Des machines qui créent pour détruire : les romans d’Octave Mirbeau
1Pour son analyse des romans d’Octave Mirbeau, Robert Ziegler se sert de l’image de la machine. Partant d’une approche psychanalytique, la fiction de Mirbeau est conçue comme une machine à rien (Nothing Machine) qui, en se libérant de l’esthétique conservatrice des décadents, dirigée vers le passé, crée une nouvelle écriture fragmentaire et dynamique, dirigée vers le futur.
2Cette étude vise non seulement à mettre en évidence les qualités innovatrices de l’œuvre de Mirbeau. L’intérêt général de ce livre est de voir dans les romans de Mirbeau une rupture avec l’esthétique décadente et l’annonce d’une littérature ‘moderne’, et même ‘postmoderne’ ; une littérature de recyclage et de déconstruction. En plus l’engagement politique de Mirbeau est mis en rapport avec la libération des conventions du roman. Son anarchisme se révèle alors comme ‘l’opération politique de la machine à rien de Mirbeau’ (19), tandis que les romans constituent l’opération esthétique de cette machine. L’évolution de l’œuvre de Mirbeau vers cette machine à rien est divisée en trois étapes.
3Dans la première partie du livre Ziegler a rangé les trois premiers romans autobiographiques de Mirbeau sous le titre la statue. Introduite dans Le Calvaire la statue est conçue comme symbole du protagoniste, transformant sa propre victimisation en art afin de devenir indifférent, mais aussi symbole de l’auteur, qui se libère de son environnement. La lecture psychanalytique de Ziegler permet une analyse sur deux plans ; une analyse détaillée des actions des personnages et la mise en rapport de cette analyse avec l’écriture et de l’auteur. Dans L’abbé Jules et Sébastien Roch les idées anti institutionnelles, iconoclastes et anarchistes de Mirbeau sont ainsi liées au personnage contradictoire de Jules. Ses idées divergentes reflètent les contradictions sous-conscientes de l’auteur lui-même. Dans Sébastien Roch le viol du garçon par son instituteur symbolise non seulement ‘meurtre de l’âme de l’enfant’, mais constitue aussi l’étape finale de l’iconoclasme de l’auteur Mirbeau, la mort parfaite, nécessaire pour la déconstruction et la reconstruction du roman.
4La deuxième partie de ce livre est consacrée à quatre romans : Dans le ciel et Un gentilhomme, publiés posthume, et Le Jardin des Supplices et Journal d’une femme de chambre, les chefs d’œuvre de Mirbeau. Tandis que le premier groupe de romans symbolisait ‘l’abandonnement d’un soi monumental, indifférent à la souffrance’(77) ce deuxième groupe constitue déjà l’étape préliminaire vers la machine à rien. Ces romans ont été caractérisé par Pierre Michel, biographe et éditeur des l’œuvre Mirbeau, comme la ‘déconstruction du roman’. Ils sont regroupés par Ziegler autour du terme ambivalent la matrice ; l’œuvre n’est plus symétrique ni parfait, mais devient un site de transformation où le matériel est recyclé. Il s’agit des romans de transition, en route vers une ‘idée de l’expression artistique comme un idéal impossible.’(79) L’art était incapable d’engendrer l’idéal, selon Mirbeau, et cette idée menait à une violence (littéraire) hygiénique. Cette idée trouve son expression dans Le Jardin des Supplices. D’une part la torture y symbolise la purification violente, anarchiste d’une société pourrie. D’autre part la torture est non seulement symbole de l’écriture mais aussi de l’auteur, meurtrier de lui-même. La fiction devient ainsi un ‘instrument symbolique à torture qui ne produit rien que de l’énergie violente pour une œuvre qui ne sera jamais finie’. (131). Journal d’une femme de chambre est le roman par excellence de la démystification de toutes les institutions établies ; la famille, la bourgeoisie ; la morale. La thématique de la subversion sexuelle dans ce roman se traduit dans une subversion sémiotique et politique. L’œuvre de Mirbeau se développe ainsi de plus en plus vers une fiction qui n’offre ni sens ni résolution.
5Autour de 1900 commence une période de succès pour Mirbeau, qui voyait sa pièce Les Affaires sont les Affaires monté dans le bastion culturel de Paris, la Comédie Française. En même temps il cherchait dans ses romans une rupture avec les conventions d’une intrigue unifiée et la remplace par une ‘narration cinétique’ (152). Les 21 jours d’un neurasthénique, la mise en fiction d’un séjour de Mirbeau au spa de Luchon et satire des romans décadents, ce roman fragmentaire moque les préoccupations de ses contemporains esthètes. Avec La 628-E8 le roman même devient machine. Dans ce récit de voyage en automobile à travers l’Allemagne, la Belgique et la Hollande, la création littéraire est, comme la voiture, devenue énergique et dynamique. En plus l’automobile, symbole de l’ouverture, de tolérance et de l’internationalisme est opposé au nationalisme et esprit cloisonné de la société française. Le dernier roman, Dingo, est vu par Ziegler comme un narratif non-humain. L’opération de la Machine à Rien s’étend aussi au concept de l’auteur dans ce livre. La santé déclinante de Mirbeau l’avait forcé de laisser une partie de la rédaction de ce roman aux autres. Cela se traduit dans le roman, selon Ziegler, car le narrateur est en train de disparaître complètement.
6Tandis que l’argument central, l’innovation littéraire de Mirbeau, est absolument convaincant, l’abondance de terminologie psychanalytique brouille souvent cet argument au lie de le clarifier ou de l’illustrer. Il est alors dommage que les concepts importants (statue, matrice et machine à rien) ne soient pas clairement définis dès le début. En plus on a parfois besoin de savoir qui sont exactement ‘les décadents’ contre lesquels ce livre oppose Mirbeau. On pourrait se demander si le champ littéraire fin de siècle n’était pas plus complexe? Une situation plus claire de ses romans parmi la littérature de ses contemporains serait encore une bonne addition à cette lecture des romans.
7Pourtant, cette lecture psychanalytique, parfois très captivante, révèle certains processus innovateurs dans les romans-machines de Mirbeau, qui semblent annoncer une période de transformation et du renouvellement littéraire. Et les romans de Mirbeau sont les machines mettant en marche ce procès de transformation ; machines à rien ou machines à détruire, peut-être, mais finalement des machines à créer, annonçant cette nouvelle esthétique.