Mémoires des esclavages : penser avec le monde
1On assiste en France depuis quelques années à une effervescence autour de la question de l’esclavage. La loi Taubira de mai 2001 qui fait de l’esclavage un crime contre l’humanité a été suivie d’un certain nombre de mesures : instauration d’un Comité pour la mémoire de l’esclavage, d’une journée nationale de commémoration des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, d’un prix de thèse… Projet également d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. Toutes ces mesures contribuent heureusement à accorder à la question de l’esclavage une place centrale dans le débat public, l’enseignement et la recherche. Elles posent parallèlement un certain nombre de questions, indices que le traitement réservé à l’esclavage est loin de faire l’unanimité, à commencer par la loi Taubira elle-même. Géraldine Faes et Stephen Smith se demandent par exemple si un parlement – le parlement français en l’occurrence – est habilité à se prononcer sur des responsabilités autres que nationales. Ils estiment en effet que la loi Taubira, parce qu’elle date le crime à partir du XVe siècle, fait également référence à la responsabilité des Portugais, des Espagnols, des Hollondais, des Anglais, dans la mesure où la France ne se lance dans le trafic qu’à partir du XVIIe siècle.i Les mêmes auteurs dénoncent le fait que la loi n’incrimine que la seule partie occidentale alors que l’Afrique elle-même est en partie responsable. Ils rappellent également les risques de dérives dont l’affaire Pétré-Grenouilleau est un triste exemple.
2À ces limites que Géraldine Faes et Stephen Smith reconnaissent à la loi Taubira, on peut également ajouter les potentielles dérives liées au prisme mémoriel. Les intitulés des différentes mesures qui ont fait suite à la loi le montrent assez. La notion de mémoire est omniprésente, à tel point qu’il peut paraître plus approprié de parler de question de la mémoire de l’esclavage plutôt que de question de l’esclavage. Les conséquences sont évidentes en terme de recherche. On court le risque d’une réduction de l’objet de l’étude.ii On court également le risque pour satisfaire à la demande mémorielle, de vouloir se substituer à l’historien. C’est le reproche qui est adressé à l’article 2 de la loi Taubira. Il semble cependant que si cet article demande qu’une place conséquente soit accordée à l’enseignement de l’esclavage, il ne pousse pas – contrairement à l’article 4 de feu la loi du 23 février 2005 auquel il est souvent comparé – jusqu’à dire comment cet enseignement doit se faire. Ceci étant, dans son rapport 2006 (disponible sur son site Internet), le Comité n’est pas loin de franchir la ligne lorsqu’il suggère que « les élèves de 4ème réfléchissent à la notion de crime contre l’humanité à partir de la question de l’esclavage et de la traite négrière ».
3Toutes ces limites suggèrent qu’il ne suffit pas d’accorder une place centrale à la question de l’esclavage. Il n’importe pas moins de faire attention à la manière dont cette question est traitée. Tout l’intérêt du livre d’Édouard Glissant est là. Dans l’importante œuvre qui est la sienne, Mémoires des esclavages occupe une place particulière. Il s’agit d’une œuvre-rapport. Édouard Glissant s’est en effet vu confier en janvier 2006 par Jacques Chirac, la lourde tâche de réfléchir à la mise en place d’un Centre national pour la mémoire des esclaves et de leurs abolitions. Mémoires des esclavages intervient comme un rapport chargé de présenter le projet. Mais comme chacun sait, Édouard Glissant ne fait rien comme les autres. Le rapport propose surtout une réflexion sur la place de l’esclavage dans l’économie du Tout-monde.
4Il ne suffit donc pas d’accorder à la question de l’esclavage une place centrale. Il importe encore de l’aborder de manière sereine, ce qui suppose qu’un certain nombre d’obstacles soient dépassés, parmi lesquels, la problématique identitaire. L’on se rappelle la manière dont Édouard Glissant oppose l’identité racine à l’identité rhizome. La première repose sur l’opposition farouche d’un Je contre un Autre. La seconde invalide la catégorie de l’Autre et ne reconnaît qu’un étant pris dans la marche du monde qui l’informe et qu’il informe. La première s’accroche jalousement à un territoire, à une vérité ontologique, elle entend conquérir, imposer sa vérité vécue pour l’occasion comme étant la Vérité. La seconde s’élance en rencontres, forme réseau, enrichit et s’enrichit. La première s’inquiète de rester pure. La seconde accepte l’imprescriptibilité des contacts, elle dépasse les métissages pour la créolisation, ce « non-Etre enfin en acte : enfin le sentiment que la résolution des identités n’est pas pour le bout du petit matin. Que la Relation, cette résultante en contact et procès, change et échange, sans vous perdre, ni vous dénaturer ».iii L’identité racine constitue pour Édouard Glissant un obstacle de taille au projet du Centre national. Elle fige les positions, empêche de voir les évidences. Elle produit des enfermements contraires aux conditions d’une mémoire sereine. Elle nourrit la mémoire de la tribu, une mémoire perdue dans ses rancoeurs, ses reniements, dans ses fiertés, ses auto-célébrations selon qu’elle se penche sur des évènements valorisants ou blessants. Elle entretient des relations difficiles avec le passé qu’elle tente parfois de modifier de manière à le rendre conforme à la vérité de la tribu. Édouard Glissant cite l’exemple de Macéo, héros de la libération de Cuba, que l’iconographie nationale a petit à petit blanchi. (p. 98). Ce faisant, la mémoire de la tribu complique davantage « les dissensions pas très clairement raisonnées, sur le sens et le devenir de l’Histoire » (p. 35), dissensions qui divisent les identités racines.
5Comment faire alors tenir un Centre national autour d’une mémoire au potentiel de division aussi énorme que celle de l’esclavage ? Comment obtenir l’unanimité autour de pareil projet ? D’une part, les nationaux qui se vivent comme étant de « souche » pourraient « ressentir l’existence d’un tel organisme de mémoire comme une offense ou une agression, à leur passé commun, un déni à leur action dans le monde ». (p. 26). D’autre part, les nationaux, descendants d’esclaves ou qui se vivent comme tels pourraient « diverger sur le sens et la signification ou « la raison suffisante » de cette fondation comme reconnaissance et réparation ». (p. 26). Il y a pour finir la nécessité de rendre ces deux groupes d’accord entre eux.
6On le voit, rien n’est plus difficile que de réunir la France autour d’un Centre pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. La tâche n’est pas pour autant impossible à condition de prôner l’ouverture contre l’enfermement.
7Avant toute chose, il convient d’ouvrir le Centre à l’internationale de manière à ce qu’il fasse écho à l’ampleur internationale qui a été celle du système esclavagiste ; de manière également à sublimer les manques d’unanimités nationales par « des lucidités et des solidarités nouvelles ». (p. 27).
8Ces lucidités et solidarités seront d’autant plus mobilisées que le Centre élargira son objet premier qui est l’esclavage transatlantique à tous les esclavages. « Nous avons à dire tout esclavage, parce que nous essayons d’être lucides et d’êtres participants, sans nous le dire pourtant, parce que dans tous les cas nous en avons honte, exactement comme on a honte d’avoir seul échappé à un massacre ou à un désastre, et le disant quand même parce que nous tenons au sens du temps et à la signification des histoires des peuples. » (p. 63). Nous avons à nous dire tout esclavage y compris les esclavages modernes. Édouard Glissant insiste particulièrement sur la nécessité qu’il y a à lutter contre ces nouvelles formes. Il va jusqu’à proposer la création d’un Tribunal international de l’esclavage moderne. (p. 156). La question se pose cependant de savoir s’il inclut dans cette appellation d’ « esclavage moderne », les survivances des esclavages traditionnels, qui en Afrique par exemple se sont cachés et se cachent encore sous l’appellation trompeuse d’ « esclavage domestique » censé n’avoir rien à faire avec l’esclavage véritable. C’est la position qu’un chef touareg croit pouvoir encore tenir en ce début du XXIe siècle : « Nous n’avilissons personne, ceux que les Blancs appellent des esclavages n’existent plus chez nous. Mais il y a des individus que nous avons hérités de nos parents. Ils travaillent auprès des chefferies, sur la base de la tradition, afin d’exploiter leurs biens. Ici il n’y a ni chaîne, ni fouet, mais que des relations familiales. Le travail forcé n’existe pas. Ils sont libres d’aller ailleurs, si quelqu’un peut leur procurer une prise en charge éternelle, cela nous déchargera de ce fardeau devenu insupportable. »iv
9Quoi qu’il en soit, Édouard Glissant en appelle à une histoire totale de l’esclavage qui si elle se réalise ne saurait faire l’économie des esclavages traditionnels et de leurs survivances. En effet, pour l’auteur, il est plus que nécessaire en ce qui concerne l’objet de l’esclavage, d’ouvrir les barrières de l’espace et du temps. Il faut fouiller au-delà de cet entre XVe et XIXe siècle de la loi Taubira, tant « il est vrai que ce que nous connaissons le moins des esclavages des Amériques, ce sont bien les débuts et les finissements. » (p. 82). De même il faut cesser de s’arrêter à l’espace atlantique et sonder les autres lieux de l’esclavage. Il faut également grappiller après les histoires officielles : « il nous faut connaître tout cela, les histoires cachées remontent à la conscience et forcent les mémoires, les histoires que nous avons subies et celles que nous avons menées, hier offusquées sous les décrets des registres officielles qui célébraient les listes des gouverneurs et des conquérants. » (p. 80). Aussi Édouard Glissant recommande-t-il la création à l’intérieur du Centre national, d’un centre d’étude qui se chargera de mettre toutes ces ouvertures à l’œuvre. Le centre privilégiera en outre le travail en commun, il recherchera la complémentarité des divers centres et instituts qui lui préexistent et qu’il n’a nul prétention à remplacer. Son objectif sera donc d’atteindre, au-delà des histoires comparées qui d’une certaine manière fonctionnent encore avec des frontières, des imperméabilités, des histoires transversales. « Renonçons bien à la tentation d’études comparées, qui auraient certes de l’intérêt mais ne contribueraient pas pour autant à désenclaver les contenus indistincts de cet univers esclavagiste. La transversalité comme inspiration et comme méthode devrait en même temps indiquer des résultats concrets d’études, mais aussi susciter des directions, des vecteurs, et même des pistes, inventer des traverses éclairantes… » (p. 149). Le centre se souciera également d’ouvrir les dogmes. Il se méfiera des vérités établies qui figent la recherche et nourrissent les identités racines.
10Mais toutes ces ouvertures seraient vaines si elles n’étaient généreusement informées par l’ouverture première de l’identité à la Relation.
11« La mise en commun d’une autre manière de mémoire et d’une autre donnée des imaginaires devra être l’effet d’une générosité partagée. J’appelle générosité la lucidité qui s’applique aussi entièrement à soi-même et à la critique de soi qu’elle ne s’applique aux autres et à leur critique. Elle ne relève pas d’un principe moral mais d’une poétique de la Relation. » (p. 134)
12Cette générosité ne peut être portée que par un effort personnel. Il ne faut en aucun cas l’attendre d’une quelconque institution. La démocratie elle-même échoue à la libérer. Il lui manque l’imaginaire de l’autre, le rêve de créolisation, ce qui explique qu’elle puisse atteindre son « achèvement en tant que démocratie [et] entreprendre en même temps d’effrayantes guerres coloniales ». (p. 133). Tout juste certaines institutions – et tel devra être le rôle du Centre national – peuvent-elles servir de tremplin. En ce sens Édouard Glissant préconise que les installations du Centre, plus particulièrement le mémorial, évitent les reconstitutions réalistes qui de toute manière échoueraient à figurer l’atrocité du système esclavagiste, pour privilégier des œuvres à même de chatouiller l’imaginairev, d’inviter à participer de la Relation, à bousculer les sens et les significations.
13Si les institutions ne peuvent véritablement donner l’exemple, il existe néanmoins un lieu vers lequel se tourner : l’héritage laissé par les esclaves. Ces derniers, malgré les codes noirs, les interdits, les résistances des maîtres, ont su porter la Relation. « … eux seuls ont conçu l’inconcevable avancée des créolisations, par où s’opposer à toutes les raideurs comme à toutes les intolérances des pensées de l’unique qui régissaient ces univers, eux seuls ont vraiment vaincu l’esclavage, après combien de ravages intérieurs, en l’éteignant en eux, et eux seuls ont fait de l’errance non pas un trajet de domination, mais une imprédictible course à toutes les diversités du monde, dont ils ont relevé l’éclat ». (p. 134).
14Ils nous ont donc laissé en héritage ce rêve de créolisation, cette manière d’échanger sans se perdre, ce rapport autre au monde. Ils nous ont appris que « les racistes de tous pays craignent et détestent par-dessus tout les mélanges et les partages ». (p. 124). Il nous appartient de faire l’effort de nous nourrir de cet héritage, de le nourrir également. Il nous appartient de libérer la générosité nécessaire pour pouvoir évanouir les identités racines dans l’identité rhizome, les mémoires de la tribu dans la mémoire de la collectivité terre. Bref, il nous appartient d’imaginer à notre tour la Relation. Peut-être alors cesserons nous de nous percevoir comme des « descendants de… », pour enfin deviner que ni les souffrances, ni les culpabilités ne s’héritent. En ce sens Édouard Glissant propose à ceux qui se définissent descendants d’esclaves de prendre la mesure de ce qui les sépare, quelles que soient leurs propres souffrances, de ce que les esclaves ont enduré, partant de l’inconvenance qu’il y a à « réclamer des redevances, des arriérés, ou des témoignages de repentance ». (p. 139). Il propose aux descendants des systèmes esclavagistes, d’accepter ce qui a été, d’accepter que cela soit rappeler, d’accepter même jusqu’à l’idée de repentance, sans que cela ne déclenche pour autant « crises et crispations exaspérés » (p. 140), ni des culpabilités. Il leur propose d’entrevoir qu’il y a pour un pays d’autres voies de grandeur que la domination de l’autre, qu’il y a les routes de solidarités que seules peuvent ouvrir les générosités personnelles.
15La France a fait l’effort de se tourner vers son passé esclavagiste. Le livre d’Édouard Glissant rappelle cependant que cela ne saurait suffire en soi. Il importe encore de faire attention à la manière dont s’effectue ce retour vers le passé. Le risque existe qu’il soit l’occasion de division nationale, qu’il accentue la méconnaissance de l’histoire de l’esclavage en figeant l’objet de la recherche. Contre pareil risque, Édouard Glissant prône une poétique de l’ouverture, ouverture de l’objet, mais également ouverture de soi à la Relation.
16Des mémoires des esclavages donc, de l’esclavage crime contre l’humanité, non pas pour s’enfermer dans des hontes ou des culpabilités, non pas pour se figer en chiens de faïence, mais pour ouvrir les chemins de la connaissance, pour penser avec le monde.