L’anti-ministère de la littérature nationale : Comparer l'étranger
1 Dans Le Sentiment d’imposture (Paris : Calmann-Lévy, 2005), Belinda Cannone, elle-même Maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Caen, se penche en ces termes sur son objet d’étude, ou plutôt sur sa discipline : « c’est une spécialité de la littérature que tu n’es pas la seule à trouver énigmatique, puisque de nombreux manuels rédigés par des spécialistes s’intitulent Qu’est ce que la littérature comparée ? » (p. 65)i. Enigmatique, la littérature comparée se caractérise selon Cannone par une « indétermination foncière » (p. 67) qui justifie l’insertion de la figure du comparatiste dans un essai sur le sentiment d’imposture (et non sur l’imposture, on prie ici les adversaires de ranger leurs armes déjà fourbies). L’identité comparatiste ne se cerne pas facilement, poursuit Cannone, alors même que cette identité est au cœur des sélections universitaires de la section (tel candidat est-il ou non comparatiste ? L’est-il vraiment ? L’est-il assez ? L’est-il dans le bon sens ? Pas trop quand même ?). Et de fait, Cannone ne se hasarde pas sur le terrain de la définition, mais se borne à décrire l’activité comparatiste (« ouvrir des champs, créer des passerelles, mettre en rapport ce qui ne l’avait pas encore été » (p. 67)), et à évoquer « l’équipement »ii requis des impétrants (« maîtriser plusieurs langues et comparer les littératures nationales entre elles » (p. 65).
2 Paru en début d’année aux Presses Universitaires de Rennes, Comparer l’étranger vient donc s’ajouter à une longue liste de publications, mais il possède une approche originale : produit des journées d’études intitulées « La littérature comparée : enjeux d’une discipline », et dirigé par deux anglicistes, Emilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert, il ne propose pas tant une énième défense et illustration de la discipline « littérature comparée » ou la section 10 du CNU, qu’une réflexion, adossée à la question de « l’étrangeté » ou de « l’étrangèreté»iii sur la pratique même de la comparaison (de textes, exclusivement, ici) et plus généralement sur l’épistémologie du comparatisme par des chercheurs venus d’horizons « divers ». La liste des auteurs, qui ouvre le volume (pp. 9-10), reflète en effet l’optique du projet : sont ainsi convoqués deux spécialistes de « littérature anglaise », un de « littératures anglophones » (au pluriel), un de « sciences du langage », une de « littératures françaises et francophones » (au pluriel), un de « littérature générale et comparée », et quatre de « littérature comparée » (dont une est d’ailleurs devenue depuis spécialiste de « littérature américaine et comparée »). Chez certains auteurs, ces interrogations sur le comparable, le comparant et le comparatiste conduisent à une discussion sur la discipline elle-même - son « champ », son « territoire », voire son anxiété : le volume fait ainsi écho à la (énième) « crise » de la comparéeiv, reprenant abondamment les arguments développés par l’American Comparative Literature Association, dans l’alarmant rapport Bernheimer, Comparative Literature in the Age of Multiculturalism, paru il y a déjà plus de dix ansv, ceux de sa suite logique, parue l’année passée, Comparative Literature in an Age of Globalizationvi, ou encore ceux du livre de Gayatri Spivak, Death of a discipline, paru en 2003 – la « discipline » est bien sûr la Comp Lit. ou CL.vii
3 Dans leur introduction, Emilienne Baneth-Nouailhetas puis Claire Joubert expliquent comment, anglicistes de formation, elles en sont venues à réfléchir sur le comparatisme. La porte d’entrée d’Emilienne Baneth-Nouailhetas, auteure d’une thèse sur le roman anglo-indienviii, fut ainsi celle de la littérature coloniale et post(-)coloniale : la présence de vocables « étrangers » (vernaculaires, dans la langue « dominante » qu’était/qu’est l’anglais), impose de fait une pratique de la comparaison, qui offre en outre l’occasion d’une réflexion sur la littérarité, ou sur le rapport idéologique entre langue et culture. Claire Joubert déroule un fil semblable, qui lie histoire culturelle et histoire littéraire, voire disciplines universitaires et politique : la littérature comparée, en ceci qu’elle propose de penser le fait littéraire dans sa globalité, sa mondialité, semble apporter une idéale réponse à un temps lui-même placé sous le signe de la globalisation et de la mondialisation (elle ne choisit pas entre ces deux vocables) -- le revirement (de la joie séraphique à l’inquiétude apocalyptiqueix) dans l’attitude générée par ces phénomènes a d’ailleurs impliqué, selon Joubert, le désir d’une « réorientation épistémologique » de la discipline comparatiste – en tout cas , chez ses épigones américains, regroupés au sein de l’American Comparative Literature Association, dont les rapports seront décidément abondamment disséqués dans le volume.
4 E. Baneth-Nouailhetas dans "Comment ne pas comparer?" s’engage la première dans l’exploration de cet « espace traversier" (p. 14) qu’offre le comparatisme, et elle ouvre fort opportunément le volume en remettant en question la notion même d’étranger, problématique de bien des manières. Celle-ci en effet renvoie en effet à un fantasme de pureté, posée comme originelle et idéale, dont les assises idéologiques sont suspectes. La quête de l’étranger dans le texte, dans le meilleur des cas, court le risque d’une « contextualisation sans historicisation » (p. 19), sans compter que cette contextualisation participe souvent d’une idéologie inconsciente dont il faut se défier (Baneth prend ici l’exemple des perceptions différentes (française, britannique et indienne) de la « Great Mutiny » de 1857-8 x). Baneth envisage donc le comparatisme sous son angle politique, sinon déontologique : le comparatisme peut donc asseoir la valeur d’étranger […] comme corollaire essentiel de la diversité des langues et de leur coexistence – à la fois historique et géographique » (p. 21). Baneth poursuit son exploration de la politique comparatiste, ou du comparatisme, en avançant une motion de défiance contre la notion de « littérature émergente », qui, selon elle, en mettant justement en exergue la marginalité de certaines littératures face à d’autres littératures, canoniques, vise paradoxalement à « familiariser » l’étranger, à ramener l’autre au même, le particulier à l’universel (p. 21). Examinant le rapport Bernheimer, Baneth s’inquiète de même de l’occultation du terme d’étranger, jugé peu politiquement correct, qui tendrait à prouver que le monde, et même celui de la comparée américaine, devient un vaste village planétaire dans lequel les spécificités locales seraient arasées, au profit d’une marchandisation des humanités. Baneth prend fermement position pour la « diversité », ou la « différence culturelle », pour reprendre les termes d’Homi Bhabha (p. 23) ; et affirme vigoureusement la nécessité de « l’étrangeté », sinon dans le monde, du moins dans la littéraire – position que défendent selon elle, ontologiquement, les études postcolonialesxi. Prenant acte de la remise en question opérée dans le comparatisme américain par le choc du 11 septembre, Baneth incite la comparée à marcher sur la ligne de crête qui sépare les deux « lieux de terreur » que sont le même et l’incomparable (p. 24).
5 C. Joubert dans "Le comparatisme comme critique : littérature/s, culture/s, peuple/s », tout en affirmant que le comparatisme est la seule pratique critique à même de revivifier la discipline « anglais » parce qu’elle soument constamment au crible de ses questions les notions d’étranger et de littéraire, met en garde les comparatistes contre la tentation de la « décritisation » et se livre à son tour à une critique de la (non-)critique comparatiste. Retraçant l’histoire de la comparative literature américaine, de Wellek à Saussy, en passant par la fameux rapport Benrheimer, Joubert montre que la discipline est dès ses débuts placée sous le signe de l’inquiétude, ce qui est d’ailleurs perçu davantage comme une force que comme une faiblesse : elle permet à la comparée de se poser comme « lieu de transfert et plaque tournante des sciences humaines, indispensable comme « métadiscipline », dit Saussy, et même « contre-discipline » »xii (p. 29). Joubert pose toutefois une question cruciale : si la comparée est un « savoir du passage, et milieu de passage des savoirs » (p. 30), elle risque toutefois de confondre champ et discipline, en refusant de se pencher sur son objet, considéré a priori comme aporétique. Pour que la comparée soit autre chose que la somme des littératures nationales, la comparée met ainsi l’accent sur le « comparing » , mais échoue souvent à se présenter comme une histoire de la « literariness » -- de là l’idée que la comparée ne propose pas de théorie, mais est plutôt une pratique. Autres tentations coupables, selon Joubert : la confusion entre langues et discours (la formation comparatiste américaine propose l’alliance contre nature de deux langues et d’un « field »), et la tentation de la totalité : traditionnellement représentée par le Français Etiemble, ce « coverage » est patrimonial, contre-théorique dans son essence, et surtout idéal, ne proposant que des « synthèses provisoires », pour reprendre le terme d’Yves Chevrel cité par Joubert ; sans compter qu’il isole le comparatiste dans une posture dangereuse de lettré dilettante. Joubert ne nie pas que des valeurs d’ouverture, d’hospitalité, soient à l’horizon de la comparée, mais elle affirme qu’elles lui demeurent douloureusement extrinsèques, et que le comparatiste, s’il est souvent un sujet translaté, ne prend pas acte de la subjectivation (active) que produit la littérature. En effet, selon Joubert, né au temps de l’émergence des nationalismes, le comparatisme européen, puis américain, peine à penser la nation autrement que comme ensemble politique : elle devrait pourtant y voir un « discours », et approfondir les relations entre langue et culture : « il ne s’agit pas de faire jouer seulement la relativité des cultures, mais aussi historicité conceptuelle, et axiologique de la culture » (p. 41). Joubert va plus loin : il s’agirait de fonder une « poétique du peuple » (p. 42) et une « poétique de l’altérité » (p. 43). En conclusion de son article, Joubert revient à l’anglais, ou plutôt à l’anglais altéré que James Joyce met en branle dans ses œuvres. Elle voit dans le « poème-Joyce » l’illustration parfaite de ce comparatisme en actes, critique et stimulant qu’elle aimerait voir prospérer.
6 Dans "La littérature comparée et la quête d'un territoire", Yves Chevrel, déjà abondamment convoqué dans les articles qui précèdent pour son travail sur la théorie de la comparéexiii entreprend de cartographier la littérature comparée. Il commence par constater que son « territoire » ne cesse de s’étendre, singulièrement vers des questions de poétique, ce qui pourrait laisser à penser que l’objet de la comparée est une interrogation sur le fait littéraire, « à travers une frontière linguistique ou culturelle» (dans les mots d’A. Peyronie, repris par Chevrel p. 52). A l’instar de Baneth et Joubert, Chevrel convient que la notion de frontière a quelque chose de contingent, et qu’elle dépend évidemment de qui la nomme, et « d’où » parle le locuteur, mais il affirme fortement la nécessité pour le comparatiste de s’ancrer en un lieu, et de se faire, au mieux, le « prochain des autres cultures » (p. 54)xiv. Posant l’importance de la « mentalité »xv, Chevrel revient ensuite sur cette question de la littérarité, qu’il envisage de trois manières. Il évoque en premier lieu la question du canon et avance que les comparatistes se sont souciés de para-littérature, frontière intérieure. Il se penche ensuite sur la traductologie, et évoque des textes problématiques, tels les pseudo-traductions, ou les textes au statut incertain (traduction ? original ?). Prenant le pouls d’ «une époque où la « littérature des autres » prend de plus en plus de place » (p. 56), il propose une exploration plus avant, par les comparatistes, de ce vaste domaine que sont « les œuvres en traduction » (ibid.), et rappelle que W. de Humboldt distinguait, dans une traduction, l’étrangeté (à éviter) de l’étranger (qu’il était souhaitable de faire ressentir) (p. 57). Enfin, Chevrel évoque la littérarité par la mythocritique : si le mythe se définit par « une configuration narrative symbolique » (p. 57) il est évident que la notion de frontière lui est essentielle : le mythe vaut par le passage des frontières (culturelles, géographiques, mais aussi sémiotiques) qu’il occasionne, à la fois dans la synchronie et dans la diachronie. Poursuivant son arpentage, Chevrel ajoute que parce que la comparée est une confrontation, elle a une prédilection pour les « époques problématiques » ; et il montre que la comparée est avant tout contextualisation. Si elle ne pratique ni l’approche biographique, ni l’approche génétique, en revanche elle considère l’œuvre davantage que le texte et en ce sens intègre la littérature orale. La comparée s’appréhendant bien souvent par les programmes, de licence ou d’agrégation, Chevrel défend ceux-ci, à rebours de nombre de ses collègues : selon lui, ainsi, l’élaboration d’un programme est une construction qui en tout état de cause ouvre des portesxvi : il se prend même à rêver de programmes dans lesquels, faisant fi des questions de compétences linguistiques et de disponibilité des ouvrages, des littératures dites mineures prendraient place au sein d’un polysystème souvent formé de « grandes littératures ». Enfin, à la suite de Roman Jakobson , d’Earl Miner ou de Jean-Louis Backès, Chevrel milite pour une recherche comparatiste en « poétique comparée » qui sortirait de sa camisole européocentrée. En conclusion, Chevrel apporte une réponse provisoire à l’aporie méthodologique, amplement constatée, ici et ailleurs, de la comparée : s’appuyant sur le fameux « comparer l’incomparable » de Marcel Détienne, il affirme que le territoire de la comparée est en fait une hypothèse, qui demande toujours, après coup, à être validée.
7 Dans l’article précédent, Yves Chevrel disait de l’Inde qu’elle était un pays en soi comparatiste et réclamait un examen selon cette perspective (p. 53) Dans son "Comparatisme, universalisme, relativismes : les enjeux du modèle indien », et avec la vigueur rhétorique qu’on lui connaît, Didier Coste exauce les vœux d’Yves Chevrel en opérant un ex-centrage des problématiques comparatistes sur un terrain étranger, arguant que l’Inde constitue le « prototype idéal » des questionnements comparatistesxvii : véritable « polysystème » (au sens d’Itamar Even-Zohar), par sa configuration linguistique, géographique et historique, l’Inde a eu à régler, avant les pays occidentaux, les questions qui agitent « le monde mondialisant aujourd’hui » (p. 76). Toujours désireux de ne pas sombrer dans l’etho-, européo-, gallo-centrisme, Coste, avec une certaine délectation, reconnaît que la comparée européenne et étasunienne, à l’ère globale, est en pleine crise (tension entre les tenants des humanités à l’ancienne et les sectateurs des études culturelles ou postcoloniales, constats apocalyptiques de la prochaine dissolution de la littérature elle-même dans le tout culturel). Au rebours du discours politiquement correct, Coste secoue toutefois le cocotier (marronnier, cocotier étant peut-être ici un terme trop exotique, et à ce titre suspect), dans lequel, selon lui, s’accrochent nombre d’universitaires occidentaux, et se demande s’il vaut la peine de préserver cette espèce en voie de disparition (université et universitaires ?). Coste milite en effet pour un autre comparatisme qui ne tenterait pas de louvoyer, avec la création d’un espace virtuel de confort (celui de la littérature soi-disant mondiale)xviii, entre les apories universalistes et relativistes. Il engage à « renouer avec l’expérimentalité créatrice de la dimension esthétique » (p. 76) et formule deux principes : celui de « latéralité », selon lequel il n’y a pas de « texte source » (p. 76), et « le principe fédérateur du sens » qui postule « l’impossibilité d’une altérité radicale dans les affaires humaines » (p. 77). Pour conclure son article engagé et engageant, Coste engage à se faire autre, sans cesse, à s’excentrer, se décentrer, à penser d’ailleurs, en tout cas à « se frotter à des adversaires bizarres » (p. 77), et à « dissocier les ressemblances » (p. 78).
8 Avec "Pratiques de la comparaison dans quelques départements de Lettres en France", Brigitte Bercoff se penche sur les thèses et les programmes de « LGC » (« Littérature Générale et Comparée ») dans certaines universités françaises. Son relevé lui permet de dire que la « LGC » ne se définit plus uniquement par la pratique de « la comparaison d’œuvres écrites dans des langues différentes » (p. 85) (d’ailleurs souvent européennes, et concentrées sur le XIXe ou le XXe siècles), mais qu’elle s’ouvre à des études intersémiotiques, à la francophonie, à des recherches sur le genre, ou sur les liens entre le fait littéraire et l’histoire, quand elle ne côtoie pas l’anthropologie.
9 "De l'Afrique anglophone au discours comparaisonnable" est le récit de voyage par Guillaume Cingal de son cabotage en eaux comparatistes. Rappelant son propre trajet de chercheur, qui l’a conduit à s’intéresser d’abord à l’écrivain somalien de langue anglaise Nuruddin Farah, puis à l’intégrer au sein d’un corpus triangulaire d’auteurs africains de langue anglaise, avant de s’y consacrer à nouveau, le « comparant », cette fois, à d’autres littératures africaines, pas forcément anglophones, Cingal réfléchit à la notion de champ, d’aire culturelle, ou linguistique, tout autant qu’au cloisonnement universitaire en disciplines : il milite avec fermeté pour un comparatisme non pathologiquement bipolaire, mais réellement transversal. Il rappelle également que la comparaison est consubstantielle à toute lecture, et à toute réflexion, mais soutient qu’elle ne vise pas tant à identifier des « mêmes », qu’à mettre au jour de l’irréductible, de l’incomparable, sans pour autant poser de jugement de valeur définitif (et Cingal de préférer parler de littérature comparante, sur le modèle anglo-saxon (« comparative ») ou germanique (« vergleichende»)). Proposant, par provocation, quelques alliances qui ne paraissent qu’à première vue contre nature, Cingal pose comme principe que toute comparaison est « déraisonnable » (p. 101), et que tout est comparable, pour peu que ce tout soit de la littérature (p. 102). Il affirme ensuite que le comparatisme doit pratiquer la déconstruction, et « inventer une logique qui lui est propre » (p. 107). Cingal conclut sa brillante démonstration en assurant que le discours « comparaisonnable » postule une indécidabilité entre comparable et incomparable .
10 Dans "Littératures orales, littérature, et littérature comparée : une discipline pour penser l'oralité littéraire", Claudine Le Blanc rappelle en ouverture que la littérature orale, pour tout un ensemble de raisons qu’elle énumère brièvement, est traditionnellement placée en marge de la « vraie » littérature. La méthode comparatiste permet toutefois de montrer que cette excommunication ne se justifie guère. Le Blanc part en effet du principe qu’étudier la littérature orale, c’est forcément faire de la littérature comparée : le degré zéro de la comparaison en matière de littérature orale est ainsi l’étude des variations. Bien plus : la littérature orale fonctionne selon une codification stricte, ce qui induit une « capacité d’universalisation étonnante » (p. 115). Convoquer l’épopée, ainsi, lorsque l’on étudie les « stories in song » de la Yougoslavie des années trente, ou les narrations des amours de Moumal et Mahendra au Rajasthan, ce n’est pas tant faire preuve d’un ethnocentrisme maladroit que proposer une catégorie stimulante, qui donne à penser. Le « bagage conceptuel et terminologique de la littérature générale » (p. 121) tout en permettant de circonscrire le danger du délire d’interprétation (ethnologique ou idéologique), permet de postuler d’une indéniable circulation des motifs, et de l’existence d’invariants poétiques (on pense à Etiemble, mais aussi au « détour » par l’Afrique noire de l’épopée de Daniel Madélénat). Littérature en relation (avec la littérature écrite ou avec d’autres littératures orales) la littérature orale appartient aussi à la littérature en ce sens qu’elle est « façon de poser un discours qui renoue avec une parole commune » (p. 126).
11 Avec "De quelques antinomies du comparatisme en linguistique et au-delà", J.-L. Chiss affirme, à l’instar de Claudine Le Blanc pour la construction de « l’objet-littérature », la nécessité de la comparaison en matière de linguistique, pour la construction de « l’objet-langue ». Chiss suit les analyses de Marcel Détienne (Comparer l’incomparable, 2000) et prône la pratique d’un « comparatisme constructif » qui permet justement de penser les conditions des rapprochements par trop évidents, et donc douteux. Chiss montre que la comparaison des langues peut être l’objet de dérives idéologiques dangereuses – échelle de valeur des langues, affirmation de l’existence d’un « génie de la langue », voire d’une langue universelle. La « dimension comparative », transversale (p. 136) permet ainsi selon lui de sortir de l’ornière du national.
12 Dans "L'Absolu comparé - sur le sacrifice d'une vieille métaphore", Eric Dayre offre une lecture poétique et philosophique du terme « comparaison ». Par le biais du Romantisme anglais, et singulièrement des essais de Coleridgexix, il analyse la question du rapport entre philosophie et poésie, et explore la « comparaison » entre l’œuvre et du monde réel. Ses réflexions le mènent sur les chemins de la définition de la fiction, du vraisemblable, de l’allégorie et du symbole (« tautégorie » chez Coleridge, Dayre revient aussi sur la « translucidité » coleridgienne, ou moyen terme entre le littéral et le métaphorique), du rapport à la Loi, au Verbe, à la tradition et à la traduction. Il conclut par cette formule forte : « la littérature, le mode de la pensée, est ce que la lettre poétique nous apprend : à dissembler, à « n’être pas comme » (p. 161).
13 Dans "Comparatisme et altérations dans la langue : une démarche pour penser l'altérité de/dans la langue", Anne Tomichexx argue que la littérature est l’invention d’une langue étrangère, ou l’altération, à tout le moins, de la langue commune. Partant, la démarche comparatiste est séminale pour tout chercheur en littérature, en ce sens qu’elle permet de dégager une « perspective diachronique et internationale » (p. 167). En comparant, le chercheur prendra ainsi la mesure d’une tradition d’altération, voire de filiations, des fatrasies du XIIIe siècle au nonsense victorien. La confrontation permet aussi de réfléchir sur les pratiques d’altération, et d’en dégager les spécificités (p. 172).
14 Comparer l’étranger propose donc une série de réflexions diverses et stimulantes : c’est un exemple de la « Post-Bernheimer » ou plutôt « post 9/11 era of comparative literature ». Etat des lieux du comparatisme à l’ère globalexxi, il se fait l’écho de préoccupations littéraires mais rejoint aussi de grandes interrogations anthropologiques et (géo)politiques : concept ou idéologie de littérature mondiale (ou mondialisée, on ne parlait pas encore de littérature-monde !), interrogation sur l’emprise étasunienne en matière d’humanités (l’ACLA comme World (Literature) Company dans l’article de Didier Coste), réflexion sur la tension entre relativisme (culturel) et universalisme, sur le multiculturalisme, sur la différence et le danger d’indifférence, sur la diversité… Choisir le thème de l’étranger, en ces temps de questionnement ministériel sur l’identité nationale, est significatif, de même que les différentes contributions qui assurent que l’esprit sort grandi de la pratique du décentrement, et de la comparaison objective entre « nous » et les « autres » : pas de « clash of civilizations » à la Huntington, pas d’agon à la Harold Bloom, mais du comparatisme comme planche de salut face aux dérives communautaires, tribales ou nationalistes ? Inquiets mais pleins d’espoir, ardents défenseurs du principe de risque et d’enthousiasme, disciples d’Ariane ou d’Hermès, les comparatistes de facto ou de jure de Comparer l’étranger sont bien ceux qui se penchent sur l’avenir des « humanités », dans une perspective humaniste : ce sont des hommes, et des femmes, décidément, pour qui tout ce qui est étranger est fondamentalement humain.