Franz Kafka : kafkaïen, kafkéen ou kafkaïsme ?
1La bibliographie pléthorique sur l’œuvre et la vie de Franz Kafka est celle d’une spécialiste, mais le petit ouvrage de F. Bancaud s’adresse courageusement à un public qui voudrait découvrir l’œuvre de Kafka : « malgré les innombrables photos, ouvrages, films, colloques ou tableaux inspirés par la vie et l’œuvre de Kafka, il demeure inaccessible, mystérieux, imprenable, éternel hors-la-loi de la littérature. »1 L’auteur va néanmoins s’aventurer sur ce terrain glissant qu’est l’interprétation de l’œuvre ô combien difficile, ou du moins opaque, d’un pragois qui se voulait le fils spirituel de Gustave Flaubert.
2F. Bancaud distingue trois grands courants dans les innombrables travaux sur Kafka : théologique, politique et philosophique — Michael Löwy, dans un livre récent2, les partageait pour sa part en six courants, à savoir : les lectures strictement littéraires qui se limitent délibérément au texte en ignorant le « contexte », les lectures biographiques, psychologiques et psychanalytiques, les lectures théologiques, métaphysiques et religieuses, les lectures sous l’angle de l’identité juive, les lectures socio-politiques et enfin, les lectures postmodernes qui aboutissent en général à la conclusion que la signification des écrits de Kafka est « indécidable ».
3Refusant de s’inscrire dans l’un ou l’autre de ces courants, l’ouvrage de Florence Bancaud se donne pour objet un Kafka d’avant Kafka, en esquissant un portrait de l’écrivain au travail :
« C’est donc le Kafka s’esquissant et esquissant son œuvre qui va nous préoccuper ici. En optant pour cette grille de lecture quelque peu provocatrice, nous entendons prendre le contre-pied des schémas idéologiques, qui à force de statufier Kafka, n’ont fait que le pétrifier, danger suprême pour un écrivain comme lui ; or, l’appréhender dans la dimension de la genèse — de lui-même et de son écriture — c’est le rendre vivant, humain, écouter la vibration de sa douleur, son attente infinie, son combat toujours recommencé. »3
4L’ouvrage s’ouvre sur bref rappel sur le contexte familial, à savoir la situation conflictuelle avec le père qui conduira à une dimension quasi œdipienne, sur les humiliations subies dans son enfance qui détermineront un des thèmes centraux de ses écrits — la critique de l’autorité et de tout forme de coercition —, et enfin sur sa perception de la condition féminine influencée par le sort de sa mère et de ses deux sœurs mariées qui se traduit par la soumission à la loi paternelle et au destin d’épouse et de mère. L’auteur brosse ensuite le portrait de la personnalité de Franz Kafka pour nous éclairer sur ses blessures, frustrations et passions diverses. F. Bancaud montre notamment que la ville de Prague est vécue par Kafka comme une « patrie impossible » puisque il s’y éprouve comme rejeté par ses habitants pour diverses raisons : il est suspect parce que juif, mais allemand par son utilisation de la langue et son intérêt pour la littérature germanique et de plus ; il est fils d’un commerçant qui exploite ses employés tchèques… Situation inconfortable entre toutes. Kafka reste cependant prisonnier de cette ville qui lui ouvre l’espace fantasmagorique de l’imaginaire et de la littérature. On apprend également qu’il a toujours désiré savoir dessiner, métier auquel il renonce en 1908 pour se consacrer à l’écriture dans laquelle il trouve un cadre privilégié pour développer son regard si spécifique : regard critique mais « simplement » distancé. Kafka adore voyager notamment en France, en Italie, et en Russie pour laquelle il ressent une véritable attraction (l’auteur précise que 1905 et 1917 inspireront à l’auteur ses rêves de Révolution), contrairement à l’Amérique qui fait office de repoussoir. Enfin, en quête d’identité, il est fasciné par le yiddish, langue souple et populaire d’une communauté forgée par l’errance et la foi, nous explique F. Bancaud.
5La suite de l’ouvrage, plus précisément les chapitres 5 et 6, consiste à présenter tous les écrits de Kafka. Si l’on peut déplorer quelques longueurs, le lecteur qui ignore cette littérature sera comblé. De La Métamorphose au Procès en passant par Le Château ainsi que Le Verdict, etc. tous les thèmes sont abordés, toutes les récits revisités. On retrouve notamment des thèmes chers à l’auteur tels que la difficulté de vivre et de communiquer, les rapports (toujours problématiques) père-fils, la critique de l’autorité, etc.
6F. Bancaud nous informe également que, dans l’impossibilité de se nourrir à cause de ses douleurs au larynx, Kafka meurt affamé tout comme son héros d’Un artiste de la faim. Il a cependant pu goûter à une « esquisse de la vraie vie » durant quelques mois auprès de sa sœur Ottla puisque libéré de ses obligations professionnelles à cause (ou grâce) à sa tuberculose, il s’est adonné à une autre de ses passions en menant une vie de paysan tout en lisant Tolstoï et Kierkegaard.
7Dans son dernier chapitre « L’esquisse du monde kafkéen », l’auteur conclut que si l’œuvre de Kafka se montre si hermétique à toute interprétation, et si déroutante pour tout lecteur, c’est qu’elle remet en question toute pensée systématique et bouleverse les grilles de lectures préétablies. F. Bancaud nous invite donc simplement à renoncer à comprendre et à « suspendre l’interprétation ». Lire donc, simplement, et en rester à la source même du plaisir esthétique.
8Sans jamais s’expliquer sur sa préférence, F. Bancaud recourt tout au long de son analyse à l’adjectif « kafkéen », s’interdisant manifestement le plus courant « kafkaïen ». Rappelons que l’adjectif « kafkaïen » a fait son apparition au lendemain de la seconde Guerre Mondiale pour désigner une « atmosphère oppressive », un «monde cauchemardesque » où « de sinistres forces impersonnelles contrôlent les affaires humaines », ou du moins une situation « mystérieuse, inquiétante et menaçante ». La question est de savoir si Franz Kafka était kafkaïen, kafkéen ou si, comme l’affirmait Roland Barthes, « Kafka n’est pas le kafkaïsme… ».
9Cet ouvrage qui s’avère certes mince sur un auteur tel que Franz Kafka a le mérite d’introduire à la lecture de l’ensemble des récits : utile propédeutique à une œuvre dont la séduction est aujourd’hui comme hier à la mesure de sa complexité.