfaction permanente, l’œuvre d’art par son caractère « en devenir » par lequel il ressemble, selon Karine Winkelvoss, au Dieu du Livre d’heures, lui aussi perpétuellement en devenir.
3La présentation du Livre d’heures permet à l’auteur de relever la question d’une lecture religieuse de Rilke : faut-il voir en lui un poète religieux ou pas ? Si, dans l’avant-propos, Karine Winkelvoss affirme « combien peu la poésie rilkéenne se prête à une lecture religieuse » (p. 9), elle montre cette fois-ci, en s’appuyant sur la correspondance de Rilke, que l’incroyance se révèle nécessaire pour s’adresser à Dieu devenant « le point de fuite de la parole poétique » (p. 33) qui doit forcément rester inaccessible pour que la tension qui crée le poème continue d’exister. Après cette remarque fort convaincante que l’auteur reprend un peu différemment à propos du Livre des images, le lecteur se demande pourquoi le quatrième de couverture parle d’un « espace poétique radicalement étranger à toute complaisance sentimentale et à toute prétention métaphysique ». Ce sont de telles formules qui déconcertent le lecteur et donnent à l’ouvrage un caractère indécis qui n’aide pas vraiment à comprendre la poétique rilkéenne. Si Rilke est, selon Karine Winkelvoss, « généralement contre toute transcendance » (p. 157), l’on se demande pourquoi « la question métaphysique rejoint » dans les Élégies de Duino « la question poétique et esthétique jusqu’à se confondre totalement avec elle » (p. 112).
4On regrette l’absence d’un chapitre qui éluciderait les rapports de Rilke à la religion et à la mortalité, sujet qui est uniquement effleuré au chapitre trois dans le contexte de la dixième élégie. Si la poésie part de « l’aspiration à l’‘être’ » et se fond sur le rapport aux choses et au monde (rapport que Karine Winkelvoss étudie notamment dans le deuxième chapitre en se référant à l’expression « apprendre à voir » formulée par Rilke dans les Carnets de Malte Laurids Brigge), elle n’est rien d’autre qu’une activité métaphysique, dans la mesure où « métaphysique » désigne soit la recherche rationnelle des causes de l’univers ou de l’être absolu, soit tout simplement ce qui est au-dessus du physique et concerne l’existence humaine aussi bien que sa finitude. Qu’on voie en Rilke un poète religieux ou pas (et il faudrait encore savoir ce que l’on entend par « religieux »), on ne peut nier l’interrogation métaphysique qui traverse toute l’œuvre de Rilke, interrogation marquée justement par le doute, certes, mais dont la présence est quasiment intrinsèque à l’idée de l’intensité de l’expérience qui est, comme le souligne également Karine Winkelvoss, la source de la parole poétique. Le « choix de Rilke contre l’au-delà chrétien » (p. 157) s’expliquerait peut-être par le refus d’une certitude préfabriquée qui dissimule en plus le fait de la mortalité de l’homme, en le consolant par la vision d’un au-delà. Le rapport aux choses et à leur caractère unique, authentique, de même que l’insistance sur l’intensité de l’expérience vécue semblent corollaires du refus d’une foi toute faite. De plus, dans la mesure où religere signifie relier, on pourrait bien aller plus loin et prétendre que les tentatives rilkéennes d’établir un rapport d’unité impossible entre le moi et le monde peuvent être considérées comme acte religieux. L’ange des Élégies de Duino, « figure de l’unité du terrestre et du céleste » (p. 99), serait le meilleur exemple de cette inquiétude métaphysique qui se révèle de façon plus nette par l’appel « intransitif » (p. 123) lancé à l’Ange, à la fois appel et geste de repoussement.
5Cette relation complexe à l’Ange qui, comme le souligne l’auteur à juste titre, n’a rien à voir avec les anges chrétiens, permet à Karine Winkelvoss de mettre en relief l’évolution de la poésie rilkéenne passant de la plainte à la célébration des choses, une célébration qui « procède de la plainte funèbre » (p. 138). L’auteur a notamment le mérite de défendre Rilke contre le reproche de l’escapisme et du sentimentalisme mièvre, en citant la fameuse lettre de Rilke à Hulewicz sur la disparition des choses faites de main d’homme et leur remplacement par les « pseudo-choses ». Effectivement, cette lettre révèle à quel point la réalité historique est ancrée dans l’écriture des Élégies de Duino marquées par le deuil d’un monde disparu. On aurait pu insister un peu plus sur la nature de ces pseudo-choses afin d’expliciter leur différence par rapport aux choses dont Rilke déplore la disparition. Karine Winkelvoss parle de la « disparition des choses visibles » (p. 124) qui nécessite leur intériorisation, c’est-à-dire leur transformation vers l’invisible. Là encore, la brièveté de l’ouvrage porte préjudice à sa clarté : les choses venues de l’Amérique dont parle Rilke ne sont pas moins visibles que celles qui disparaissent. La différence fondamentale consiste dans la nature artisanale, authentique et unique des choses douées d’une histoire propre qui contraste avec la fabrication en série des choses désormais dépourvues de singularité. Ce souci de l’originalité des choses et des expériences rejoint tout à fait l’idée de l’intensité mise en relief par Karine Winkelvoss qui revient dans le dernier chapitre sur la question de l’intériorité rilkéenne. Celle-ci est, selon l’auteur, un « degré d’ouverture, l’intensité de l’exposition » (p. 161) et correspond à la « qualité du sentir » évoquée auparavant (p. 127). Le livre s’achève par une réflexion sur l’intériorité comme espace vide et « symptôme de l’intensité d’un désir de présence » (p. 169), réflexion qui vise surtout à réfuter les énoncés de Paul de Man dans son introduction aux Œuvres de Rilke en trois volumes parus au Seuil.
6La bibliographie qui clôt l’ouvrage se veut uniquement indicative ; les critères de sélection restent pourtant obscurs. Ainsi, l’auteur déclare son intention de signaler uniquement les travaux parus ces dix dernières années, mais on cherchera en vain des travaux essentiels comme par exemple ceux de Jean-Yves Masson, alors que l’essai de Paul de Man qui date de 1989 figure sur la liste, de même qu’un article de Dominique Iehl paru dans un numéro d’Études germaniques de 1975, ou encore des éditions d’interprétations comme celle éditée par Marcel Reich-Ranicki. On se demande à qui est destinée une telle bibliographie qui juxtapose des études très spécifiques et des ouvrages plutôt généraux.
7Un livre qui réussit à présenter la continuité reliant les phases de création de Rilke, mais dont le propos reste parfois un peu flou, malgré la multiplicité d’exemples donnés dans le texte.