La littérature numérique : entre « hyper » et « cyber »
1Les études en français sur la littérature numérique ne sont certes plus rares, mais le retard pris par rapport aux publications américaines ne cesse de se creuser. Le livre d’Alexandra Saemmer est donc plus que le bienvenu et comme il témoigne d’une solide connaissance de ce qui s’est fait en français — tant du côté de la réflexion théorique que de celui de la création littéraire —, Matières textuelles sur support numérique peut être considéré comme un parfait tremplin pour lire, relire et évaluer certains des apports majeurs de théoriciens tels que Jean-Pierre Balpe (qui a joué un rôle clé dans l ‘élaboration des générateurs de textes), Philippe Bootz (auteur d’une thèse importante sur les littératures électroniques, d’un point de vue sémiotique), de Serge Bouchardon (qui a dirigé l’an dernier un numéro important de Formules, la revue des littératures à contraintes, sur le thème du numérique) ou encore de Jean Clément (responsable du laboratoire multimédia de Paris VII), d’une part, et des groupes d’auteurs rassemblés autour de l’ALAMO (la branche « digitale » de l’OULIPO) ou ALIRE (première revue électronique d’Europe, animée par Philippe Bootz) ; d’autre part, Alexandra Saemmer offre une très belle synthèse de tous ces travaux, qu’elle approfondit et remet en perspective de manière à la fois didactique, critique et pratique.
2Didactique, d’abord, puisque l’auteur parvient à offrir un cadre global pour la description et l’analyse des textes littératures électroniques. Ce cadre est d’une grande clarté au niveau de ses articulations internes et de sa structure d’ensemble. Alexandra Saemmer analyse d’abord ce qui se passe lorsqu’un lecteur lit — ou cherche à lire — de tels textes et elle examine cette lecture en insistant sur les « actes » matériels et cognitifs effectués par celui ou celle qui découvrent progressivement l’objet textuel. Elle envisage ensuite ce s’offre au regard, proposant une division des textes numériques en trois grandes catégories : les textes hyperliés, les textes animés, les textes programmés. Mais tant au moment d’analyser les « actes » de lecture qu’au moment de scruter les « objets » de lecture, Saemmer souligne toujours avec grand soin la dialectique liant l’objet et l’acte et c’est à travers la description minutieuse des divers aspects de cette dialectique qu’elle précise petit à petit la spécificité formelle aussi bien que sémantique de la littérature numérique.
3Critique, ensuite, car Alexandra Saemmer cherche –et trouve généralement–, un bon équilibre entre le minimum de foi et d’enthousiasme qui sont de rigueur quand on se penche sur les littératures numériques (souvent un peu « bêtes » ou « simplistes » du point de vue des lettrés traditionnels) et la méfiance qui non moins s’impose face à certains aprioris techno-optimistes ou à certaines pétitions de principe un rien naïves (que la réalité des textes électroniques ou, plus encore, l’expérience parfois pénible de leur lecture détruisent insidieusement). Notons toutefois que l’auteur se montre ici plus vigilant à l’égard des Grandes Théories qu’à l’égard des œuvres de temps à temps peu excitantes qu’elle soumet à son analyse –mais c’est un péché mineur. Il est en tout cas réjouissant de voir que bien des spéculations hasardeuses, par exemple sur la quatrième dimension (qu’on croyait oubliée de la théorie littéraire depuis l’âge cubiste ou futuriste, mais qui fait un retour en force par synopsis de McLuhan interposée), sont reçues ici avec le minimum de circonspection qu’il convient de ne jamais abandonner. Le danger du « new age » n’est jamais loin, du moins chez certains prophètes du numérique mais dont Saemmer ne fait heureusement nullement partie.
4Pratique, enfin, dans la mesure où l’auteur s’efforce à chaque fois d’étayer son argumentation par de nombreux exemples et surtout par des analyses d’exemples. Cette dimension de travail a souvent quelque chose de frustrant pour le lecteur de Matières textuelles sur support numérique, tellement les exemples en question, discutés très (parfois trop) en détail, peuvent paraître décevants d’un point de vue littéraire (ce que l’auteur a le bon sens d’admettre régulièrement, mais seulement au bout de l’analyse). La mise en page ingrate du livre, qui serait à elle seule un argument en faveur de la publication numérique des travaux universitaires, accroît encore cet agacement passager. Toutefois, l’utilité réelle du livre d’Alexandra Saemmer tient aussi à ce qu’il montre si bien l’écart entre théorie et pratique, entre programme et réalisation ou encore, pour parler en vieux français, entre les choses comme on voudrait qu’elles soient et les choses telles qu’elles sont. Et comme la presque-totalité de ceux qui écrivent sur la littérature numérique sont aussi des praticiens et vice versa, le problème de cette tension est loin d’être insignifiant.
5Comme signalé plus haut, l’approche d’Alexandra Saemmer est « francophone ». Cette qualification concerne toutefois moins les sources utilisées — les exemples sont majoritairement français, ce qui est tout à fait louable ; les auteurs théoriques cités sont également anglo-saxons, ce qui est évidemment une nécessité — que la méthodologie même, qui est davantage du côté de l’« hypertexte » que ce que les Américains appelleraient le « cybertexte ». Le premier terme renvoie à l’analyse formelle, littéraire, sémiotique, le second, à l’analyse contextuelle, historique, sociologique des faits numériques. La décision de s’en tenir avant tout à l’hypertexte et de laisser de côté le cybertexte, est sans aucun doute légitime et explique la réussite pédagogique de l’ouvrage de Saemmer. En même temps, elle fait courir le risque que l’analyse des littératures électroniques se trouve coupée du champ social (les études « cyber » sont plus proches des « cultural studies » que des études littéraires) et partant que l’analyse du numérique soit enfermée dans le champ du littéraire (où les études « hyper » ont peut-être plus à perdre qu’à gagner, vu les limites littéraires des productions hypertextuelles). On doit donc regretter un peu que Matières textuelles sur support numérique ne soit pas accompagné tout de suite d’un volume bis sur la cyberculture, qui devrait bien être l’horizon de toute recherche hypertextuelle. Mais il serait injuste de reprocher à Alexandra Saemmer d’avoir commencé par le début. Après tout, l’analyse de la cybertextualité doit s’appuyer sur celle de l’hypertextualité et ne peut au fond en faire l’économie. Il n’empêche que l’héritage littéraire reste très lourd ici et d’un poids difficile à porter. Pratiquement d’abord, car à force de convoquer des concepts littéraires, Alexandra Saemmer laisse entendre que les littératures numériques sont encore loin d’avoir atteint le stade où elles pourront satisfaire le lecteur à la recherche de l’« œuvre ouvert » (Eco), du « texte scriptible » (Barthes) ou encore d’une « intertextualité élargie » (Kristeva). De même, en insistant sur la continuité entre la littérature « combinatoire » (dont la tradition remonte à plusieurs millénaires), les notions de « contrainte » et de « potentialité » (qui passent de l’Oulipo à l’Alamo) ou les rêves cratyliens (que les textes numériques semblent — mais semblent seulement — sur le point de réaliser), Alexandra Saemmer limite un peu l’impact de ses efforts pour déterminer la spécificité médiologique des écritures numériques.
6Corollairement — et cette orientation provient sans doute aussi de la mise à l’écart des faits cybertextuels —, Alexandra Saemmer propose une vue un trop homogène de son corpus. Elle distingue certes entre plusieurs catégories, mais sans aborder leur historicité (car tout n’est pas possible en même temps, comme l’ont bien montré diverses études de Jean Clément sur l’apparition progressive des catégories hypertextuelles), ni leur articulation avec d’autres domaines de l’art et de la vie sociale (dont on peut trouver une belle illustration dans le livre de Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet, éd. du CNRS 2005), ni enfin l’inscription de l’hypertextualité et de la cybertextualité dans la culture en général (les travaux de Katherine N. Hayles restent ici la référence incontournable). La parole littéraire risque ainsi de fonctionner en vase close, alors que les réalités de son usage la poussent sans cette en de tout autres directions. Ce repli sur le seul texte n’est pas seulement dû à la frilosité théorique d’Alexandra Saemmer ou à son manque d’autocritique (au contraire même, car elle cite longuement, et en les prenant très aux sérieux, des voix plutôt sceptiques comme celles de Bernard Gervais et de Nicolas Xanthos ou encore celle de Jacques Fontanille), mais à un certain formalisme qui reste propre aux études littéraires francophones, hostiles aux cultural studies comme aux analyses des rapports entre art et technologie, trop vite abandonnées aux non-littéraires alors que l’objet même des études numériques exige violemment une approche pluridisciplinaire. Alexandra Samer essaie de relier le champ littéraire et le champ social, notamment à travers son intérêt pour les études d’usage, mais celles-ci restent sous-exploitées ou, plus exactement, trop centrées sur des questions relativement marginales. À titre d’exemple : s’il est intéressant de voir si les structures de l’hypertexte respectent, ignorent, brisent ou transforment les lois du récit, il est plus intéressant encore de voir pourquoi les structures du récit, traditionnel ou non, sont en train de donner lieu à quelque chose de totalement nouveau et différent, à savoir les jeux vidéo. Ou pour citer un second exemple : l’analyse de la rencontre entre textuaire et visualisé est certes capitale mais passe à côté de l’essentiel si elle ne met en avant que des gadgets numériques (tels les calligrammes animés) sans rattacher les mutations du texte à une réflexion plus large sur la culture visuelle et les nouvelles conceptions de l’image, elles aussi de plus en plus conceptualisées en termes d’usage, et non plus en termes d’objets ou d’essences.
7Matières textuelles sur support numérique est un livre deux fois utile. Avec d’une part ses idées claires et distinctes sur l’objet numérique et les manières de le lire, avec sa bonne connaissance du corpus, avec son désir de ne pas séparer théorie et pratique, le livre représente une contribution de taille à un champ encore mal défriché. Avec d’autre part les questions qu’il suscite ou laisse entrevoir, il démontre aussi l’urgence de passer à une analyse toute différente, moins focalisée sur le seul objet hypertextuel et plus ouverte sur la dynamique sociale, cybertextuelle qui se l’approprie.