L'Invention de l'Amérique
1De la découverte de l’Amérique par Colomb, l’historien mexicain Edmundo O’Gorman (1906-1995) propose une interprétation audacieuse. Au-delà de la date de 1492, sa démarche questionne ce que l’on peut aujourd’hui désigner comme la fabrication d’un événement. Son ouvrage de 1958, récemment traduit en français, dresse l’historiographie non de la « découverte » de l’Amérique mais de son « invention ». Car Colomb lui-même n’a jamais pensé accoster sur un nouveau continent. Par là, il démonte les mécanismes de la construction d’un fait historique en le resituant dans les représentations de l’époque. Sa position marquée dans le choix du titre même insiste sur les prémisses épistémologiques nécessaires pour saisir la nouveauté géographique et historique en jeu. Par « invention », il entend souligner le processus préalable et nécessaire pour sortir de la conception géographique antique dominante à la fin du XVe siècle et faisant obstacle à la réception de ce qui est apparu être par la suite le quatrième continent. Il installe une polémique quant à 1492 et la matérialité de l’événement en opposant une construction d’un fait réalisé après-coup. Le cas de l’Amérique devient celui d’une invention de la pensée occidentale dont O’Gorman propose de restituer les jalons autour des quatre voyages de Colomb.
2Sa posture profondément interprétative ne vise pas à établir des faits. Au-delà d’un positivisme historique à la recherche des événements et de leur enchaînement chronologique, le travail de l’historien-philosophe questionne l’interprétation du fait. Ainsi des voyages de Colomb et de Vespucci, il propose la dynamique des sens tour à tour donnés à ce qui allait s’imposer postérieurement comme une découverte de nouvelles terres. Faut-il le rappeler, Colomb n’a jamais pensé découvrir l’Amérique, mais une partie de l’Asie. A contre-courant d’une fausse évidence de la découverte physique, O’Gorman oppose l’a priori qui rend possible un tel fait. Dès son avant-propos, il suit une « perspective ontologique » qui articule sa méthodologie. Il explique ce parti pris : « comme un processus produisant des faits historiques, et non plus, tel qu’on en avait l’habitude, comme un processus qui tient pour acquis que l’être de ces faits est un préalable. » (pp.13-14).
3A travers quatre parties : « Histoire et critique de l’idée de la découverte de l’Amérique », « L’Horizon culturel », « Le processus de l’invention de l’Amérique » et « La structure de l’être de l’Amérique et le sens de l’histoire américaine », il déroule l’histoire des réceptions de cette Amérique à des moments où elle n’est encore qu’un devenir. Le « Nouveau monde » reste alors à inventer. Il n’est pas tout à fait un objet défini et se retrouve aux bords des côtes asiatiques bordant les « Indes » ou abritant le Paradis terrestre.
4Le 12 octobre 1492, Colomb pense aborder un archipel du Japon sur la route des riches Indes convoitées. Lorsqu’il est dit que Colomb a découvert l’Amérique, le fait est donc interprété. De ce constat, O’Gorman interroge non la découverte même mais l’idée de découverte préalable à l’« interprétation préconçue des faits ». Ainsi, la « légende du pilote anonyme » présente dès le retour du premier voyage et reprise dans la relation de Bartolomé de Las Casas intéresse l’historien au-delà de la « fausseté objective du récit ». Cette rumeur selon laquelle Colomb serait parti d’après des informations sur une terre nouvelle à découvrir construit l’idée d’une découverte alors qu’il pensait atteindre les rivages de l’Asie. O’Gorman reconstruit la découverte de l’Amérique depuis le texte le plus ancien qui fait de Colomb un découvreur d’un continent imprévu dans le Sumario de la natural historia de las Indias de Oviedo (1521). Par la suite, il recense les raisonnements et hypothèses à travers un corpus dans le but de reconstruire le processus historique de l’idée de découverte du continent américain.
5O’Gorman projette l’invention de l’Amérique sur l’horizon culturel de l’homme européen à la fin du XVe siècle entre héritage de l’Antiquité et Christianisme. Le modèle chrétien de l’Orbis terrarum avec l’Ile de la Terre (Europe, Asie, Afrique) occupe l’horizon culturel d’alors, de même que le Paradis terrestre. D’autre part l’idée d’une pluralité des mondes constitue une hérésie pour le Christianisme. Dans ce cadre, l’idée d’une découverte d’un quatrième continent ne pouvait avoir lieu.
6L’Amérique n’est pas le « résultat soudain d’une découverte » mais résulte d’un « processus idéologique complexe ». L’examen du projet de Colomb révèle la croyance d’avoir touché l’extrémité orientale de l’Orbis terrarum. Pour autant, les réceptions de sa déclaration se font plus modérées quant à la réalité concrète des terres découvertes. Ainsi, la Couronne dans son usage du mot Indes laisse flotter une réalité géographique encore à déterminer, tout comme le scepticisme du scientifique Pedro Martir. Les voyages suivants de Colomb aux Antilles puis à Trinidad font tomber l’illusion d’avoir atteint l’extrémité de l’Orbis et déplacent les interprétations. Sa lettre adressée à Juana de la Torre en 1500 parle d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, un monde austral contenant le Paradis. Progressivement un « nouveau monde » séparé apparaît. Au moment du dernier voyage de l’Amiral, Vespucci parti pour le compte des Portuguais parle en 1503 d’« El nuevo mundo ». L’horizon culturel de l’Ile de la terre s’efface. L’« image médiévale doit se plier devant les exigences des données empiriques » dont les cartographes rendent compte à l’exemple de la Cosmographiae Introductio de l’Académie de Saint Dié ou de l’Atlas de Waldseemüller qui désigne pour la première fois l’Amérique sur une carte.
7Faire de l’Amérique la quatrième partie du monde demande donc de renverser l’ancienne vision du monde médiévale et chrétienne. Pour l’auteur, « l’invention de l’Amérique » est coextensive à la Renaissance. L’homme européen change alors d’univers en faisant du premier voyage de Colomb celui de la découverte de l’Amérique. Le nouveau monde s’installe dans un nouvel horizon culturel.